Chapitre 16 : Génopositif

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Mon entrevue avec Miller m’avait secoué. Qu’est-ce qui m’avait pris d’aller me justifier ou contester quoi que ce soit ? Je sentais qu’elle savait, ou du moins qu’elle me soupçonnait. Ou alors j’étais en train de perdre la tête tout simplement. Je me soupçonnais moi-même d’être déviant et je devenais paranoïaque. Je tournais en rond à l’intérieur de mon appartement quatre-vingt-neuf. Je commandai un bloc de légumes sur ma borne pour quarante crédits, histoire de manger quelque chose malgré mon appétit coupé. J’essayai de me raisonner en me disant que je n’étais sans doute pas déviant, que cela se serait vu depuis toutes ces années. Et dans le cas où je le serais, les preuves étaient vraiment minces. Nous n’avions eu qu’un simple échange de quelques phrases. Je m’en faisais pour rien. Je décidai d’aller dormir.

Le lendemain matin à six heures trente, mon récepteur clignotait. J’avais un message du service médical qui me convoquait pour la visite annuelle. Ma dernière visite avait eu lieu dix mois plus tôt ce qui semblait relativement cohérent. Je ne pus m’empêcher de faire le lien entre cette visite et mon entrevue avec Miller la veille. Je sentis une montée de sang affluer sur toute la surface de mon visage. Je priai mon corps de se contrôler, ma tête de rester rationnelle, de ne pas céder à la panique. Quelques secondes plus tard mon visage reprit une température normale. J’eus presque froid. Je m’assis dans le cercle de douche et programmai un bain.

Je me sentis transpirant, et poisseux. Le réconfort d’un bain ne fut pas un luxe avant de partir travailler. J’avais suffisamment d’avance pour me permettre de prendre mon temps. Le tube sortit du sol et l’eau commença à le remplir par le bas. En général c’était un moment de détente parfait que de sentir mon poids s’alléger au fur et à mesure que l’eau montait jusqu’à me faire décoller légèrement du sol et me relever petit à petit. Je coupai l’arrivée d’eau lorsque le niveau m’arriva au cou et que je fus debout. Puis je m’accroupis, immergeant totalement ma tête. En position fœtale, mon dos remontait à la surface et je regardai le sol à travers l’épaisseur d’eau. Ainsi revenu dans les conditions de ma gestation, je repris ma réflexion en apnée. Je parle de réflexion, mais il s’est avéré, à ce moment, que j’étais incapable de réfléchir. Mon inconscient cogitait tout seul et me projetait dans différents scénarios probables pour la journée à venir. Je vis Miller me pointer du doigt ainsi que tous les clones de la BNN me fixant du regard. Je fermai mes paupières en les pressant l’une contre l’autre aussi fort que possible pour que cette image me quitte, un peu comme si je détournais mon attention sur une partie de mon corps. Je relâchai la pression en m’efforçant de penser à l’issue de la visite médicale, une issue identique à celle de l’année d’avant, tout ce qu’il y a de plus normal. A peine une seconde passée en compagnie du médecin que l’image de Miller et des autres employés me regardant revint sans même que je m’en rendisse compte. C’est insupportable ces images persistantes qui s’imposent dans les moments où elles devraient s’effacer. Je pensai alors « Okay, laisse l’image prendre sa place, laisse la scène se dérouler sans l’interrompre, ton cerveau évacue le stress comme ça, il ne faut pas la bloquer. » Je me suis détendu l’espace d’une seconde. Puis je sortis ma tête de l’eau pour prendre une respiration. L’air ambiant rafraîchit mes cheveux mouillés. Je me sentis incroyablement vulnérable à cet instant et replongeai ma tête immédiatement sous l’eau. Je ne fus soulagé qu’un très bref instant et le stress revint me compresser les viscères. Je laissais l’image se reformer le temps de trois ou quatre respirations. J’étais alors capable de rester sous l’eau près d’une minute trente sans forcer, presque le temps qu’il fallait pour me rendormir immergé. Puis la vision des clones agents de sécurité qui hantaient mes rêves vint se confondre avec le reste de la scène. Je les sentais m’emmener vers un endroit irrationnel, un endroit inconnu qui me faisait peur. Là encore, j’eus besoin de rationaliser. « C’est l’inconnu qui fait peur, essaye de te représenter l’endroit où ils t’amènent, même l’asile. Imagine l’asile, l’accueil qu’on t’y ferait, ton premier jour là-bas, etc. Est-ce si grave ? Ta situation est-elle si effrayante pour te mettre dans cet état ? pensai-je. Non ce n’est pas important, tu t’emportes tout seul. Tu es simplement con et tu as peur d’une visite médicale ! ». Je replongeai une nouvelle fois la tête dans l’eau pour appliquer ma stratégie d’autosuggestion. Impossible de me projeter. Je tournai la tête et vis que je n’allais pas tarder à être en retard si je ne me dépêchais pas de sortir. Peu importait, je ne me sentis pas le courage d’affronter l’extérieur. Je restai dans le tube et augmentai le thermostat de trois degrés, m’immergeant la tête encore et toujours. A huit heures, mes doigts étaient suffisamment fripés pour adhérer au tube de verre. L’effet réconfortant de l’eau s’était dissipé complètement. Je décidai de vider le tube et sortir. J’aurais déjà dû être au boulot à cette heure. Il était encore temps de se dépêcher, de partir vite et de n’arriver qu’avec un peu de retard. Devais-je rester chez moi ? Devais-je fuir, et vivre clandestinement sans abri ? Je n’avais pas de quoi m’en aller, la décision était trop rapide. Devais-je prétendre être malade ? Cela aurait abouti à une visite chez le médecin et une mise en quarantaine. J’étais paralysé par l’incapacité à faire un choix. Pourtant l’univers était avec moi et faisait défiler les minutes lentement pour limiter l’impact de mon absence de décision. A huit heures dix, je retournai me coucher avec l’intention qu’il fût suffisamment tard pour que le choix n’ait plus lieu d’être, que le retard soit trop important. Evidemment, impossible de dormir l’estomac noué. Je laissais s’écouler le temps, le ventre contre mon lit à essayer de ne pas cogiter. Finalement, je me relevai pour constater qu’il n’était que huit heures quinze. Je me mis à réfléchir vite, comme si tout était débloqué dans ma tête.

