Mama Thésia

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 J'étais affalée sur la table en bois, ma main retenant ma joue droite. La nuit tombait. Mama Thésia l'avait remarqué depuis bien longtemps, contrairement à moi. Elle avait allumé les petites bougies des étagères qui arboraient les murs. Les flammes variaient la lumière dans la pièce : elles dansaient devant mes yeux et me berçaient.

À travers la fenêtre de la minuscule porte en bois ronde, je pouvais, entre l'espace vide que nous offrait la forêt, apercevoir au loin le bar du village. Voir les habitants s'amuser autant me donnait du baume au cœur.

Les ruelles étaient éclairées par des cierges géants. Il y avait assez de cire pour illuminer Hima des heures durant. Les bougies étaient notre seul moyen, à nous les Atlantes, de nous éclairer, sans pour autant polluer notre atmosphère.

L'Atlantide tenait l'équilibre du monde. Nous devions faire preuve de grande sagesse où la Terre nous redonnerait la monnaie de notre pièce. La dernière fois que les Atlantes avaient rompu cet accord, ce fut lors du Grand Déluge. Nous étions donc obligés de nous tenir à carreau, en respectant la nature qui vivait autour de nous. Nous ne devions au grand jamais créer un déséquilibre. Et pourtant... Depuis une dizaine d'année, ce devoir semblait s'effacer dans l'esprit des castes supérieurs, ce qui ne présageait rien de bon.

Je l'avais appris à l'école hebdomadaire : des cours qui se faisaient une fois par semaine quand la météo le permettait. Les enfants d'Imatopia n'avaient pas l'occasion d'aller s'instruire aux Académies Royales. La plus proche se trouvait au quatrième quartier chez les Logiciens, et la meilleure dans le quartier royale.

Heureusement, un savant de cette dernière avait eu la gentillesse de venir nous rendre visite de temps à autre. Nous ne savions jamais le jour exact de sa venue. Ni même l'heure. Cela nous importait peu. Le fait que quelqu'un se préoccupe de nous, nous rendait déjà très heureux.

M. Didàs était un bon professeur. Tous les enfants adoraient ses cours. Même les adultes d'ailleurs. Avec Mama Thésia, nous n'avions jamais loupé une de ses histoires sur le Monde du dessus. Comment fonctionnait-il ? Qu'avait-il enduré là-haut ? Est-ce-qu'il nous cherchait ? Car on savait tous que l'Atlantide avait été connu. J'avais appris un soir que nos ancêtres avaient parsemé le globe d'indices et de constructions, afin de prévenir ses habitants du triste sort réservé à ceux qui osaient rompre l'équilibre de la Terre. Ils étaient au courant du Grand Déluge, je ne sais de quelle façon. M. Didàs nous expliquait que certains Atlantes avaient fait le choix de rester sur la terre ferme. Par la suite, je m'étais longtemps questionné sur l'existence d'enfants hybrides, descendance du peuple terrien et atlante. Bien que leurs existences soient évidentes, personne, pas même notre professeur, ne savait les conséquences que ces enfants allaient perpétuer.

Chaque mot qui sortait de sa bouche était une découverte pour nous. Nous étions attentifs à chaque petit détail.

Je me souviens même, de la première fois qu'il était venu. C'était un petit monsieur. Il était arrivé habillé simplement, sans l'artifice des Logiciens : un pull noir et un pantalon kaki. Il s'était assis doucement sur le tronc d'arbre qu'un habitant lui avait coupé pour l'occasion. Les anciens du village s'occupaient de nous faire asseoir en cercle, à même le sol, autour d'un feu qui nous réchauffait le visage. Il regardait le sol, accoudé à ses genoux.

L'installation terminée, il avait levé la tête et haussé les sourcils d'un seul coup. L'étonnement de voir autant de monde devant lui, laissa échapper quelques rides sur son front. Il frotta alors ses cheveux gris, sans doute pour se motiver.

Il avait commencé par nous expliquer pourquoi nous étions retenus sous l'eau. Le crépitement de la braise animait son discours. Lorsque le cours fut terminé, les questions fusèrent de tous les côtés. Nous avions tous soif de savoir. Cette chance qui nous souriait, nous rendait un peu plus importants à nos yeux.

Depuis ce premier jour, il revenait nous voir chaque semaine. Il y prenait plaisir, parce qu'ici, son cours n'était pas seulement entendu, mais écouté. La richesse peut nous rendre hautains parfois...

 Soudain, la porte en bois de la taverne claqua violemment. Le bruit résonna dans toute la maison et souleva mes paupières lourdes. Qui plus est, me fit sursauter. Mama Thésia rentra avec difficulté, un chaudron noir à la main, descendant les deux marches du porche une à une. Elle se pliait en quatre pour ne pas cogner sa tête au plafond. Elle déposa rapidement le récipient à moitié rouillé sur son socle. J'avais cru deviner à son visage, qu'il était lourd.

Une brise empêcha la porte de se fermer et diffusa les rires provenant du bar dans toute la pièce.

