Chapitre 27 : l’Algèbre de Boole

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J’entendais maintenant moi aussi, pour la première fois, ce « boum boum » métallique qui annonçait l’arrivée des visiteurs. A travers les vieux murs de briques délabrés qui composaient ma cellule j’entendais des pas s’approcher. La porte s’entrouvrit et fit lumière pour la première fois sur les parois de mon cachot. Je me serais bien passé de cette découverte tant la crasse, les dépôts poisseux, puants et vibrants au sol à la moindre secousse me révulsaient. Nul doute que toutes sortes de matières et fluides organiques avaient séjourné ici avant moi.

« Courage Adi ! », « On est avec toi ! » rajouta Anabella.

La porte s’ouvrit et un homme entra dans la pièce sans me regarder. Il tirait un chariot derrière lui. La peau de son visage était lisse, ses cheveux châtains parfaitement peignés. Il était plutôt petit, un peu comme Ameer. Il devait faire deux bonnes têtes de moins que moi. En y pensant bien, c’est assez inhabituel pour des clones. Le dernier homme que j’avais vu et qui faisait cette taille, c’était Ameer, un humain de souche. Il installa des électrodes sur ma tête.

Il dit « Êtes-vous AdCs187 - Smith ?

— Eh bien euh, que dit votre fiche ?

— Êtes-vous AdCS187-Smith ? »

Il ne fallait visiblement pas chercher à comprendre pourquoi il posait de telles questions. A cet instant, comme si elle décidait de prendre la main sans mon consentement, Valentine prit la suite.

« Je suis IfAS223 – Valentine.

— Quel âge avez-vous ?

— J’ai seize ans !

— Je crois que c’est à moi qu’il parle, réprimandai-je Valentine. J’ai tre…

— Quel modèle êtes-vous ? Reprit l’homme sans attendre ma réponse.

— Je viens de vous le dire, une IfAS223.

— Décrivez votre repas d’hier.

— Honnêtement, on ne se souvient plus tellement des derniers jours. »

Il resta à inspecter son écran quelques instants. Puis il appela un collègue. Un autre homme arriva, petit lui aussi. En fait, exactement le même que le premier, tellement identique qu’au bout de quelques instant je n’étais plus capable de différencier le premier du second. L’un, sans doute l’homme qui était arrivé en premier, dit à l’autre « Celui-là sort ».

Anabella, Ameer, Valentine et moi fûmes tous les quatre abasourdis par cette annonce. Parlaient-ils de m’emmener ailleurs, comme ce fût le cas pour Ameer ou réellement de me laisser sortir ?

« Excusez-moi, dis-je. Deux personnes sont retenues ici, Ameer Saliba et Anabella … » je ne parvins pas à me souvenir du deuxième nom donné à Anabella. « …Anabella, des humains de souche. Je pense qu’ils voudraient bien sortir eux aussi, ils sont oubliés ici depuis longtemps, pouvez-vous faire quelque chose pour eux ?» Aucun des deux hommes ne me répondit.

« Vous m’entendez, repris-je ?

— Adi, je ne crois pas que ce soit très utile, mais merci quand même d’essayer, dit Anabella. Mon nom de famille c’est « Lucchesi ». »

Anabella était forte. Bien plus forte que quiconque. Capable de porter le fardeau d’une humanité entière sur ses fines et délicates épaules. Les deux hommes défirent mes sangles et m’emmenèrent dans une pièce dans laquelle un repas chaud m’attendait. Ils me prièrent de m’installer sur le seul siège disponible. Je refusai de m’y assoir.

« Messieurs je vous en prie, mes amis sont ici, je ne veux pas repartir sans eux.

— Adi fais pas le con, intervint Ameer. Tu te casses c’est compris ? Crois-moi t’as pas envie de rester ici.

— Je ne vous abandonnerai pas !

— Tire-toi bon dieu ou je te jure que je te désosse si je te croise. Tu crois que t’es notre ami mais on se connaît pas. Nous on se serait tiré, on s’en fout de toi. D’ailleurs on va couper la communication.

