Chapitre 15 : Le débrief

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Après nos retrouvailles, Anabella et moi décidâmes de débriefer sur l’interrogatoire, en prenant le risque que des micros nous enregistrent. Nous sortîmes sur l’espèce de terrasse sur laquelle nous étions prisonniers. Elle n’était en effet accessible que par voie aérienne. La terrasse en question faisait le tour du seul étage de cette haute tour qui comprenait nos deux appartements / cellules. J’étais arrivé par la façade sud. Nous nous étions placés sur la façade ouest, assis contre le mur et l’un contre l’autre, face au coucher de soleil, et face à la vue que je n’avais pas eu assez le temps de contempler lors de mon ascension. Cet instant de calme, sans interrogatoire, sans incertitude sur notre trajectoire spatiale, et devant ce nouveau monde coloré, fut d’un repos et d’un apaisement que nous n’avions plus connu depuis avant notre départ. La situation était pourtant difficile et notre avenir des plus incertains, mais dans l’instant présent, nous étions tous les deux à profiter d’un cadre unique. Je sentais qu’il fallait prendre la parole, commencer à raconter mon échange avec Connor. Je jugeai Anabella assez calme à la détente de son visage, mais de légères plissures sur son front, presque imperceptibles, révélaient une inquiétude générale. Je décidai de repousser d’une minute le moment de parler de choses sérieuses et de profiter encore un peu. Je crois qu’elle fit de même cinq ou six fois, ou peut-être vingt fois, ou sans doute plus que ça.

Anabella avait changé. J’avais probablement moi-même changé. Nous étions seuls dans un nouveau monde comme sur une île déserte. Ceux que nous avions connus étaient morts pour l’instant. Nous avions traversé l’espace, nous avions traversé le temps, connu des frayeurs inédites et côtoyé la mort. Une recette magique pour faire ressortir des choses profondes qui fondent le masque derrière lequel nous nous cachons constamment. Je tenais Anabella dans mes bras, sa tête était penchée sur le côté. Je gardais ma main en contact avec son visage, pour qu’elle se sente rassurée, et caressais sa joue d’un fin mouvement du pouce, pour qu’elle ne s’habitue pas à un contact figé, et pour qu’elle n’oublie jamais que je la tenais. La belle italienne inaccessible, qui détestait les hommes, avait, pour un temps, et parce que les conditions l’exigeaient, levé ses défenses pour rechercher un réconfort qui ne lui avait que trop souvent manqué.

Au matin, nous n’avions pas encore parlé et nous nous étions réunis dans ma cellule. Le ciel n’avait plus les mêmes teintes colorées que la veille. J’attendais dehors, seul, alors qu’Anabella dormait encore. Je vis l’œuf arriver avec Gordon à son bord. Il fit escale devant moi, tenant deux plateaux empilés. La tradition du petit déjeuner semblait avoir été conservée trois siècles plus tard, une très bonne nouvelle. « Vous nous apportez à manger Gordon ? ». Je me sentais de plutôt de bonne humeur pour engager la conversation, une fois de plus, avec Gordon. Il déposa un plateau à mes pieds. Il se déplaça vers la porte de gauche et plaça son bras dans la lumière pour ouvrir la porte. « Laissez, je vais prendre le plateau pour elle ». Il tourna la tête, hésita une seconde et posa le plateau au sol. Puis il répondit, en se dirigeant vers l’œuf « Gordon n’est pas affecté à cette zone du centre spatial.

— Ah, pardon, je vous ai pris pour un autre. Excusez-moi.

— Je reviendrai vous chercher demain matin. SpGe1000 – Connor doit vous voir. »

Il repartit dans le seul moyen à disposition pour regagner le sol. Je rentrai pour déposer les plateaux sur une petite table. Anabella était levée. L’euphorie qui nous avait envoutés la veille s’était dissipée. Elle et moi avions conscience que nous étions plus ou moins prisonniers, malgré le luxe de notre cellule, et que nous devions discuter d’un plan. Il fallait tout d’abord gagner notre liberté pour pouvoir commencer à accomplir notre mission. Je crois bien qu’au fond, ni Anabella ni moi ne nous faisions d’illusions sur l’état de notre miteuse couverture. Nous étions d’accords sur une chose, Connor faisait froid dans le dos.

« Ameer, a-t-on imaginé une seconde que cela se passerait comme ça ? Ces idiots n’ont pas maintenu le programme Vernes actif. Ils nous prennent pour des espions.

— De bien mauvais espions. Pas foutus de savoir d’où ils viennent, de tenir un propos cohérent. Quel pays enverrait des espions tels que nous ?

— Oui, tu as raison. Ils doivent être pleins de questionnements. Tu crois qu’on devrait répondre à leurs interrogations ?

— Honnêtement, je crois qu’on ne va pas pouvoir jouer la carte de l’amnésie très longtemps. Mais tant qu’on n’a pas de plan, il faut feindre encore un peu.

— Comment on va leur expliquer que j’ai prétendu me souvenir venir du continent quatre et toi du continent un ?