« Je n’ai pas beaucoup d’alternatives. Soit je fuis et je vis comme un clandestin, dans les rues. Ça c’est non. Soit je décide de rester chez moi et ils verrouilleront ma porte d’entrée jusqu’à venir me chercher, après tout je leur appartiens, soit j’y vais et je vois ce qui se passe, peut être que je me fais une frayeur inutile ». Finalement le choix était assez simple, il fallait y aller, les autres solutions n’avaient simplement pas de sens. Je me préparai rapidement, soulagé de ne plus avoir à prendre de décision. Avec un peu de chance, le médecin aurait du retard et mon arrivée au service médical ne se remarquerait même pas. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, j’étais arrivé au service médical. L’AdMe me reçut comme prévu et ne fit aucune remarque sur mon heure d’arrivée.

« AdCS187- Smith c’est bien ça ?

— Oui, répondis-je.

— Vous travaillez dans quel service ? Il y a un certain nombre de Smith de votre modèle.

— Je travaille au service d’attribution première ligne. »

Il marqua une légère pause et jeta un œil dans ses papiers.

« Ah oui très bien, reprit-il. Comment ça se passe au boulot en ce moment ? Vous êtes en sous-effectif je crois. Ça fait beaucoup de charge.

— C’est sûr qu’on a beaucoup de boulot, tout ce semestre a été très fatigant, tentai-je en essayant de montrer des signes de fatigue pour justifier un éventuel signalement de comportement inhabituel.

— Et comment faites-vous face à cette surcharge de travail ?

— Et bien, hésitai-je, je ne sais pas, je fais au mieux.