— Bien essayé. Je ne te crois pas. Je vais rester ici et vous sortir de là.

— …

— Ameer ? Anabella ?

— … »

Les deux gnomes tentèrent de me faire assoir de force, je me débattis violemment pour qu’ils me laissent. Je ne suis pas un clone doté d’une personnalité violente et je n’ai aucune compétence de combat particulière. Je fus sans doute aussi facile à maîtriser qu’un nouveau-né. Le premier bourreau me ceinturait avec force par le devant tandis que le second tentait de forcer un mon fléchissement afin que je m’asseye. Je griffai au visage du premier tout en le repoussant. Le second fit signe de me lâcher, ce que le premier fit.

Je repris mon souffle en les regardant. J’avais plusieurs lambeaux de peau incrustés sous les ongles, signe que j’avais dû griffer un peu trop fort. J’en vis un aller ouvrir la porte du fond, toujours sans parler. L’autre me ceintura de nouveau et n’essaya plus de me faire assoir. Il me traîna à l’extérieur, dans une sorte de hangar. Il n’était pas question que je quitte ce lieu et je me tins prêt à me battre. Ce qui était curieux est que les deux hommes ne semblaient pas préparés à maîtriser un individu agité, c’était d’autant plus étrange dans un lieu comme celui-là ou toutes les précautions étaient prises pour sangler les « détenus ». Ils ne s’attendaient pas à ce qu’une personne « libérée » cherche à rester.

« Adi, c’est Ameer, pars !

— Tu n’as pas coupé la communication finalement !

— Ecoute, si vraiment tu veux nous aider, alors pars et trouve de quoi nous faire sortir d’ici, tu seras bien plus utile dehors. Si tu restes, ils vont anéantir tes dernières forces. Tu n’as pas la moindre idée de ce qu’on endure ici. On t’a tout caché pour que tu ne t’inquiètes pas mais c’est au-delà de ce que quiconque peut supporter. Ils vont t’attacher de nouveau et tu n’auras plus que tes larmes à boire ! Sors et reviens nous chercher ! On se contentera de cet espoir-là.

— Tu as raison Ameer, je ne vais pas vous abandonner. Ne perdez pas espoir, je vais revenir !

— On a confiance, dit Anabella. »

Je repris mon calme et montai dans la capsule qui semblait prête à partir. L’un des deux hommes monta avec moi, toujours muet. Je restais sur mes gardes et le tenais en visuel. Il s’agissait de celui que j’avais griffé au visage, il ne saignait pas, il n’était pas rouge non plus. Les lambeaux de peau lui manquaient pourtant. Sous sa peau, la chair était grisâtre.

« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Il ne saigne pas ! pensais-je.

— Comment ça « il ne saigne pas » ? me demanda Anabella.

— C’est un androïde ! se réveilla Valentine. De cette qualité-là, c’est rarissime ! Je n’en ai jamais vu de toute ma vie !

— Moi non plus, répondis-je en totale adéquation avec Valentine. »

Je vis une paroi anti ondes se profiler.

« Je crains mes amis, que la communication ne coupe encore.

— …

— Ameer, Anabella, cette fois je vous laisse. Gardez espoir. »

J’entendis un soupir, un sanglot. Ils étaient toujours présents. Sans doute voulurent ils garder un peu de leur dignité, ils se turent jusqu’au franchissement de la barrière. Au revoir mes amis.

Je restai silencieux dans la capsule, observant les griffures sur le visage de celui qui m’accompagnait.

