2 Le son des sabots du bouc

4 minutes de lecture

Loin, bien au-delà de ses souvenirs brûlants et perdus, Sheryl poursuivait sa quête d’un abri pour cette lente nuit enneigée. Cela faisait maintenant plus de deux mois que la jeune veuve ne parvenait plus à trouver de l’argent pour survivre tant bien que mal ; à force de cette faim constante, son corps autrefois encore désirable, se détériorait doucement et n’animait plus rien chez de potentiels clients. Pour moins de cinq sous elle vendait ses armes féminines, pour moins de quatre, de trois, de deux…La crasse qui la recouvrait rebutait même les vieux mendiants, ses cheveux autrefois d’un noir profond restaient ternes et sans vie, sa carcasse mourante aux os volés en éclats ne pouvait pas la soutenir davantage, moins encore une fugace relation charnelle dans un coin de rue miteux.

Voler sa pitance rapidement, sans un bruit ni un souffle, ne serait-ce qu’un sou de bronze ou un trognon de pomme, elle gageait de pouvoir y parvenir malgré les vertiges qui trahissaient ses yeux. La nuit s’était bien glissée dans les artères de la ville, dispersant ses ténèbres opaques pour faciliter l’éveil du crime. Sheryl savait où se rendre pour trouver une âme assez naïve pour se laisser plumer, il suffisait de marcher un peu plus loin, là où la neige peinait à reprendre ses droits sur le pavé glissant, tourner à gauche au coin de la rue des Adieux.

Il était encore assez tôt ce soir-là, les plus riches sortaient du théâtre après une énième représentation de La vie aux belles, ce drame où une jeune fille de bonne famille prenait la fuite avec un esprit vengeur, ils se cachent au royaume des morts pour vivre pleinement leur idylle amoureuse, mais quand le spectre retrouva les souvenirs de sa vie, il devait tuer son ennemie, sa bien-aimée, pour sa vengeance par-delà la mort et rendu fou de douleur par son acte inéluctable, il supplia à Dieu d’annihiler son existence, plus rien ne demeurait à la fin de cette pièce tragique. Sheryl n’aimait guère ce genre d’histoire, vouloir cesser d’exister partout, que toute trace de sa vie et mort devait être effacée, quel gâchis, l’amour rendait les Hommes stupides, maudissait-elle en silence tandis que ses jambes la portaient au commencement de la rue ciblée.

Comme prévu, des nobles quittaient sans empressement la sortie du théâtre, certains poursuivaient leur conversation dans l’entrée de la grande bâtisse. Des sculptures murales, dont le sens échappait à la plupart, Sheryl y compris, représentaient des nymphes dansant parmi des serpents entremêlés. Seul un visage inhospitalier trônait au-dessus de l’entrée loin de la décadence du reste de la paroi.

Sheryl n’avait pas peur, elle savait que la mort la faucherait ce soir, si elle échouait à subtiliser ne serait-ce qu’un sou à ces nobles jamais dehors sans une bourse dissimulée sous leur mine bien mise. Bien que boiteuse, elle parvenait à courir un peu, cela suffirait pour son entreprise. Elle ne pouvait plus rien perdre, quitte à mourir de faim et de froid, autant se débattre jusqu’à la fin pour inverser la balance. L’énergie du désespoir animait ses jambes brisées, la douleur n’était pas importante, son corps s’élançait rapidement vers un homme s’éloignant des autres, le dos tourné vers la voleuse essoufflée qui fondait sur lui. La rencontre percutante et brève ne laissait pas assez de marge d’attaque à Sheryl pour refermer ses griffes dans la veste de l’inconnu. À peine avait-il repris ses esprits, qu’il la projetait loin de lui avec assez de force pour la faire chuter à plus d’un mètre, tant elle était légère. Sa carcasse s’écrasa sur le sol sans rien dans les mains, accompagné des injures que proférait l’homme à son encontre.

C’était fini, l’échec de ce vol ne pouvait qu’inviter la faucheuse à venir se saisir de son trophée, Sheryl mordait sa lèvre d’amertume d’avoir perdu face à la mort. La chaleur de ses larmes la réconfortait étrangement, l’heure était à l’attente, bientôt la neige cesserait d’être froide, son corps disparaîtrait de sa conscience pour entamer son beau voyage. Plus aucune âme qui vive n’animait la rue, le silence demeurait entier et la solitude caressait tranquillement la joue de Sheryl, elle était le lot de tous les mourants, leur plus fidèle amie dans ces moments de perdition de soi. Le ciel nocturne avait-il toujours été aussi rayonnant ?

Pendant que son esprit vagabondait sans but, elle sentait peu à peu ses membres se détendre, sa respiration se faire plus lente, toute force avait déserté son enveloppe charnelle et même les larmes ne parvenaient plus à couler, peu importait, elle désirait simplement partir loin de la réalité, rejoindre son mari au royaume des morts, comme dans cette pièce qu’elle détestait tant. Tu es mort par ma faute. Cette dernière pensée berçait le déclin de son esprit vers l’inconscience funeste.

Un son régulier se faisait entendre au loin, extirpant à contrecœur Sheryl de sa rêverie. Poc…Poc…Poc…Poc…Des pas qui résonnaient sur la pierre, dans un rythme très lent, comme le bruit de semelles de bois, un son creux. Un cheval devait avoir perdu son maître pensait Sheryl, ne souhaitant pas y accorder plus d’importance, souhaitant que l’animal vienne la piétiner pour enfin l’achever. Poc…Poc…Poc…Poc…Les pas se rapprochaient pour devenir plus distincts, le son ample et grave indiquait qu’il devait être d’une carrure imposante. Non, ce n’était pas un cheval, l’intrus se déplaçait à deux pattes.

Dans un ultime effort, Sheryl tourna ses épaules vers la source bruyante de l’autre côté de la rue des Adieux. Son sang se glaça quand ses yeux rencontrèrent une immense silhouette sombre, elle était pourvue de cornes et son corps humanoïde avançait lentement sur ses deux pattes de bouc, faisant résonner ses grands sabots sur le pavé glacé. Sheryl pensa qu’elle ne voulait plus se faire piétiner par cette chose avant de perdre connaissance.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Victoriaenag ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0