Chapitre 11 : Coming out

6 minutes de lecture

Ma discussion avec mon ami Lov m’avait déstabilisé. C’était la première fois que j’osais aborder mon problème de mal-être. Sur ma chaise de bureau, je décidai d’enrayer tout de suite mon mécanisme de pensée par une bonne autosuggestion : « Ton boulot n’est pas si mal, ta vie est agréable, tu es confortablement installé et tu n’es pas né dans une de ces époques arriérées où des humains naturels se battaient pour survivre. Détends-toi, profite de cette bonne musique pour AdCS. »

Les dossiers de demande de naissance s’amoncelaient dans ma gestionnaire holographique, plus que je ne pouvais en traiter. Les naissances étaient de toute façon bloquées car les derniers chiffres de production agro-alimentaire laissaient entendre qu’il fallait réduire les naissances à leur strict minimum pour au moins deux ans. Le Consortium Inter-entreprises Gouvernemental avait suivi cette recommandation. Aucune demande ne serait validée dans les hautes sphères du Bureau National des Naissances. Il ne m’aurait fallu que deux minutes pour répondre à toutes ces demandes via un message holographique groupé, mais le code de qualité de notre administration imposait un certain nombre de formalités. Premièrement, il fallait valider la réception de la demande. Ensuite, lire le formulaire de demande et contrôler qu’il était conforme aux exigences du BNN. L’entreprise demandeuse devait fournir un certain nombre d’informations dans des fichiers prévus à cet effet et justifier sa demande dans une partie libre de mille mots au maximum. Ensuite un bilan complet de toutes les demandes non traitées ou en cours de traitement devait être dressé par l’entreprise demandeuse et joint au dossier. Si le dossier était complet, j’analysais la demande et la comparais aux quotas autorisés tout en assurant une égalité entre les différentes entreprises, au prorata de leur participation au gouvernement. Si l’entreprise HumanLab, par exemple, possédait trente pourcents des sièges au Consortium Inter-entreprises Gouvernemental, elle avait droit à trente pourcents du quota si elle en fait la demande.

En fonction de l’analyse, j’acceptais ou rejetais la demande et envoyais ma conclusion aux cadres dirigeants. Puis l’AdCD faisait la validation finale ou non. Dans le cas où le dossier n’était pas complet, j’envoyais un retour neutre précisant que la demande était incomplète. Enfin je remplissais une validation de traitement de la demande et je clôturais le dossier.

Parmi les dossiers qui trainaient sur mon bureau, il y avait quelques demandes que j’avais renvoyées le mois précédent pour cause d’incomplétude. Il fallait que je les traite de nouveau, que je vérifie une fois de plus la complétude du dossier en sachant pertinemment que la réponse à la demande allait être « non », puisque nous refusions toutes les demandes. En accomplissant ma tâche, j’avais également contrôlé que le demandeur avait bien rempli la liste de ses demande en cours de traitement. L’entreprise demandeuse avait utilisé le même numéro de dossier que le précédent puisqu’il s’agissait de la même demande. Or le dossier précédente avait été soldé pour cause d’incomplétude, il s’agissait donc d’un nouveau numéro. L’ancienne demande n’aurait pas dû apparaître dans la liste des demandes en cours de traitement…

Je me suis senti manquer de patience !

J’étais censé renvoyer une nouvelle fois un dossier incomplet sans répondre que la demande était rejetée puisque de toute façon, toutes les demandes étaient rejetées. Malgré le blocage des naissances, les entreprises continuaient d’écrire pour être les premières sur la liste d’attente dès les premiers jours de déblocage. Je perdais du temps ce qui m’empêchait de répondre aux demandes trop nombreuses et je faisais perdre du temps aux entreprises demandeuses qui allaient devoir reconstituer des dossiers et sans doute demander une naissance supplémentaire pour gérer la surcharge administrative. Je décidai de clôturer cette demande par une réponse « demande rejetée » au lieu de le clôturer par une réponse « dossier incomplet ». Avec un peu de chance j’allais peut-être pouvoir venir à bout des giga-octets de demandes qu’il me restait à traiter. Il fallait savoir une chose, le Bureau National des Naissances faisait face à un manque de clones assez important suite à un accident de gestation des AdCS chez HumanLab vingt ans auparavant. Les demandes avaient tendance à prendre beaucoup de retard, parfois plus de deux ans.

Voici quelle était mon activité quotidienne pour les quelques années qu’il me restait à vivre. Je venais d’avoir trente ans déjà, j’étais le doyen du BNN. Quelle tristesse !