  • J'aimerais bien savoir ce qui les fait si rire, soufflai-je désespérément.
  • L'alcool sans doute, pouffa t-elle tout en craquant son dos vers l'arrière, ses mains sur ses reins.

Elle me fixa avec ses yeux verts brillants. Après un long moment à lutter, en soutenant moi aussi mon regard, je finis par pouffer à mon tour.

Mama Thésia, je l'avais toujours trouvé drôle. Sa bonne humeur me faisait du bien. Je la considérais comme une mère, une sœur, une grand-mère, mais surtout comme mon amie.

Elle avait un petit côté attachant. Quand elle souriait, ses grosses joues potelées remontaient et empiétaient sur ses grands yeux globuleux. Ils devenaient alors tous petits, ce qui lui donnait un air malicieux.

Quand j'étais plus petite et que j'étais triste, elle m'entourait de ses bras et me blottissait contre sa forte poitrine. Il est vrai que Mama Thésia avait des problèmes de poids, mais comme elle a toujours dit :

  • Quand on aime manger, on ne compte pas !

Alors je lui répondais innocemment :

  • Tu as raison et plus tu manges, Mama Thésia, plus tu prendras une grande place dans mon cœur.
  • Tu as tout compris crevette, me disait-elle en me pinçant le bout du nez.

Je me levai et me plaçai à ses côtés. Elle coupait en rondelles les carottes que j'avais ramenées avec précision. Je m'avançai vers le chaudron qui commençait à peine à bouillir. Je saisis une bûche qui avait été posé tout près du socle, dans un panier en osier, et je le coinçai entre les flammes et la braise.

  • Tu sais Mama, j'en ai assez d'avoir peur de sortir d'Hima, soufflai-je. Comme tu me l'as souvent répété, je dois me prendre en main et m'aventurer dans des contrées inconnues. Je dois me créer ma propre aventure ! tentai-je de me convaincre. C'est si simple de le dire, et pourtant je ne m'en sens pas capable, du moins j'ai peur de ne pas être capable... Comment as-tu fait quand tu étais jeune, pour voyager seule hors de la cité Atlante ? l'interrogeai-je en me frottant les mains pour enlever les saletés laissées par le bois.

Elle se retourna, et s'appuya contre son plan de travail.

  • Je ne sais pas, ma puce, peina-t-elle à dire.

Après quelques minutes de silence, une lueur s'alluma dans ses yeux. Elle se précipita vers moi, posa le sac de graine que je venais de prendre sur la table et m'attira vers un siège pour que je puisse m'asseoir.

  • Ma chérie, c'est normal d'avoir peur. Tu approches un âge où tu aimerais te retrouver seule, mais tu as toujours connu ce cocon que nous nous sommes formés. C'est ta zone de confort, chuchota-t-elle en me caressant la joue du bout de son pouce. Une fois qu'on est dedans, on ne veut plus la lâcher, de peur de ne pas trouver un lieu à sa hauteur. Mais cette zone te limite et si tu n'en sors pas, tu ne pourras pas te découvrir ou bien rayonner ce que tu es véritablement. C'est à ton âge que tu dois trouver ta véritable personnalité, se réjouit-elle. Ce n'est pas pour t'embêter ma chérie lorsque j'insiste pour que tu te sociabilises. Tu n'as connu que moi, en vingt ans !

Elle marqua une pause.

  • Je ne sais pas où j'ai trouvé tout ce courage pour m'aventurer dans les terres inconnues. Simplement, je sais une chose.

Je hochai la tête lui signifiant qu'elle avait toute mon attention.

  • La peur, c'est ce qui t'empêche de vivre, de te réaliser. J'ai appris au cours de mes expériences de vies que mes plus belles rencontres et mes plus belles aventures sont arrivés lorsque j'ai dépassé cette peur.

Elle prit mes mains dans les siennes.

  • Cesse de te poser tout un tas de questions. C'est là que tu laisseras la peur entrer. Ne réfléchis pas, s'écria-t-elle. Sors, fait de nouvelles rencontres, me souriait-elle. Et surtout ne laisse pas le temps à cette peur de prendre place. Prends chaque instant comme un cadeau. Les bons moments, comme les mauvais, car ce sont ces présents qui te forgent, qui te construisent, et qui font ce que tu es par la suite, s'enjoua-t-elle en me pinçant la joue.

Décidement, Mama Thésia aimait mes joues, et moi qu'est-ce que je l'aimais ! Je la remerciai par un baiser sur le front. Son regard était fixé dans le vide, comme si quelque chose la préoccupait. Je me sentis mal. Et si cela la blessait de se dire que j'allais partir dans peu de temps ? Une voix me rappela à l'ordre : "Cesse de te poser tout un tas de questions".Un large sourire se dessina alors sur mon visage. Sacré Mama Thésia ! Elle me connaisait par coeur.

 L'eau du chaudron se mit à bouillir d'un coup, débordant sur les côtés. Rapidement, nous nous remîmes aux fourneaux.

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