CHAPITRE 34 : Et maintenant ?

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Notre plan à Miroslav et moi avait fonctionné, bien qu’il ne se fût pas tout à fait déroulé comme prévu. Notre théorie estimant que les gardiens et scientifiques du centre de reprogrammation n’étaient en fait que des androïdes qui agissaient dans l’ombre nous avait permis d’improviser et nous sauver. J’étais heureux d’avoir tiré Ameer et Anabella de cet enfer duquel ils n’auraient pu s’échapper seuls. J’étais heureux de m’être racheté auprès d’eux, après les avoir lâchement dénoncé au médecin du centre. Mais avais-je réellement le droit d’être heureux ? Je m’autorisais à l’être pour les autres, à titre exceptionnel.

Pas de quoi être comblé toutefois, car l’état d’Ameer et Anabella me préoccupait. Ameer avait besoin de shoots pour se maintenir mentalement stable. Les vapeurs toxiques de détergents, acide de batteries, déchets industriels divers, le faisaient planer et le rendaient malade. Anabella retrouvait lentement ses forces, comme je m’y attendais. Elle peina à faire décrocher Ameer de ces substances qu’on lui avait fait respirer, et qu’il avait continué d’inhaler sans interruption depuis des semaines. Où puiser la force de remonter à la surface si le soleil ne daigne y pointer ses rayons ? Il leur fallait un espoir, un objectif, tout comme moi. A mon âge avancé, était-il encore temps d’avoir des objectifs ?

Comment allais-je terminer ma vie désormais ? Dans les déchets ? Je ne pouvais m’y résoudre et pourtant, la perspective de reprendre un quotidien tel que celui que j’avais quitté me dégoûtait tout autant qu’elle était impossible. Je pris donc mes marques et commençai à apprendre à voler de la nourriture à la ville, dans les cultures, n’importe où. Je passais une partie de mon temps à aménager des décombres pour avoir un endroit aussi confortable que possible pour passer l’hiver. Le confort rudimentaire devenait lentement mon standard. Manger une fois par jour, me laver quand c’était nécessaire, fabriquer de nouveaux vêtements une fois de temps en temps ou en trouver dans des poubelles quand j’avais de la chance. Je voyais Miroslav, Hicks, Ameer et Anabella tous les jours. Ce mode de vie m’aurait semblé bien étrange il n’y a de cela que quelques mois. L’entraide devint une valeur forte. Une petite communauté naissait autour de Miroslav, là où aucune communauté n’exista avant lui chez les Egarés. En y repensant bien, aucune communauté n’existait vraiment à la ville non plus, l’individualisme était le maître mot de notre société moderne. Miroslav racontait l’histoire de son époque, il m’apprit la notion de « famille », ce terme improbable qui existait du temps de la reproduction sexuée et qui amenait les gens d’une même lignée à vivre ensemble, en meute. Les hommes et femmes de son époque vivaient en « couple », comme Ameer et Anabella semblent en composer un. C’est une culture très différente de la mienne. J’ai pourtant découvert l’amour comme le pratiquent les Egarés. J’ai été dérouté les premières fois par leur approche très différente. Le plaisir des sens est mis en avant sur le reste. Ils ne donnent aucune importance à la différenciation ou aux tatouages. J’ai demandé à une jeune fille Egaré qu’elle dessine des tatouages sur mon torse avec un mélange de pigments. Elle refusa de le faire. « Ce sont les pratiques des barbares de la ville » me fit-elle remarquer. Elle était née avec un sexe d’homme et un sexe de femme, ce qui l’avait amenée à atterrir ici pour vice de procédure. En effet, son immatriculation devait commencer par 1 ou 2, le temps que Human Lab choisisse, elle moisissait déjà dans le local à poubelle. Elle sut utiliser sa particularité physique, comme les égarés en ont bien souvent, pour me convertir aux pratiques nouvelles telles qu’elles sont de coutume dans les bas-fonds oubliés de la société.

