Sheryl ne trouvait plus la force d’avancer, ses membres la lâchaient peu à peu, anesthésiés par la morsure du froid d’être restés sous la neige depuis les premiers flocons. Aux premières aurores, la jeune femme avait parcouru la ville aux rues tortueuses, évitant soigneusement les quartiers les plus riches, telle une ombre insaisissable à la recherche d’un nouvel abri loin des regards malavisés. Les plus habiles pouvaient se loger sous les toits pour trouver de quoi dormir quand la grande nuit venait, elle avait tenté sa chance en vain, la chute lui avait brisé quelques os. Sheryl était restée allongée dans la neige pendant longtemps, un peu de sang s’échappait de son nez suite à l’impact de son crâne qui avait heurté le sol de pierre gelé. Ses yeux aveuglés jusqu’alors, parvenaient à retrouver la vision des couleurs après ce qui lui avait semblé une petite éternité, elle quitta son lit blanc le pas lourd.

Par chance, elle ne sentait plus la souffrance qu’animait ses blessures fraîches ou non, la tempête de neige sévissait, le son du vent s’engouffrait dans les ruelles, faisait danser ses cheveux et chavirer ses jambes. Ce n’était pas si terrible, pour un premier hiver dehors pensait-elle, même la faim ne la torturait plus à ce stade, et la nuit était claire malgré que la neige tombait indéfiniment au-dessus d’elle. Ces tourbillons l’invitaient à lâcher prise doucement, à l’heure où la mort elle-même lançait son appel pour la douce Sheryl. Dans sa divagation, elle revoyait la chaleur de son foyer avec ce désir profond de revenir en arrière, avant la déchéance de sa vie.

De sa jeunesse, Sheryl ne possédait aucun souvenir. Ses racines, ses parents, son âge ou encore la date de sa naissance, tout cela lui était inconnu depuis que sa conscience s’était éveillée un beau jour, quand elle était déjà une magnifique jeune fille. Son éveil avait eu lieu alors qu’elle était en train de marcher au centre d’une foule. Se retrouver perdue avec tant d’agitation autour d’elle sans parvenir à comprendre ce qui arrivait et pourquoi, ce sentiment de perdition. Son premier réflexe a été de regarder vers le ciel. Une immense paix lui parvint alors, pendant que son corps s’effondrait, puis ce fût le noir.

Une fois éveillée, elle pouvait constater que la foule avait disparu et que son corps était allongé sur un lit aux parures très raffinées. Un son sortit de sa bouche, la première fois qu’elle entendait la résonnance de sa voix, étrangère et déplaisante. Hors du grand lit, Sheryl s’était précipitée vers un miroir de haute taille pour découvrir son reflet. Son visage pâle était encadré de cheveux noirs en forme de vagues, qui lui arrivaient aux creux des reins. Ses yeux étaient d’un bleu cristallin, elle pouvait apercevoir les détails semblables à des taches dorées qui entouraient la pupille. Elle avait peur. Cette fille était bien elle, mais ce corps entier lui était violemment étranger, quelles étaient ces mains et ce regard morne, cette apparence sombre qui n’avait rien de ce qu’elle pouvait imaginer d’elle-même, mais ainsi devait-il en demeurer.

C’était chez un bourgeois du nom de Horm que Sheryl allait vivre pendant un temps. L’homme désireux de pouvoir secourir une jeune fille en détresse, n’envisageait pas que cette dernière soit amnésique, sans identité ni foyer, alors il la gardait en lieu sûr pour appuyer les efforts de mémoire de sa protégée. Il lui avait trouvé ce nom qui plaisait beaucoup à l’intéressée, elle possédait enfin quelque chose qui la rapprochait d’elle-même.

Au fil des semaines, ils avaient tissé une relation de confiance, si bien qu’Horm tombait sous le charme de la belle Sheryl qui avait repris des couleurs. Le gentilhomme, qui approchait la trentaine, veuf depuis deux longues années dû à la perte de sa femme dans un accident de train, songeait à se remarier. Cependant, aussi séduisante pouvait être son invitée, son âge véritable restait incertain, elle pouvait avoir quinze ans comme dix-huit, consentirait-elle à épouser un homme si vieux ? Il ne voulait surtout pas effrayer la jeune fille encore vulnérable et sans appui dans ce monde, excepté lui. Il lui avait donc fallu trois années de réflexions avant de faire sa demande à Sheryl.

Ces années les avaient profondément rapprochés, elle s’imaginait son protecteur tel un chevalier bienveillant et la seule figure masculine qu’elle n’avait jamais connue, lui pensait à sa beauté et son esprit avec tendresse et admiration.

Horm l’avait fait venir un soir dans le salon, le feu crépitait, la chaleur enveloppait doucement la pièce. Il se tenait devant l’âtre, la mine bien mise et tout nerveux, ayant fait promettre aux domestiques de ne pas venir les déranger pendant la demande, tout était prêt. Des coups brefs contre le bois de la porte le firent sursauter. Sheryl vêtue d’une robe rouge, flatteuse pour son teint de neige, elle effectua une petite révérence pour saluer son hôte.

Après un court échange de politesse, Horm arma son courage pour poser un genou à terre. La réaction de Sheryl ne se fit pas prier, lorsqu’elle porta ses mains devant sa bouche, rougissante, les yeux éclairés de mille chandelles. Horm lui exprima ses sentiments pour elle, de cette jeune fille qui avait bouleversé sa vie et de la magnifique et digne femme qu’elle était devenue et tout l’amour qu’elle lui inspirait depuis. Dévoilant une bague en argent sertie d’un saphir où la lumière venait faire scintiller ses courbes, il acheva sa déclaration enflammée en posant l’ultime question, « Sheryl, voulez-vous m’épouser ? ». « Oui, je le veux de toute mon âme. », les deux fiancés s’enlacèrent emportés par l’ivresse du bonheur.