Chapitre 6 : Le départ

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Ce n'est qu'après plusieurs mois de formation encadré par une flopée d'enseignants rassurants, après avoir parcouru tout ce chemin "sans n'être engagé à rien" que j'ai revu mon opinion sur cette mission. Fatigué par un entraînement physique intense et par l'apprentissage des systèmes qui composaient Vernes III gamma, je commençais à envisager d'accepter ce voyage unique. Le charme et la plastique d'Anabella finirent de me convaincre. Durant la formation, je pus voir à quoi ressemblait le modèle de véhicule temporel que j’allais prendre au retour, de l’extérieur tout du moins. Ma vie ne se résumait plus qu’à cette formation physique et théorique, en bref, à la préparation de cette mission. Comment refuser d’entreprendre ce voyage après une telle immersion ? Une immersion telle que je n’eus pas la possibilité, sous prétexte de confidentialité, de pouvoir revoir ou reparler à ma famille, inexistante certes, ou à mes amis. C'est à bord de Vernes III Gamma, le jour du départ, et en compagnie d'Anabella Lucchesi que je me mis à songer à tout ça. Comment avaient-ils pu m'amener ici, moi qui méprisais toute entreprise menée par les militaires ? J'ai alors songé que faire part de mes questionnements à ma collaboratrice, témoigner mes émotions, dans un but tout à fait digressif, l'amènerait sans doute à se confier à moi et amorcerait un début de rapprochement entre nous.

— Prête Anabella ? Vous et moi allons vivre quelque chose d'unique. J'en ai le cœur qui palpite.

Cette amorce n'est pas anodine, j'essayais d'amener ma chère consœur à focaliser son attention sur l'intensité du moment en ma présence pour qu'elle m'associe à son émotion forte. La tentative ne fut pas bien subtile, mais il est étonnant de constater à quel point nous ne remarquons pas le soleil tant qu'il ne nous est pas pointé du doigt.

— Vous palpitez d'excitation ou de peur, Ameer ?

— Pourquoi aurais-je peur je vous prie ?

Elle inspecta mon visage et prit le temps de répondre :

— Si vraiment vous n'avez pas peur... C'est que vous n'avez sans doute pas bien pris le temps de la réflexion. Ou aviez-vous la tête ces derniers mois ? Dans la lune ? Ce n'est pas suffisant pour assumer un voyage qui va bien au-delà !

Je m'apprêtais à répondre à cette remarque quelque peu dédaigneuse et qui a définitivement sali dans ma mémoire, ce moment inoubliable où je fis une entrée triomphante dans la salle de présentation de Greene et Munroe, quand le décollage du vaisseau me coupa le souffle. J'avais pourtant déjà prévu d'attraper la main d'Anabella au moindre tremblement, mais les violentes secousses, l'accélération ainsi que la froideur arctique de mon dernier échange avec la belle m'ont dissuadé de faire autre chose que m'agripper lâchement à mon siège, de serrer les dents et attendre que ça passe. Les quelques minutes séparant le départ et la sortie de l'atmosphère auront été chargées de doute et d'effroi rythmés par les violentes secousses de l’accélération. Le largage des propulseurs me fit grincer des dents, mais je trouvai encore la force de chercher à me contrôler pour faire bonne figure devant ma collaboratrice lorsque nous franchîmes le mur du son. Lorsque nous nous séparâmes de la coiffe du vaisseau, l'accélération fut fulgurante. Nous y étions préparés. Mes idées s'entrechoquèrent, plaquées au fond de ma tête par l'accélération induite par le largage du premier étage. Puis vint la séparation avec le deuxième étage qui nous emmena en quelques minutes hors de l'atmosphère. Nous y étions également préparés. C'est donc d'autant plus surprenant de n'avoir pu retenir un cri aigu à peine étouffé par la puissance des flammes déchirant l'air avec fracas. Il fallut attendre que le ciel devînt espace pour que la beauté surréaliste de mon voyage calme mes frayeurs. Anabella fut calme avant moi. Au moment je décidai de relâcher mes mains agrippées au siège, elle avait déjà retiré son casque. C'est ainsi que se déroulèrent mes premiers instants entête à tête avec Anabella. Celle-ci avait su imposer la force de son mental, faisant d’elle, par cette occasion, l’astronaute alpha de l’équipage, au grand damne de mes espérances de rapprochement.

