Chapitre 8 : XTE J1650-500

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Anabella, elle aussi bien préparée, avait repris ses esprits et se tenait prête à intervenir. Si près du trou noir, la visibilité se réduisait. Il ne restait que bien peu de lumière et la trajectoire des photons subissait de grosses perturbations. Les panneaux de commande lumineux n'étaient donc plus fiables. Comme aux entraînements, nous nous tenions prêts à agir à l'aveugle, les boutons poussoirs ayant été conçus pour être géométriquement reconnaissables au toucher. En temps normal, pas besoin d'intervenir sur le déclenchement de la seconde bombe, celle qui devait temporairement annuler les effets du trou noir XTE J1650-500. Le lanceur devait se déclencher dès l'approche du trou noir, sur un simple contacteur réagissant à la gravité. Il s'agit d'un bouton poussoir activable par une pression importante. Cette pression doit être fournie par une bille calibrée dans un tube mais dont la masse ne permet pas d'appliquer une force suffisante sur le bouton. Pas suffisante avec une gravité faible, et encore moins en apesanteur. Cependant, son poids devait sensiblement augmenter à l'approche du trou noir et permettre l'enclenchement du bouton. Afin d'éviter que la bombe ne se déclenche avec la gravité terrestre, un clapet mis en place dans le tube empêchait la bille d'atteindre le bouton. Nous avons retiré ce clapet via une languette dédiée, une fois en apesanteur.

Le lanceur devait se déclencher à une gravité d'environ zéro virgule cinq G, nous amenant à supporter environ cinq G entre le lancement et l'explosion. C'est là que nous devions intervenir pour amorcer les propulseurs latéraux de la navette afin qu'elle fît demi-tour. Les ingénieurs avaient noté, lors de l'étude de la boîte noir de Vernes II, une certaine instabilité du pilotage automatique pendant cette phase et il semblait préférable que nous l'assistions. Cependant, nous étions au fait d’une certaine incertitude sur le déclenchement de la bombe. Cette incertitude était liée à l'inclinaison avec laquelle le vaisseau approcherait du trou noir. Ils n'avaient pas su parfaitement calculer comment le dépliement et repliement de l'espace sur vingt-et-un virgule sept dimensions affecterait l'orientation de Vernes. Cette orientation du vaisseau ne pouvait pas être complètement inversée par rapport à la direction initiale de son déplacement. Fort heureusement d'ailleurs, car une inversion totale de la direction du vaisseau aurait empêché complètement la bille de toucher le déclencheur puisque le sens de la gravité induite par le trou noir, normalement prévue pour être dans le sens « bille - bouton poussoir » aurait été dans la direction opposée. L'incertitude ne se posait qu’autour d’une direction initiale prévue ce qui réduisait le mouvement de la tête du vaisseau à un angle solide de deux Pi stéradians, soit une demi-sphère. Si l'axe de chute de la bille dans le tube n'était pas parfaitement aligné avec la direction du champ de gravité du trou noir, le déclenchement du lanceur pouvait être retardé de quelques secondes ce qui aurait eu pour effet de nous amener, Anabella et moi, à nous enfoncer trop profondément dans le champ de gravité du trou noir, en partie à cause de notre vitesse initiale, et d'y être happés. Il était donc possible de contrôler que le lancement de la bombe numéro deux fût effectif à zéro virgule cinq G de gravité. J'étais encore désorienté par la sortie de la distorsion et n'arrivais plus à déchiffrer l'affichage du calculateur de gravité.

Dans le doute, j'avais enclenché moi-même le lancement manuel de la bombe numéro deux mais il sembla que ce fût trop tard pour intervenir manuellement. L'accélération de la pesanteur commençait à se faire sentir. Plus nous avancions et plus j'étais privé de mes sens. La lumière était perturbée, de même que les sons à l’intérieur du cockpit, et ma vision troublée. J'ai imaginé Anabella à défaut de pouvoir la voir et je crus sentir que sa main était encore là. Au fond de mon siège, mes organes s'alourdissaient encore et encore. D'après mes souvenirs des séances d'entraînement, nous devions être à six G environ. Mes sens étaient-ils encore fiables après ce que nous avions vécu ? Et dire que je venais seulement de me réveiller...

La pesanteur s'intensifiait encore. Les conditions n'étaient pas tout à fait les mêmes que pendant notre entraînement. Lorsqu'on atteint un point d'écrasement de neuf G, le réflexe est de fermer les yeux, de serrer les dents et d'éteindre toutes pensées en ignorant totalement toute possibilité que les événements tournent mal. Je n'avais pas peur, j'avais mal et toute délivrance était bonne à prendre. Mais Anabella et moi ne pouvions pas nous permettre de céder à l'évanouissement. Il fallait qu'au moins l'un de nous deux soit conscient pour assister le pilotage en cas de besoin. Ma combinaison anti-gravité ramenait péniblement du sang vers mon cerveau et me maintint conscient.

