3 Déchu (partie 2)

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Il n’y avait pas encore une semaine achevée, que Lucifer saisissait l’ampleur de la pourriture humaine qui tarissait l’esprit d’Ethan McBarden. La première nuit, il s’était vu acquérir un théâtre abandonné en ruines, le soir suivant, il dînait en compagnie de la crème bourgeoise, avant de se rendre dans une échoppe pour y commander des articles visant à débuter les rénovations du théâtre. Le troisième jour, Ethan s’afférait seul à la mise en place de machineries scéniques faites de rouages et de cordes. Il était rare de voir un homme s’investir d’une tâche manuelle, le diable pensa qu’il avait mal jugé ce mauvais bougre, qu’il avait l’étoffe d’un homme bon. Il se trompait lourdement.

Quand survint la quatrième nuit, il suivait toujours inlassablement sa curiosité à travers les ruelles de la ville menant aux portes du théâtre délabré. Mais ce soir-là, Ethan ne se rendait pas au théâtre pour poursuivre son dur labeur de technicien, non ce soir-là, il arpentait les rues tortueuses à la recherche de quelque chose.

L’homme freina sa course aux abords d’une allée crasseuse, là où le petit peuple survivait tant bien que mal à la famine et aux maladies, là où un bourgeois fortuné n’avait rien à faire, pas même l’aumône.

Gardant un visage serein, accueillant et majestueux, Ethan allait se poster devant un jeune garçon, pour lui tendre une pièce d’argent, elle brillait étrangement dans cet endroit aussi sale que sombre, telle une petite lune dans la main des ténèbres. Après un bref échange, l’enfant empochait son butin, avant de disparaître dans l’obscurité. Ethan demeurait figé, un sourire presque heureux sur les lèvres, Lucifer pensa qu’il devait être satisfait de sa bonne action, car il savait que l’homme charitable s’enorgueillissait bien de son geste que trop pourvu d’arrière-pensées.

Au bout d’un certain temps, sans un mouvement de la part du nobliau, le nécessiteux revint avec une poignée d’autres enfants affamés. Lucifer en compta onze, avec une difficulté crasse tant les gamins grouillaient autour d’Ethan, réclamant de belles pièces d’argent tintantes. Après avoir réussi à les calmer un peu, l’homme les guidait tranquillement vers son théâtre rue des Adieux, le diable les suivait paresseusement sans comprendre le but de la manœuvre, peut-être voulait-il de la main d’œuvre, bien qu’elle soit chèrement payée.

Les lourdes portes s’ouvraient sur eux, les accueillant dans son obscurité apaisante. L’ange déchu nota que les bruyants invités égayaient la salle de représentation poussiéreuse, qui n’avait jusqu’alors jamais été occupée que par Ethan dont l’étrange présence angélique n’apportait en rien de chaleur nulle part. Il remarquait soudain que sa proie avait changé, son expression se muait presque imperceptiblement, tel un souffle léger, passant d’une bienveillance merveilleuse à un désir viscérale. Lucifer ne s’était pas mépris sur le compte d’Ethan, il possédait bien une part de ténèbres, mais en rien l’essence d’un être céleste.

Ce qui s’en suivait ne laissait rien, pas même le diable, de marbre. Les enfants avaient été emmenés un par un dans le vestige des coulisses, là où Ethan les avait priés de patienter un moment, tandis qu’il les faisait venir sur scène un par un, laissant le reste du groupe dans le noir et l’excitation naïve.

Le premier qui effleurait les planches de la scène n’avait pas eu le temps de pousser un cri. Les deux mains parfaites du bienfaiteur s’étaient posées sur son visage, un torchon à la main, sans aucun doute imbibé d’un puissant sédatif. Le corps inanimé de la jeune victime ne tardait pas à s’effondrer, bientôt suivit des autres. Lucifer contemplait.

Les invités d’Ethan émergeaient doucement du sommeil dans lequel ils avaient été plongés moins d’une heure auparavant. Ce devait être la douleur lancinante qui les avait réveillés, cruellement, pour qu’ils puissent se rendre compte que d’imposants crochets sortaient de leur chair, la déchirant au moindre mouvement. De longs câbles de fer coupaient l’espace pour relier les enfants à un ingénieux système de rouages dissimulé dans les fondations du plafond, là où Ethan s’afférait depuis le commencement. Un spectacle de marionnettes était donné ce soir-là, les jeunes pantins s’agitaient, manipulés par leur tortionnaire aux anges. Les corps finissaient par se vider de leur sang, et se décrocher, tombant lourdement inerte et sans vie sur les planches rougis du théâtre, avec le diable au premier rang.

Le visage brouillé de larmes brûlantes, Lucifer atteignait la scène dans un battement d’ailes.

– Père, comment avez-vous pu laisser la Création devenir aussi…sale ? souffla-t-il doucement, une main caressant le visage livide d’une petite fille dont les yeux grands ouverts ne reflétaient plus rien. Vous désirez m’enfermer avec l’abomination elle-même.

Entouré de ces cadavres juvéniles, il se demandait si le paradis s’ouvrirait pour ces âmes meurtries ou bien si l’enfer était leur destination pour leur manque de croyance. Un genou à terre, Lucifer entama une prière, ses larmes se mêlant au sang des humains pour ne faire qu’une unité harmonieusement noyée par la mort. Ses mains se joignaient, son visage apposé sur elles semblant maintenir sa raison du mieux qu’elles le pouvaient.

– Soyez spectateur de la déchéance de l’humain, observez bien le trépas de ses pairs, consumez-vous de colère et de votre tristesse pour accomplir le jugement de ce meurtrier. Que l’enfer ne s’ouvre pas pour Nadia, Luke, Perry, Adeline, Mickael…

Les noms se suivaient, portés par la voix brisée de l’ange déchu. Quand le dernier nom survint et que la prière s’acheva, il ne restait que le silence. C’était ce silence profond, celui qui suivait la passion implorante d’un fils abandonné, envers un père absent, ce silence terrible qui acheva de faire succomber Lucifer à la souffrance de la solitude.

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