Chapitre 7 : La traversée de l'espace

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Après quelques mois de traversée du cosmos, nous nous étions rapprochés, de fait.

Alors qu'en bon professionnels, mademoiselle Lucchesi et moi-même faisions nos contrôles protocolaires, j'engageais une discussion que probablement, nous avions peur d'aborder. « Anabella ? Quand nous sommes partis, tu m'as fait comprendre que j'avais des raisons de craindre cette mission. Je trouve ça très normal, après tout nous allons nous approcher d'un trou noir, nous partons vers l'inconnu, nos instructions sont floues… » Ma voix s'est suspendue sous l'hésitation et l'appréhension des conséquences qu’aurait la fin de ma phrase. « … mais tu parlais d'autre chose que ça, non ? »

Anabella stoppa net toutes ses activités. Elle laissa flotter sa tablette par-dessus les écrans de contrôles et retira sa main de l’écran tactile numéro quatre. Elle se dirigea lentement vers le coin "hygiène" de notre espace de vie restreint, comme pour marquer une rupture avec le travail. Elle fit sortir d'une poche, une bulle d'eau lévitant devant elle et se lava les dents. En y repensant bien, c'est la première fois qu'elle montrait une forme de proximité de ce type. Je vis à ses sourcils froncés qu'elle avait des choses à répondre. J'ai patienté. Elle avala le dentifrice une première fois puis se laissa flotter.

— Non, rien de bien grave. La veille du départ, j'ai rêvé que tout se passait mal. J'avais des millions de questions qui me bombardaient la tête et je n'avais aucune réponse. A mon réveil tout s'est enchaîné rapidement et je ne me souvenais plus de mon rêve avec exactitude. J'ai rationalisé et pensé que c'était normal d'angoisser avant un départ aussi important et inédit que le nôtre. Je n'étais pas très à l'aise au moment du décollage.

Lorsqu'Anabella prononça le mot « inédit », je me suis souvenu du discours de Munroe lors de la présentation de la mission au mois de juin : « C’est une chance inouïe que vous avez de vivre un tel voyage, inédit dans l’histoire de l’humanité » avait-elle dit. Je repris ma discussion avec Anabella.

— Ce voyage n'est pas si inédit que ça, quelqu’un l'a déjà entrepris, c'est plutôt rassurant, lui dis-je.

— Oui c'est vrai, j'aurais quand même aimé le rencontrer. Mais il n'est pas parti aussi loin que nous. Comment cela se passera une fois là-bas ? Nous n'aurons peut-être plus accès au compte qui a été ouvert pour nous, peut-être que les banques n'existeront plus.

— Nous avons reçu de l'or à échanger. Mais j'en conviens, peu-être que l'or ne nous servira pas plus. C'est une mission qui comporte des risques, c'est évident. Mais nous allons nous débrouiller une fois sur place. Nous avons des vivres pour quelques temps, et sinon nous trouverons bien de quoi manger, ou de quoi faire du troc pour nous déplacer jusqu'à la base de retour.

— Peut-être qu'il n'existera plus rien de ce que nous connaissons suite à une apocalypse ?

— Mais nous avons les coordonnées de plusieurs bases qui sont enterrées et qui devraient être fonctionnelles même dans ce cas. De toute façon, c'est inutile de se poser ce genre de questions maintenant. Nous verrons... D'ailleurs, pourquoi nous posons nous ces questions maintenant ?

Anabella avala ce qu'il restait de dentifrice. Elle se rinça la bouche en aspirant de cette bulle d'eau qu’elle avait fait flotter devant elle, puis avala encore.

— Je crois, cher ami, que l'encadrement constant s'est voulu rassurant et nous a empêchés de nous poser trop de questions. Tu ne crois pas ? »

En effet, tout avait été très rassurant depuis le début. Mais c'était bien normal pour une mission de ce genre. Après tout on n'envoie pas quelqu'un dans le futur comme on dépose un enfant à l’école.