Je compris vers environ onze G que la bombe avait dû exploser en ressentant le retour brutal à l'apesanteur comme une collision avec un mur de béton. Ma vision se mouchetait lentement. Je touchai mon visage puis regardai mon gant pour voir si je saignais du nez. Je ne vis rien et commençai à prendre du repos. A cet instant, miss Lucchesi vint à nouveau me secouer bien décidée qu'elle m'avait assez laissé dormir comme ça. Il faudrait étudier biologiquement pourquoi et comment les phéromones d'une belle italienne peuvent agir comme un shoot d'adrénaline sur une personne comateuse. Cela pourrait sauver la vie de nombreux accidentés de la route ! Les propulseurs latéraux de Vernes III Gamma amorcèrent un semblant de demi-tour. Il faut bien avouer que les ingénieurs avaient raison, un trou noir artificiellement et temporairement annulé par une bombe nucléaire, c'est très différent du vide sidéral, calme et froid. L'espace était perturbé et le vaisseau valdinguait dans tous les sens. J'ai fini par croire que nous ne pourrions jamais nous reposer. Je saisi les commandes et tentai d'orienter Vernes à partir d'une micro carte en coordonnées sphériques relatives. Anabella avait fait du bon boulot en préparant la carte.

Le système de guidage de Vernes était basé sur un repérage des galaxies auxquelles il attribuait une signature lumineuse. Une fois la galaxie, la voie lactée dans notre cas, retrouvée il identifiait le système solaire de la même manière. A l'approche du trou noir, ce système était complètement perturbé et aucun guidage n'était possible. On pouvait alors amorcer une cartographie temporaire, en coordonnées sphériques et dont le point zéro était la position initiale de Vernes au moment de l'initialisation de la carte. Le problème est que sans aucun point de repère, comme une étoile par exemple, le vaisseau ne pouvait pas savoir seul s'il se déplaçait ou s'il pivotait sur un axe. L'absence d'air, ou d'un fluide quelconque dans le vide sidéral rendait la notion de vitesse très compliquée à évaluer. Vernes était donc équipé de modules annexes qui sortaient à l’extérieur du vaisseau et se mettaient en place au moment de l'initialisation d'une carte sphérique. Il s'agissait de bras, ou de perches, qui portaient des lasers de position à leur extrémité. Ces lasers quadrillaient la position du vaisseau sur un volume compris entre toutes les extrémités des perches. Une fois les bras en place, leur fixation mécanique se défaisaient et laissaient place à une fixation à sustentation électromagnétique. La sustentation magnétique est un procédé simple qui consiste à mettre un corps en lévitation en le repoussant magnétiquement d'une force égale à son poids. Dans l'espace le procédé est un peu plus compliqué puisqu'il n'y a pas de gravité. Par le mouvement du vaisseau, le bras mécanique aurait eu tendance à s'éloigner naturellement dès qu'il n'aurait plus été fixé. Pour pallier ce problème, le courant circulant dans les bobines appliquait une force d'attraction magnétique pour les empêcher de fuir dans le vide sidéral. Des capteurs de position détectaient l'éloignement du bras et permettaient d'ajuster le magnétisme, oscillant entre répulsion et attraction, de manière à garder les bras mécaniques en lévitation.

"Gravure du système prévue en illustration"

La lévitation d'un bras se faisait, non pas autour d’un point fixe, mais sur un rail balayant entièrement un axe du vaisseau. Ainsi, le vaisseau pouvait tourner dans toutes les directions, indépendamment des bras mécaniques qui eux restaient en position. Muni de trois bras, chacun sur un axe, les lasers pouvaient donc détecter un changement de direction du vaisseau à défaut de pouvoir détecter sa vitesse. Les signaux émis par les capteurs lasers permettaient de reconstituer une carte rapprochée du vaisseau et de constater visuellement, sur la carte holographique, son changement de direction, ou son demi-tour.

Lorsque je vis le nez du vaisseau poindre vers un axe opposé, je mis plein gaz pour sortir de l'attraction du trou noir qui n'allait pas tarder à se reformer. Enfin, je réenclenchai le pilote automatique. L’adrénaline retombant, mon état de fatigue psychique et physique atteignit un point qui dépassait les limites que j’avais touché du doigt pendant les entraînements subis avant notre départ. Notre solitude, les étapes éprouvantes du voyage et la peur de l'inconnu étaient sur le point de me faire atteindre un état qui frôlait la folie. Pas le temps de se reposer, la dernière bombe était déjà lancée. Cette fois, le passage dans la distorsion fut plutôt agréable. Je n'avais de toute façon quasiment plus aucune faculté intellectuelle pour m'en plaindre. Au moment où je repris forme pour la seconde fois, mon premier réflexe fut de m'extirper de ma combinaison, de chercher Anabella et me propulser vers elle. Elle fit la même chose. Je l'ai agrippée et enlacée de toutes les forces qui restaient en moi, comme si je rinçais mes muscles de toutes les gouttelettes d’énergies qu’ils contenaient, pour ne laisser plus aucun espace vide entre nous. Quand ce fut fait, nous restâmes serrés ainsi pour un temps indéfini qui me parut durer plusieurs jours, dormant l'un contre l'autre pour réparer notre esprit d'une épreuve qui demandait tant de réconfort.

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