5 De la Vie (partie 2)

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Qu’avait-elle bien pu voir dans son délire agonisant ? Pouvait-elle savoir qu’il n’était pas un mirage éphémère qui s’estompe au réveil, tel un rêve dont le souvenir s’effrite au matin dont une impression demeure, sans pour autant y laisser des images distinctes. Lucifer avait hésité à laisser cette malheureuse trépasser dans le froid et la solitude marquée de sa présence inhospitalière, elle constituait une preuve de l’existence de son secret, le mettant dans une position des plus délicate. Si la fille connaissait à présent sa nature profonde, nul doute que Dieu achèverai rapidement de l’exiler loin des Cieux, le privant de surcroit de sa vengeance, l’heure était à la réflexion. Fallait-il lui ôter la vie pour assurer sa propre sécurité ? Il n’en faisait rien, tiraillé entre son désir de survie et son dégoût pour le meurtre d’innocent.

Une semaine s’écoula, laissant l’humaine profondément endormie, Jeremy l’avait installée dans une des chambres d’amis du théâtre, petit investissement qui lui rapportait toujours de sympathiques profits, quand les clients désiraient pouvoir s’entretenir en privé avec certains artistes. Il passait la visiter une fois par jour, pendant quelques heures où il tentait de la nourrir un peu, sinon du moins la maintenir hydratée. Au bout de trois jours de soins, Jeremy pouvait déjà observer un regain de santé chez sa patiente, elle reprenait des couleurs et ses traits étaient moins tirés, comme si elle avait trouvé la paix dans cette mort échappée belle.

Au fur et à mesure de ces moments de silence, à aider une jeune femme souffrante, Lucifer se questionnait sur la mystérieuse inconnue, de sa vie, ses idées, sa voix, tous ces détails que constituaient les êtres mortels. Il se perdait dans sa contemplation, il savait qu’elle avait été belle et que son état de famine avancée reflétait sa triste réalité, elle vivait dans la rue depuis au moins trois mois, ces trois derniers mois d’hiver rude et dense. Sans pouvoir se l’expliquer, Jeremy laissait pleinement Lucifer se vêtir de sa diablerie devant elle.

Sheryl ouvrait ses fatigués yeux bleus bien des jours plus tard, seule dans son grand lit de malade. Elle ne reconnaissait pas la pièce dans laquelle elle venait de passer la nuit, les tentures rouges contrastaient violemment avec les motifs dorés et sombres de la tapisserie environnante, elle se trouvait chez quelqu’un qui avait des moyens, cela crevait les yeux.

Au saut du lit, Sheryl se sentait bien, aucun vertige ne venait tourmenter son esprit, bien que son estomac criait déjà famine depuis quelques minutes. La quête de nourriture poussait la jeune alitée à s’aventurer dans l’inconnu, ne s’éloignant jamais trop de la prudence.

Les couloirs se succédaient, alignant en eux des chambres semblables à la sienne, jusqu’à l’aboutissement d’un escalier qui menait à une sorte de grande cave, dont Sheryl ignorait qu’on nommait cet endroit « coulisses ». Durant son escapade, tout à fait à l’opposé du théâtre arrivait Jeremy, il était l’heure de venir voir sa protégée endormie pour lui prodiguer quelques conforts. Le sol se fissura sous ses pieds au moment même où son regard se posa sur le lit vide, elle l’avait quitté avant d’avoir pu ne serait-ce qu’entendre le son de sa voix, il s’engouffra dans le couloir, à la poursuite de l’affamée perdue.

Sa folie entamait déjà une belle part de son esprit démoniaque, mais que sa jeune malade lui avait filé entre les doigts le mettait dans une panique innommable, si bien que ses cornes recommençaient à percer son crâne humain pour combler sa rage céleste de l’horreur de son apparence. Si par malheur l’humaine en venait à contempler son physique disgracieux, Lucifer perdrait tout ce qu’il avait acquis, des Cieux aux caprices purement mortels.

Il devait la tuer.

La brume opaque répandait son poison, Sheryl était condamnée par le diable.

Il l’attrapera, fera taire ses sanglots à la seconde même de sa connaissance du malin, la femme se brisera sous ses mains dégoûtantes. Quand elles atteignaient les longs cheveux noirs de la malheureuse, enserrant son cou si fragile, contemplant ses iris exorbitées mais atrocement silencieuses, le calme glacé des abysses, pourquoi n’avait-elle pas peur de lui ? Suffisait-il de plonger en elle son regard maudit, forcer cet être angélique à savourer son âme délaissée du Ciel et dévorer d’un baiser ses pêchers pour la faire resplendir de ténèbres.

Sheryl se tournait vers le diable. Son sourire ravi ne pouvait que briser les illusions funèbres de Jeremy, parfaitement maître de son apparence humaine, dont les cornes n’avaient été que le résonnement lointain de sa fureur perçante, peur de la solitude et de l’abandon.

– Est-ce bien vous qui m’avez emmenée ici ? demandait innocemment la belle tandis que le démon se figeait de stupeur, une main venant se glisser sur sa joue comme garde de son état. Il ne s’était pas transformé, ou du moins, cela n’avait pas duré assez longtemps. Qui êtes-vous ?

Cela était la question à poser. Elle marquait le commencement de la fin des temps, du grand jeu impossible entre Dieu et son fils, avec Sheryl pour arbitre.

Toi, dis-moi, qui es-tu ?

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