« Monsieur ? dis-je de vive voix. Êtes-vous un androïde ? ». Il ne répondit pas, comme à son habitude. Pendant une seconde, je songeai à toucher sa blessure, pour voir de quelle texture était fait l’intérieur de son visage. J’ai pensé que son absence de réponse verbale n’impliquait pas une absence de réaction totale et qu’il risquait de ne pas me laisser faire. Je l’observai fixement, sans qu’il ne semble se sentir gêné. Je bougeai légèrement la tête pour voir par-dessus son col, s’il avait de la peau également sous ses vêtements. Il y en avait. J’écartai les narines et tentai de percevoir une quelconque odeur corporelle. J’en perçus une, la mienne, et pas des plus rafraîchissantes. Je me rapprochai légèrement de lui. Puis, d’un coup sec et rapide, plaquai ma main sur son entrejambe, de telle sorte qu’un homme normalement constitué se serait effondré sous la pression. Je savais que cette expérience ne durerait que peu de temps avant qu’il n’engage une quelconque violence à mon égard, alors je fus d’une vivacité et d’une fulgurance inédite dans ma vie. L’impact fut bref et violent. Je sentis alors une résistance métallique qui fit vibrer ma main. Pas de doute, quelles que soient les fouilles lancées dans cette zone, on n’y trouverait pas de pénis !

Il ne parut pas prendre mon intrusion comme une menace et retira mon poignet de son pantalon. Je regardai de nouveau devant moi et gardai mon calme jusqu’à ce que la capsule s’arrête. Elle s’arrêta devant un bâtiment blanc, assez semblable à ceux de l’Asile, mais isolé de tout. L’androïde prononça, les mots « nouvel arrivage ». Il se tourna vers moi et dit « attendez qu’on vienne vous chercher ». Je n’en cru pas mes yeux, il me laissa là, remonta dans la capsule et partit. J’étais parfaitement seul, à cent mètres du bâtiment, sans surveillance, sans chaînes, sans barrière. Je fis un pas en avant, comme pour m’approcher puis me demandai pourquoi je n’avais pas déjà fui. Peut-être s’agissait-il d’un test ? Je fis un pas sur le côté, puis marchais lentement, de façon non linéaire et un peu aléatoire en faisant mine d’être dans mes pensées, de regarder les irrégularités du sol… tout sauf en ayant l’air de m’enfuir. Ma logique se mit à déduire que si personne n’était présent pour me contraindre à suivre ces dernières instructions, c’est tout simplement qu’il était considéré parfaitement improbable que je n’obéisse pas. Il était donc considéré que j’étais désormais dans les clous, revenu dans le rang, qu’aucune sécurité ou surveillance n’étaient plus nécessaire. Je savais que dans quelques instants, quelqu’un viendrait pour me chercher, et que si je ne fuyais pas je le regretterais jusqu’à la fin de mes jours, et plus loin encore. Dans une direction, il y avait un terrain plat avec des zones bitumées. Dans l’autre, une très ancienne voie de chemin de fer abandonnée qui longeait la forêt.

Je pris simplement mes jambes à mon cou, sans faire semblant, sans retenir ma vitesse. J’ai fui comme si une armée entière me tirait dessus, en direction des rails, et sous les encouragements de Valentine qui me firent pousser des ailes.

Ma vie de clone, jusque-là parfaitement réglée, prenait une tournure inimaginable. Je quittai les rails en direction de la forêt. J’étais désormais aussi libre que clandestin. Je repris mon souffle puis marchais, heureux. J’étais ivre d’une sensation nouvelle, celle d’un nouveau départ. Ma situation n’avait pourtant rien d’enviable. Je n’existais plus vraiment officiellement, et si je déclinais ma réelle identité, je serais rapidement ramené à l’Asile. Je ne travaillerais sans doute plus jamais au bureau des naissances, perspective qui me réjouissait plutôt. La possibilité de me réinsérer ou non dans la société tenait à une décision que j’avais laissé derrière moi. Je n’avais plus vraiment le choix, ce qui était un soulagement indescriptible. Je songeais aussi à mes amis restés derrière. Et j’avais la liberté de me fixer l’objectif de les aider, quels qu’en furent les risques. J’étais libre de mes actes et j’avais un but. Ma vie prenait un sens, à la trentaine, dans mes dernières années avant que la crise cardiaque ne m’emporte. « Je viendrai te rejoindre dès que j’aurais fait ce que j’ai à faire Valentine !

— Ne dis pas de bêtise mon chou ! Répondit-elle »

Doté d’une énergie nouvelle, je traversai la forêt pour rejoindre la ville. « Bonjour Egality City, je suis de retour ».

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