Chapitre 10 : AdCS187-Smith

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Un de mes petits plaisirs en sortant du bureau, avant de dépucer, était de monter sur le toit de la BNN tower. A certaines périodes, je pouvais voir le coucher de soleil colorer le ciel d’Egality City. Je n’avais pas le droit d’être là mais je ne faisais de mal à personne, je ne faisais que regarder. Et puis ça ne durait pas très longtemps. Je regardais au loin et j’imaginais qu’un géant s’était amusé à peindre le ciel à l’aquarelle. Il aurait été assis très haut sur un tabouret céleste. Il aurait rempli le ciel d’eau, et aurait lâché des pigments de toutes les couleurs qui se seraient mélangés au hasard. Parfois, lorsque j’étais très concentré, j’arrivais à distinguer des mouvements dans le mélange. Et puis ça se terminait, je redescendais et je me prenais parfois à rêver que je serais né pour être peintre et que j’aurais pu reproduire toute la magie qui traversait ma tête. Puis je dépuçais en bas de la tour pour rejoindre la rue. Depuis en bas, on ne voyait pas très bien le ciel, dommage.

Trois mois auparavant, j’avais accordé la naissance de trente enfants pour le compte de Lockhart Heavy Industry, ça faisait de la paperasse. Après des journées comme celle-là, il m'arrivait de m'endormir en voyant les formulaires de gestation s'enchaîner un par un. Je rêvais que je les remplissais et les soldais mais que la gestionnaire holographique ne désemplissait pas. J'avais beau accélérer le mouvement, elle était toujours fournie avec le même nombre de formulaires qu'au début. Je ne tenais pas le rythme et finissais par faire des erreurs. Je validais de mauvais formulaires et autorisais des naissances illicites. Là mon patron, enfin moi dans la peau de mon patron, un AdCD, m'accusait de négligence mais au lieu de me reprendre et de corriger mes erreurs, j'envoyais tout valdinguer au sol en hurlant. Après ça, nous nous fixions du regard quelques instants dans le silence. Moi j'avais peur et mon cœur battait fort, lui il réfléchissait. Je savais très bien à quoi il réfléchissait, il faisait la même chose à chaque fois. Il finissait par activer son amplificateur et je comprenais qu’il appelait le service de sécurité. A ce moment-là, j’entendais sa communication, il disait que ma gestation avait été ratée et qu'il y avait un déviant au quarante-deuxième étage. Puisque les mots étaient lâchés, je saisissais le robot assistant administratif et m’en servais pour lui mettre un grand coup sur le coin de la tête. Il saignait et s'effondrait au sol. Pendant un court instant, j’étais pris de pitié pour lui. Après tout, il ne faisait que ce qu'il était censé faire, son travail, son destin. Mais à peine le temps de prendre son parti qu'il me menaçait en se relevant : « Vous allez le regretter AdCS187 - Smith, vous allez me payer ça ! Pour vous c'est l'Asile ». J'entrais alors dans une rage folle. J'explosais la carcasse du robot sur son crâne jusqu'à ce que mon arme en fût cabossée, tout comme la tête de mon chef. Mais je restais insatisfait et je hurlais encore. Je sentais une puissance formidable se dégager de moi, comme si je pouvais hurler encore et toujours plus fort, stopper tout le monde par le dégagement sonore de mes cordes vocales. Là les PrAS arrivaient en force. Je criais de toutes mes forces ce qui les empêchait de m'atteindre. Les murs tremblaient. Ils se protégeaient les oreilles avec leurs mains mais j’étais loin d'avoir atteint mes limites. Je déployais alors l'intensité inouïe, la surpuissance ondulatoire de mes cris à son maximum et je réduisais en poudre toutes les structures métalliques et bétonnée de la tour BNN. Mes pieds étaient alors dans le vide, à 200m de hauteur. Je prenais lentement conscience que je chutais, jusqu'à ce que la vitesse m'effraie. Comme un abandon, un instinct de survie, je trouvais la force de me réveiller pour échapper à l'impact avec le sol. Ces rêves me troublaient un peu, mais je n'y prêtais pas plus attention que cela. Je retrouvais souvent mon calme avec un grand verre d'eau.

Heureusement je pris l’habitude de me rassurer. Je savais que j’étais fait pour ce travail. J’étais vigilent, méticuleux, rigoureux, ordonné... et j’étais touché par cette maniaquerie qui veut que toute chose qui puisse encore être complétée soit complète, que tout ce qui peut encore être coché soit coché, que ce qui peut être rangé soit rangé... un pur AdCS.