— Mmhmmh, marmonna le médecin comme s’il souhaitait que je continue. »

Je ne dis rien de plus.

« Comment faites-vous au mieux donc ? insistait-il.

— Je fais comme d’habitude, je traite les demandes selon le protocole et j’essaye de prendre en compte ma fatigue pour rester vigilent et ne pas faire d’erreur. »

Voilà une bonne réponse donnée. L’AdMe qui se tenait devant moi me regardait fixement sans dire un mot. Se pouvait-il que Miller lui ait parlé et l’ait mis au courant de notre échange de la veille ?

« … Parfois je…, hum, avais-je à peine murmuré.

— Oui, je vous écoute ? m’interrompit-il immédiatement, comme si mon raclement de gorge était plus intéressant que quoi que ce fût d’autre.

— Parfois, il m’arrive, mais dans des cas très rares et quand la situation est urgente, de… hésitai-je, d’abréger un peu le protocole pour faire gagner du temps à tout le monde. Et uniquement quand il n’y a aucune ambigüité possible sur la conclusion du dossier, justifiai-je. »

Il fit un tout petit hochement de tête. Ce mouvement pouvait signifier qu’il acquiesçait mais tout aussi bien qu’il venait de confirmer une hypothèse. Et cette hypothèse aurait pu être… que je fusse déviant. Il pencha son buste par-dessus son bureau, avança ses coudes, sans doute pour réduire la distance qui nous séparait et installer une forme de proximité symbolique.

« AdCS187-Smith, je comprends votre point de vue, mais ne vous a-t-on pas appris à respecter les protocoles à la lettre pendant l’élevage ? C’est ce que la société attend des clones administratifs, qu’ils ne fassent pas deux poids deux mesures, que tout le monde soit traité de la même façon, que les protocoles s’appliquent à tous sans distinction.

— Oui bien sûr je m’attache beaucoup à ce principe, dis-je en sentant à nouveau un afflux sanguin parcourir mon visage. Je ne fais pas de différence entre un dossier et un autre, c’est simplement que parfois le protocole impose des actions superflues et les étapes que je retire ne changent en rien la conclusion finale. Tout le monde est donc traité au mieux avec égalité. »

Je sentis que j’étais en train de m’enfoncer et de donner toujours plus de preuve que je réfléchissais à ce qu’on m’avait demandé d’exécuter, justement sans réfléchir. Je compris lentement qu’on ne me reprochait pas la justesse de mes initiatives mais uniquement l’existence même d’initiatives chez moi. L’étau se resserrait lentement et me comprimait si bien que l’air commença à passer avec difficulté dans mes poumons. Je suffoquais, transpirais, et de petites taches de couleur commencèrent à envahir mon champ de vision par les côtés.

« Smith, vous ne semblez pas dans votre assiette. Je pense que vous avez besoin qu’on prenne un peu soin de vous, d’aller vous reposer le temps de vous refaire une santé. »

Je compris qu’il parlait de l’Asile. C’était une certitude. Il ne parlait certainement pas de vacances. De toute façon, les clones doivent toujours être à leur place, la bonne. Quand ils perdent pied dans leur boulot, c’est qu’ils sont inadaptés. J’essayai de me défendre bien que la chaleur devînt insoutenable et que ma bouche, d’une sècheresse aride, m’empêchait de prononcer correctement le moindre mot.

« Non, ‘out va ‘ien, c’est ‘as la ‘eine »

Je me levai, en nage. Ma chemise était baignée de sueur et je perçus la lumière de l’ampoule comme l’éclat du soleil directement sur mon visage. Les quelques neurones qui restaient fonctionnels m’indiquaient qu’il n’y avait plus rien à sauver. La consommation d’énergie pour me maintenir debout était trop importante. A cet instant, je ne me souvenais plus vraiment pourquoi j’étais dans ce cabinet, ni réellement ou j’étais, ni pourquoi j’allais si mal. Je lâchai prise quelques secondes après m’être levé et m’effondrai au sol, laissant le destin s’occuper de moi désormais.

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