« Je pense qu'ils savent ce qu'ils font, et c'est normal qu'ils nous rassurent, c'est bien le moins qu'on attende d'eux. Nous sommes nerveux c'est naturel, nous lançons la bombe à distorsion demain. C'est humain d'avoir peur, et de repenser à toute sa vie, un peu comme ... »

Je préférai laisser ma phrase en suspens. Une partie de moi était vexée, je n'acceptais pas de ne pas avoir posé toutes les questions, de n’avoir pas envisagé la situation sous tous les angles, comme si je m'étais laissé berner par des gens confiants, qui de toute évidence étaient confiants, principalement parce qu'ils ne venaient pas avec nous. J'ai préféré me convaincre que tout était pour le mieux et que je m'affolais pour rien, surtout à quelques heures du lancement de la bombe à distorsion. Je repris : « De toute façon, vu l'état d'excitation et de stress dans lequel nous sommes, ce sera difficile de savoir si notre cerveau et la bouillie d'hormones qu'il sécrète en ce moment ne nous fait pas tourner en bourrique. Tu veux qu'on appelle la base ?

— Non, ils nous appelleront de toute manière pour qu'on surveille le déclenchement de la bombe.

Elle termina sa phrase sur un ton légèrement aigu, comme si elle attendait une validation de ma part. Je ne l’avais pas écoutée parler. Je me suis approché d'Anabella, laissant l'inertie d'un très faible mouvement initial me faire léviter lentement vers elle. Elle n'a pas semblé fuir. Pendant une seconde, je me suis imaginé la serrer dans mes bras pour rétablir une stabilité à cet égarement mental et lui dérober un baiser. J'anticipai qu'il pût rester du dentifrice dans sa bouche et je me préparais mentalement à accepter cette imperfection pour ne pas gâcher un moment qui promettait d'être beau. « Un peu de dentifrice, ce n'est pas grave, pensai-je, il faut saisir l'instant. Et puis je n'aurai pas ce goût prononcé et détestable de menthol dans la bouche ». Il faut savoir que l'absence de gravité empêche les papilles gustatives de travailler correctement pour une raison que j'ignore. Cela rend la nourriture lyophilisée encore plus fade qu'elle ne l'est déjà. Bien que nos repas fussent fades, je ressentis à cet instant une espèce de dégoût fulgurant. Mon for intérieur sut que j'étais perturbé par notre discussion plus que là par la nourriture, par le dentifrice ou par un quelconque mal de l’espace. Mon inconscient, et lui seul, comprit les choses graves qui me chamboulaient. Ce n'est qu'une fois arrivé au niveau de mon italienne préférée que je compris qu'il n'était plus vraiment question d'embrasser, mais plutôt de rendre ! Je pris donc appui sur l'une des nombreuses poignées dépassant des parois intérieures du vaisseau pour me retourner rapidement afin d'éviter une catastrophe. C'est à ce moment qu'à mon tour, je formai une magnifique bulle lévitant et composée de nourriture lyophilisée partiellement digérée. Je ne me suis pas très longtemps accroché à l'idée de lui voler un baiser. Tant pis. Je mitigeai l'accident aussi rapidement que possible grâce à la cabine des sanitaires située juste à côté et j'aspirais les dégâts à l'aide du tuyau à succion. Puis je filai dormir un peu.

C'est par le grésillement de la radio que je fus réveillé le lendemain. Anabella m'avait laissé dormir. Elle ouvrit brutalement le panneau coulissant de ma cabine tout en s'adressant à la base terrienne. J'émergeai lentement, trempé dans les effluves de mes relents stomacaux. Je perçus quelques paroles tandis que je me secouais hors de la cabine. Je frottai mes yeux pour n'y voir plus flou.

— Le lancement est prêt ! Prononça-t-elle dans un anglais plus approximatif que d'habitude et teinté d'un doux accent italien qui traduisait son stress.

Mon cœur se mit à battre rapidement et je fus en un instant plus éveillé que jamais. Je gagnai mon siège de cockpit, enfilai rapidement ma combinaison complète et cessai de respirer. L'indicateur de bord indiquait que la bombe était lancée et ma main droite agrippa celle d'Anabella à travers nos combinaisons respectives. Pas le temps d'apprécier le spectacle, ni de réfléchir. Mes pensées se sont éteintes. La difficulté de choisir une pensée intelligente, qui plus est, de la choisir rapidement dans un moment pareil, ainsi que l'infinité d'informations submergeant ma conscience m'ont fait perdre les pédales. Ce fut mon subconscient qui prit le dessus, faisant un choix pour moi là où j'en étais incapable et me plongeant dans une transe hypnotique, une absence totale de conscience. Et là, le trou noir !