Sur le chemin du dortoir dix-sept, je passais devant un bar pour ILOv dans lequel j’avais l’habitude de m’arrêter. J’étais un AdCS mais je m’y rendais pour voir mon ami ILOv152 – Brown. En général des ILOv et des AdCS n’avaient pas pour habitude de se mélanger mais lors du boom de naissance de 2612, un retard de construction des dortoirs vingt-et-un et vingt-deux avaient obligé l’administration à loger des petits ILOv avec des AdCS. Les éleveurs avaient dû gérer cette situation pendant plus d’un an. Ce fut ainsi qu’ILOv152 – Brown et moi-même devinrent ami d’enfance. Comme il était le seul ILOv que je connaisse, je l’appelais Lov. Lui m’appelait Adi, c’était plus simple.

Le bar s’appelait « Après l’usine ». C'était un bar à la déco très industrielle remplie de tubes de vapeur, de mécanismes et rouages en tous genres et où la lumière naturelle se faisait rare si l’on tendait à s'éloigner de la façade. Ils y passaient une musique affreuse pour ILOv. Je ne passais jamais inaperçu avec ma petite chemise et ma puce bleue sur le poignet. Je portais des vêtements bien loin de leurs tenues de travail pleines de cambouis. Les ouvriers de l’industrie lourde qui travaillaient en plasturgie ou en sidérurgie n’avaient pas la coquetterie de porter des chemises blanches. Leurs bleus de travail et protections étaient directement fournis et entretenus par leur dortoir. Les banquettes et les chaises étaient couvertes d’un revêtement facilement lavable qui admettait que des pantalons tachés viennent s’y assoir. Je faisais systématiquement attention où je posais mes fesses car mon dortoir n’était pas équipé pour récupérer des tâches de graisse sur le type de pantalons qu’il nous fournissait.

Lov me repérait toujours facilement :

— Hey Adi, par ici, la banquette est propre.

Il me fit signe de m’approcher. J’avais failli ne pas le reconnaître, certains autres ILOv lui ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Je jetai un coup d’œil rapide à la salle, un peu gêné d’être un intrus, juste pour vérifier que la majorité me reconnaissait et m’acceptait en tant qu’habitué. Je tirais sur mes manches pour cacher ma puce et filai m’assoir à coté de mon ami, sur la banquette tournée vers la vitre qui donne vers l’extérieur.

— Comment vas-tu Lov ? Pas trop fatigué par ta journée à l’usine ?

— Oh bah, un peu comme tous les soirs. Mais la société m’a fait endurant et costaud ! s’exclama-t-il en rigolant. Toi, tu ne supporterais pas des journées comme les miennes.

— Et toi, des journées comme les miennes !

— Ah ahah ! Ca non. Rester l’cul cloitré dans un siège à roulette toute la sainte journée, c’est un coup à te flinguer le ciboulot ! Heureusement que vous les Ad vous êtes adaptés à l’ennui mortel des bureaux.

Il explosa de rire.

Il m’énervait un peu quand il était comme ça. Il était entouré des siens et se comportait parfois de manière méprisante face aux non ILOv, particulièrement envers ceux qui ne faisaient aucune tâche physique comme c’était le cas dans le secteur de l’administration. Je préférai ignorer sa remarque, sans doute était-il normal de chercher à se distinguer.

— Toi, ça ne t’ennuie jamais le travail à la chaîne ?

— Penses-tu l’ami, on chante avec les collègues. On se raconte des histoires, on rigole, on écoute de la musique ILOv qui passe dans les hauts parleurs à l’usine.

— Oui, mais avec la fatigue et la répétition, ça doit être dur !

— Bof, j’suis pas trop fatigué. Enfin, se reprit-il, jusqu’au mois dernier on n’était pas trop fatigués, mais comme ils ont vu qu’on tenait le coup ils ont encore augmenté les cadences. A ce rythme-là nos gènes ne suffiront bientôt plus. Faudra nous remplacer !

— Dis pas de conneries Lov, on ne peut pas être remplacé si vite. Il faut au moins attendre la génération suivante. T’as jamais voulu faire autre chose ?

— Aut’ chose ? Comme quoi ? Des trucs d’intello comme toi ? Nan, moi c’est pas à ça que je sers ! Travailler à l’usine, je sais rien faire d’autre.

Si seulement il avait eu la moindre idée de mon travail au bureau des naissances, il aurait vu à quel point cela n’avait rien d’un « truc d’intello ».

— Je ne sais pas moi, n’importe quoi d’autre, ce qui te plait.