Ma chef, AdCD238 – Miller, venait de rentrer de son séminaire sur l’intégration des nouveaux systèmes d’exploitation des gestionnaires holographiques, elle validait à tour de bras les demandes refusées de l’équipe du quarante deuxième. Je reçus un premier message de sa part. L’une des demandes que j’avais refusées alors que le dossier était incomplet me revenait dans les bras. Le message disait « Attention, le dossier n’est pas complet ! ». Ce manque de lucidité de sa part m’a collé au fond de mon siège. Je commençai à rédiger un message de justification, mais ce n’était pas une pratique courante en entreprise et ce petit je ne sais quoi de conscience qui toquait à l’entrée de mon crâne me criait de ne rien en faire et de reprendre le dossier, ce que je fis. Plus tard je reçus un second message de la part de Miller qui disait « Attention, ce dossier n’est pas complet non plus ! ». Je regardai en direction du cube de verre de Miller et croisai son regard pendant une seconde. Les Cadres Dirigeants sont génétiquement plus froids et nerveux que nous. Je vis ses tempes jaunir en signe d’énervement. La raison continuait de toquer à l’entrée de mon crâne mais cette fois, je gardai porte close à ses suggestions. Je me levai et prononçai « AdCD238 – Miller » pour demander l’autorisation de pénétrer dans le cube de verre tout en m’avançant vers elle. Elle leva de nouveau la tête et permis la dématérialisation de la paroi frontale du cube.

— Cadre Dirigeant Miller ?

— Cadre Subalterne Smith ?

— Je voulais vous parler. C'est à propos des formulaires de gestation incomplets.

— Oui ? Ça ne vous ressemble pas de laisser passer des erreurs, surtout plusieurs d'affilée. Vous êtes fatigué ? Je peux faire une demande de rendez-vous chez un médecin si vous le souhaitez. Il y a deux ans nous avons eu un cas de rhinite récidiviste, nous avons tout de suite mis le clone en quarantaine pour que la maladie de ressurgisse pas. Il n'y a pas de honte vous savez.

— Merci pour votre prévenance, mais je ne pense pas être malade. En fait, j'ai identifié les erreurs, mais étant donné la situation actuelle de refus total de toutes les demandes de naissance, j'ai pensé que ce serait un gain de temps pour tout le monde de clôturer le dossier par un refus, bien que le protocole demande de ne pas répondre pour cause de dossier incomplet.

Elle stoppa ses activités. Elle retira ses mains de sa gestionnaire holographique, le regard posé devant elle. Elle prit quelques secondes pour réfléchir puis me regarda. Je sentis à cet instant que je m'étais engagé dans une voie sur laquelle je ne pourrais plus faire demi-tour. L'espace d'une fraction de seconde, j'ai songé à crier n'importe quoi pour revenir en arrière. Quelque chose qui aurait ressemblé à «Mais non, mais non ahah, je suis malade, je n'avais pas vu les erreurs. Je plaisantais je file tout de suite reprendre les dossiers, navré de vous avoir dérangé...». Quelque chose de parfaitement incohérent. Je n'avais pas le temps de peaufiner une phrase crédible, et puis au fond, je crois que je voulais que les choses changent. J'avais la curiosité de voir où cette nouvelle voie allait me mener. Je n'ai donc pas essayé de rattraper ce qui me sembla être une bourde.

— Smith, ce n'est pas votre rôle de réfléchir au protocole. Vous savez que nous avons des clones compétents dont le rôle est de le penser et de l'optimiser. Vous ne maîtrisez pas tous les tenants et aboutissants de ces formulaires.

J'eus l'impression qu'elle me laissait une porte de sortie en me sermonnant. Elle me regardait avec une intensité rare mêlée de stupéfaction.

— J'ai voulu bien faire. Comme le travail s'amoncèle, j'ai cru que ce serait une bonne idée.

Elle marqua une pause.

— Merci de respecter le protocole.

Elle reprit un visage normal et replongea les mains dans sa GH. Derrière moi, la paroi du cube de verre s'est dématérialisée de nouveau. Je suis resté debout quelques secondes, le temps de me rendre compte que notre conversation était terminée. Je ne voulus plus affronter son regard et n'ajoutai rien d'autre. Je fis demi-tour sans parler.

En retournant m'assoir, je jetai un dernier regard timide vers le bureau de Miller. Sa tête était déjà levée vers moi. Elle me regardait et ne s'en cachait pas. J'ai compris à quel point mon comportement était inhabituel. Ses yeux me sondaient. Pas de doute, elle savait !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Bakum_babo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0