Il faut bien savoir que l’opinion qu’Anabella avait des hommes était quelque peu meurtrie par un passé chargé avec la gente masculine, ce que je ne sus que plus tard, après plusieurs semaines de voyage seul à seul avec elle. Mes chances de faire une première bonne impression étaient maigres. J’ai pu comprendre qu’elle avait été abandonnée par son père dès la naissance. L’aigreur de sa mère à l’égard du père biologique a déteint sur elle toute sa jeunesse. La lâcheté est d’abord une vertu masculine, semblerait-il ! Sa mère avait un handicap physique qui lui imposait de ne travailler qu’à mi-temps et les aides sociales n’étaient plus ce qu’elles avaientpu être par le passé.Elle s’était donc remariée avec un ivrogne violent, patron d’une petite usine d’affinage de parmesan, qui l’aidait à payer les factures. Selon ses mots, cet homme se payait le droit de coucher avec sa mère et de l’asservir. Quand elle eut quinze ans, et que ses formes commençaient à prendre la silhouette avantageuse que je lui connaissais lors de notre rencontre, elle sentit le regard de son beau-père changer à son égard. Il était devenu subitement « câlin » alors qu’il l’avait toujours considérée comme une bonne à rien. Je n’ai pas pu avoir une réponse claire de sa part sur ce sujet. Je ne sus jamais jusqu’où cet homme était allé. A seize ans, Anabella quitta le domicile parental de Florence pour aller s’installer à Milan. Elle partit avec son petit copain, plus vieux, qui avait de quoi payer un appartement. Son départ fut l’occasion pour madame Lucchesi de flanquer son second mari à la porte, lequel lui causera de nombreuses représailles avant de terminer en prison. Mattéo, le petit ami d’Anabella avait trente ans et travaillait comme technicien en électronique dans une boutique de rachat et d’échange d’objets. Il diagnostiquait et réparait des matériels électroniques ou informatiques d’occasion pour la revente. Mattéo était incapable de tenir son budget correctement. Ce fut Anabella qui tint les finances du ménage. Elle devait constamment se battre pour qu’il fît attention à ne pas tout dépenser en alcool ainsi que, l’apprit-elle plus tard, en cadeaux divers à l’attention de minettes qui avaient la moitié de son âge. Elle laissa donc tomber cet énième abruti et travailla clandestinement alors qu’elle était toujours mineure, se faisant recruter à l’heure pourexécuter destâches sous-payées. Elle paya une partie de ses études de cette manière, jusqu’à sa majorité. Puis, elle put travailler comme assistante, les week-ends, au muséum d’histoire naturelle de Milan, lui permettant ainsi de rembourser quelques dettes accumulées. Après obtention de son doctorat, elle peina à trouver un poste. Ses traits réguliers et sa plastique vénusienne lui ont attiré les railleries machistes de ses confrères ainsi que la jalousie de ses consœurs.Ce ne fut qu’après le décès de sa mère et en durcissant très sévèrement son caractère qu’elle ne put, au prix du mépris d’une partie de son milieu cédant facilement à un jugement hâtif à son égard, se hisser à un poste stable dans lequel elle eut l’opportunité de faire ses preuves. En résumant son histoire, les hommes sont lâches, violents, sexuellement intéressés, incapables et machos. C’est malheureusement un cliché que beaucoup de femmes au physique avantageux ont dû adopter. Quant à moi, les premières semaines de collaboration avec Anabella m’ont mis à rude épreuve. J’ai dû, moi aussi, me questionner sur mes motivations. Qui se sentirait le droit d’être attiré par la jeune femme après avoir pris connaissance de son passé ? Était-ce immoral de la désirer ? Si c’était le cas, alors seuls les hommes immoraux pouvaient désormais la désirer. C’était une malédiction à laquelle je ne souhaitais pas l’abandonner. Je persistais donc dans mes sentiments naissants pour elle, en balayant toute pensée ou action qui pourraient me coïncider à l’image des hommesqu’elle avait côtoyé. Au fond de moi, j’ai tout de même continué à me sentir coupable…

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