— C’est pas à ça que je sers, je t’ai dit ! s’énerva-t-il.

Je me suis senti très seul. Mes contemporains, même dans l’intimité, n’émettaient aucun désir de faire quelque chose de différent de leur vie. Ils étaient tous à leur place. Moi aussi, j’étais à ma place, mais j’en doutais quand même un peu parfois.

— Qu’est ce qui te tracasse ? Me demanda-t-il plus calme.

— J’ai encore fait ce cauchemar. Celui ou je zigouille mon boss.

— Oh mon ami, fais gaffe ! Ça commence à faire beaucoup de fois. Tu devrais peut-être voir un médecin pour AdCS ?

— J’y ai pensé. Jusqu’ici je fais bien mon boulot alors je préfère ne pas poser le pied sur une pente glissante.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ecoute. Si je vais voir un médecin, que je lui dis que parfois je songe à une autre vie, que je rêve que je zigouille mon boss et en plus que je traîne avec d’autres gens que ceux du dortoir dix-sept, qu’est-ce que tu penses qu’il va en conclure ?

— … Que t’es un putain de déviant ! lâcha-t-il la bouche ouverte.

— Et comment tu crois qu’il va réagir en faisant cette conclusion ?

— Direct à l’asile

— Direct à l’asile, répondîmes-nous en chœur.

Lov but son verre cul sec et appuya sur le bouton « bis » du panneau de commande de la table. Un second verre, identique au premier, mais plein, sorti de l’ouverture prévue pour les alcools protéinés.

— Comment tu peux boire ce truc infâme ? Ça sent le porc crevé.

— Question d’habitude Adi, répondit-il en souriant.

Il appuya de nouveau sur l’un des boutons raccourcis de la table. Un cocktail rouge sortit de la trappe d’à côté. Lov était le seul de nous deux à pouvoir payer dans ce bar, les consommations étaient directement retenues sur son salaire.

— Tiens, goûte ça, c’est plus adapté aux goûts des Ad, me dit-il en tendant le verre. Tu sais, ça ne serait pas si grave que ça, d’être un déviant. Les services de réadaptation du Centre de Réintégration Citoyenne sont prévus pour ceux qui ont subi une erreur de gestation ou d’élevage.

— Tu connais quelqu’un qui est revenu de l’asile toi ?

— Bah… non, mais j’connais pas non plus beaucoup de personnes qui y sont allées.

— Moi je vais te dire un truc. Quand j’étais petit, une de nos éleveuses, ElAd269 – Jones s’était beaucoup attachée à l’un des petits Ad qui ne tournait pas comme l’élevage le prévoyait. Elle l’a emmené voir un médecin spécialisé. Et comme ils réagissent tous de la même manière, le petit AdCS187 – Roger s’est retrouvé à l’asile. Jones suivait son rétablissement mais il semblait réellement défaillant. Elle allait le voir tous les jours, il était aussi désordonné qu’un modèle « Artiste », très impatient, insoumis aux règles. Il n’y avait rien à faire pour le récupérer. Un jour, alors qu’elle allait lui rendre visite, elle ne le trouva pas au centre. Lorsqu’elle a interrogé le personnel de l’asile, on lui a répondu qu’il avait été transféré dans un centre plus adapté, parce que la procédure l’exige dans les cas difficiles. Pleine d’amour pour ce petit, elle harcela tous les groupes de personnels de l’asile, des Md aux If, pour savoir qui avait ordonné le transfert, et où. Elle n’obtint pas de réponse mais n’abandonna pas. Lassée de ses questions incessantes, la DG de l’établissement, un modèle sur mesure au référencement unique, lui montra la procédure qui demandait le transfert. Une IfAs devait emmener le petit dans la « zone de transfert » où les services compétents devaient venir le chercher et l’emmener ailleurs. ET C’EST TOUT ! Elle n'a pas pu donner plus d'explications que cela. Les clones qui dirigent et font fonctionner l’Asile sont élevés pour suivre parfaitement les protocoles. Aucun d’eux n’a transgressé la règle pour accompagner le petit au-delà de la zone prévue. On ne sait pas ce qu’ils deviennent, les matricules courants sont impossibles à retrouver, et qui perdrait du temps pour enquêter ? Les éleveurs ont des centaines de gamins sur les bras. Qui essaierait de retrouver un gamin entre les mains bienveillantes des hôpitaux ?

— Ils l’ont mis à la casse ?

— Je ne sais pas où ils les emmènent, mais je ne pense pas qu’ils soient réhabilités où que ce soit. Alors moi, j’suis pas un déviant un point c’est tout !

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