Je parle ici d'un type de trou noir mémoriel et non pas de notre destination cosmique. Et quel trou noir ! J'ai connu l'instant le plus étonnant de ma vie. Un état de la matière, de ma matière... nouveau. Un trip hallucinatoire plus délirant qu'aucun héroïnomane n'en connaîtra jamais. Je vais tenter de dire l'indicible, de formuler ce qui est incompréhensible par l'entendement des Hommes et même de tous ce qui vit en trois dimensions. Il faut oublier toutes ces tentatives d'explication de passage de deux dimensions à trois dimensions. Certaines personnes évoquent l’exemple de personnages vivant sur des feuilles de papier, n'ayant que deux axes de déplacement possibles ; hauteur et longueur, et qui découvrent d'un coup la troisième dimension d'espace, la largeur. De même qu'il faut oublier les explications expliquant des phénomènes d’échelle avec l’exemple de la représentation d'un fil en une dimension de notre point de vue. Sur ce fil, n’est possible de se déplacer que d’avant en arrière, sur un seul axe donc. Lorsque ce fil est vu par un insecte microscopique, de par sa petite taille, une seconde dimension lui apparaît, la circonférence du fil. Cet insecte peut en effet se déplacer sur deux axes : d’avant en arrière ou bien autour du fil. Dans le cas que fut notre voyage, je parle de dimensions qui ne sont pas comparables les unes avec les autres. Ce qui appartient aux trois dimensions reste dans les trois dimensions habituelles, mais tout le reste, ce qui appartient aux autres dimensions d'espace, peut désormais s'exprimer librement une fois la distorsion faite. C'est alors que nous fusionnâmes avec cette rupture de l’espace, et que nous commençâmes à exister sous plusieurs formes, à différentes échelles. Si mon corps était capable de se mouvoir dans l'espace, d'autres parties de moi, que je ne connaissais pas jusqu'alors, à la fois plus petites et plus grandes que le reste de moi-même, bougeaient également, ou plutôt vibraient, chacune dans la dimension à laquelle elle appartient et se mêlant parfois aux autres sans jamais s'y confondre.

J'étais inclus dans moi-même autant que j’étais extérieur à moi-même, tel un vortex de Moebius, un solide paradoxal, tout étant inclus dans tout. Les solides paradoxaux sont des formes géométriques en trois dimensions mais qui n'ont qu'une seule face alors que leur cohérence volumique semble interdire cette possibilité.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Objet_impossible#/media/Fichier:Tribar.svg

(pour consulter l'exemple en image)

Une extension de ces représentations sur un nombre de dimensions plus important rend compte de la notion du « Tout inclus dans tout », de dimensions circulaires, les plus petites inclues dans de plus grandes et les plus grandes elles même contenues dans les plus petites.

Gazeux et solide, infiniment petit et infiniment grand. J'eus la sensation troublante de naître à nouveau, de prendre ma première bouffée d'air dans un univers caché. Puis brusquement, cette sensation prit fin. Lorsque nous reprîmes notre forme habituelle, Anabella et moi subîmes un sentiment de lourdeur et d'enfermement effroyable. J'eus une sensation étrange de descente qui pourrait s'apparenter à une sensation de membres fantômes, comme si j'avais perdu bras et jambes et que j'essayais de bouger des membres qui n'existaient plus. Je perdis rapidement toute compréhension de ce que je venais de vivre et n'en conservai qu'un souvenir trouble, comme les bribes d'un rêve qui ne laissent que des impressions, sans aucune logique. Toutes ces dimensions commençaient à ne plus avoir de sens pour mon intellect. J'eus beau tenter de m'en souvenir, mon entendement était revenu intact et mes limites mentales me bornaient à un souvenir flou. J'étais épuisé.

Mais il n'était pas encore temps de se reposer, XTE J1650-500 était là et avait bien l'intention de nous aspirer.

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