— Au point où on en est… Je dirai que je ne me souviens pas d’où je viens, mais que j’étais mal à l’aise de ne répondre à aucune question alors j’ai saisi l’opportunité de donner une réponse dès que j’en ai eu une. Ça ne tiendra pas longtemps. »

Ce qui nous inquiétait, Anabella et moi, c’était cette histoire de « modèle ». Connor nous a demandé notre modèle et, malheureusement, j’ai répondu complètement à côté de la plaque en parlant du vaisseau. Anabella s’inquiéta : « J’ai peur de comprendre ce que signifie cette question. »

— Comment pourrait-on être des « modèles » ? me demandai-je. « Si nous étions des robots ! », me répondis-je à moi-même immédiatement, comme si la réponse était une évidence.

— Ça serait complètement dingue ! Ils enverraient des robots humanoïdes dans l’espace ? Franchement, pas besoin de faire quelque chose de ressemblant à un être humain. Pas à ce point, ça n’aurait pas d’utilité.

— Je pense que ce sont les espions qui sont humanoïdes. Ils peuvent s’infiltrer et s’ils se font prendre, on peut les abandonner.

— Mais non arrête avec tes histoires d’espionnage. Connor ne nous aurait pas demandé notre modèle comme ça de but en blanc. Et puis, ils nous ont apporté de la nourriture. Ça ne se tient pas…

— …Gordon ! J’ai cru reconnaître le garde, Gordon, hier et aussi ce matin. Mais chaque fois ce n’était pas lui. Ce sont des clones ! Ils se ressemblaient comme deux, ou trois, gouttes d’eau. Connor a un nom bizarre aussi. Une sorte d’identifiant « quelque chose 1000 ». J’ai cru que c’était une sorte de grade comme les militaires.

— Et ils pensent que nous aussi nous sommes des clones ! s’exclama-t-elle comme si elle venait de comprendre la poussée d’Archimède.

— Si on ne se souvient pas de notre passé, on ne se souvient pas non plus si nous sommes des clones, ça tombe sous le sens.

— Ameer ! Rends-toi compte où nous sommes ! Ce que notre monde est devenu ! Les continents sont numérotés, on ne sait même pas combien il y en a. Il y a des clones qui travaillent avec les humains. C’est le futur ! … »

Anabella s’extasiait sur nos découvertes quand l’œuf volant s’approcha de nouveau. Je m’approchai de l’ère de dépôt de notre ascenseur du futur, laissant Anabella derrière moi. Connor était dans l’œuf, accompagné de Gordon, ou d’un Gordon.

Connor sorti de l’œuf, le Gordon resta à l’intérieur. « Bonjour cher Ameer, dit-il en souriant. Je venais voir si tout se passait bien pour vous, si vous étiez bien installés malgré nos modestes appartements.

— Eh bien ma foi, la vue est imprenable, et cela faisait longtemps que nous n’avions pas dormi dans un lit sous la gravité terrestre.

— J’espère que de bonnes conditions vous aideront à recouvrer rapidement la mémoire, nous asséna-t-il comme un coup de rappel à la réalité. Je vous verrai en entretien demain. Profitez bien du cadre en attendant, c’est tout ce que je peux vous proposer. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faite-le moi savoir. Lignez-vous sur le zéro, sept, quatre, un pour me joindre. »

Anabella, se leva et demanda à Connor « Pourrions-nous lire ou entendre l’actualité ? J’imagine que nous sommes partis depuis longtemps, ça nous aiderait beaucoup j’en suis sûre ». Connor sourit : « Je crains que nous ne puissions vous autoriser de contact avec l’extérieur dans un premier temps. Dites-moi, savez-vous en quelle année nous sommes ?

— Nous sommes en 2432 ? tentai-je avec le meilleur des aplombs.

— Je crois qu’effectivement, vous êtes partis depuis longtemps. Inutile de faire durer le suspense, nous sommes en 2631 ».

Cette réponse fut une sorte de coup d’estoc final, un coup imparable qui me mit à terre, comme si ses mots étaient trop difficiles à soulever. En une fraction de seconde, je me suis senti hors des clous, hors de la mission, comme un navigateur à la dérive. Il semblait pourtant évident que nous étions déjà en roue libre depuis un moment, mais là c’était officiel, nous avions deux siècles de retard ! Connor reprit : « Prenez le temps de digérer la nouvelle, nous parlerons demain ». Il fit demi-tour lorsqu’un élan d’improvisation, ou de folie, me prit en otage.

« Monsieur, cette nuit m’a rendu une partie de la mémoire, tentai-je sous le regard effrayé d’Anabella.

— Tenez donc mais c’est merveilleux ça, cher Ameer. Et de quoi vous souvenez vous donc ?

— Nous avons été envoyés dans l’espace pour faire des études sur la surface d’une planète hors du système solaire. Je crois que nous avons dérivé de notre trajectoire hyper-dimensionnelle. C’est encore un peu flou. Il semblerait donc que nous ayons subi les effets d’une distorsion temporelle.

— Je vois. Cela explique que votre vaisseau soit si vieux. Et cela explique aussi que vos réponses montrent que vous ne savez rien du monde tel qu’il est aujourd’hui. Reposez-vous encore un peu. Vous aurez bientôt l’esprit clair. »

Il repartit sans dire un mot de plus. Je me tournai vers Anabella et sondai son regard en quête d’un signe d’approbation à propos de mon initiative.

« J’ai eu très peur que tu dises n’importe quoi Ameer, se fâcha-t-elle. Mais finalement, j’aime plutôt bien ta version des faits. »

Je lui souris. Elle aussi.

« Allons manger ! Goûtons ce que le vingt-septième siècle a à nous offrir. »

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