Je vis Shuri régulièrement pendant quelques mois, jusqu’à ce qu’elle décède dans son abri. Elle était très vieille et elle me mit en face de ma propre mort qui arrivait. A partir de ce jour, j’ai cessé d’être inspiré par ma nouvelle vie familiale et attendis que mon existence se termine près du feu. Je cherchais de quoi surmonter ce blues du vieillard en m’accrochant à ce qui m’avait rendu spécial. Après tout, j’eus beau devenir un Egaré, j’avais passé l’intégralité de ma vie à vivre avec les autres et ne pouvait me détacher de toutes ces préoccupations narcissiques qui nous dévoraient tous. J’allais probablement terminer ma vie sans tatouages, sans rien. Mais j’avais trouvé une famille et ce fut une chose fort rare à notre siècle. J’avais aidé mes amis à vivre, eux qui pouvaient encore profiter de plusieurs décennies avant de trépasser. J’avais aussi fait du mal, et j’éprouvai soudainement le besoin que tout ne se termine pas ainsi, qu’il y ait quelque chose d’autres après, quelque chose d’autre qui me permette de me racheter auprès de Valentine. Je décidai de croire cela, que tout n’était pas totalement terminé, qu’AdCS187-Smith avait son existence propre et qu’il ne serait pas remplacé par un autre identique. Malgré tout, une certaine mélancolie me retenait dans mon abri, seul.

Ameer et Anabella avaient repris leurs forces après presque un an, ils avaient repris leurs esprits, et Ameer, grâce à l’aide de sa bienaimée, s’était désaccoutumé des vapeurs toxiques de Downer. Ils me rendirent visite, voyant que je ne sortais plus du tout, et m’apportèrent à manger.

« Mes amis, comme je suis heureux de vous voir en si bonne forme !

— C’est en grande partie à toi que l’on doit cette forme Adi, répondit Ameer.

— Oui, maintenant que c’est toi qui as besoin d’aide, nous sommes là pour toi, ajouta Anabella.

— Adi, reprit Ameer, je ne me suis pas rendu compte de la souffrance qui te rongeais depuis que Shuri est morte. Elle avait trente-cinq ans n’est-ce pas ?

— Oui, répondis-je, trente-cinq et je fêterai bientôt mes trente-deux... ou je ne les fêterai pas. Qui sait ?

— Justement, personne ne le sait intervint Anabella. Tu ne vas pas rester assis ici encore pendant des années ?

— J’aurais aimé vivre à votre époque. Profiter de la vie avec une famille, passer du temps, des années, à apprendre des choses, choisir moi-même ma vie, changer de vie autant de fois qu’il m’en aurait plu, faire des enfants aléatoires et les regarder devenir ce qu’ils auraient voulu devenir. »

Ameer et Anabella se regardèrent, le visage sombre. On leur avait retiré leurs amplificateurs défectueux mais ils semblèrent tout de même communiquer.

« Adi, ne refaisons pas le monde tel qu’il n’existe plus. Celui duquel nous venons n’est pas aussi beau que tu sembles le penser, dit Ameer. Tu souhaites avoir plus de temps ? Commence par ne pas rester allongé ainsi les années qu’il te reste peut-être nombreuses. Tu veux une famille ? Tu as l’occasion de la choisir toi-même, nous on est là. Et des enfants qui ne demandent que toi pour voir encore de l’intérêt à grandir, il y en a qui t’attendent aux portes de Human Lab. Tu as encore de quoi construire ce que tu souhaites.

— Ameer tu es bien plus en forme que je ne le pensais. Tu as raison, une nouvelle vie s’offre à moi, plus courte que la première, mais elle sera aussi plus intense. C’est dans celle-ci que je trouverai le bonheur que je ne savais même pas où chercher lors de la précédente. Voilà quel sera l’accomplissement suprême de ma vie. »

Le visage d’Anabella s’éclaira, elle me sourit mais peinait à cacher une grande tristesse. Je ne l’avais plus vue sourire depuis notre rencontre. Mon âme s’emplit de fierté. Ameer affichait un visage serein mais un peu mélancolique, et le feu chauffait nos corps, ce que les quelques cubes parfumés à la carotte ramenés de la ville peinaient à faire étant donné ma perte d’appétit. Mon cœur rythmait lourdement ce moment de douceur et d’estime d’une musique lente et languissante. Je compris alors que je n’avais plus à chercher, que ma nouvelle quête était déjà terminée. Cet instant fut le plus beau de mon existence ainsi que le dernier. Il s’en était fallu de peu pour que je passe complètement à côté de ma vie, comme le font mes concitoyens. Au fur et à mesure que ma musique se dissipait, le calme me gagnait. Puis, finalement, une forme de sommeil me prit dans ses bras et berça doucement mon cœur pour qu’il s’endorme. Ameer, Anabella, désormais vous continuez en famille.

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