XXVII. Anneau

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  En rentrant à l'auberge, les bras chargés de tapisserie, Cassandre croisa Paul qui déchargeait les livraisons de la semaine.

– Besoin d'aide ?

– Ça ira, répondit-il en lui faisant signe de sa main libre. T'as déjà bien assez à faire avec votre petit nid d'amour, là-haut.

Cassandre acquiesça sans dire mot. Ce petit nid, comme il disait, elle n'était plus certaine qu'il fût rempli d'amour. Ce qui s'apprêtait à l'investir, sous les traits de la passion, elle commençait à croire qu'il s'agissait d'une lutte intestine : un champ de bataille sur lequel la douceur désolée de Cyrille tentait désespérément de repousser l'invasion de ses propres griefs.

En pénétrant dans l'appartement et en contemplant, comme chaque jour, les murs nus, laissés tels quels sous prétexte de ne pas encore avoir déniché le revêtement parfait, l'ampleur de sa propre sévérité frappa la jeune femme. Ces mur, elles les avait érigés entre Cyrille et elle, espérant ainsi préserver ses sentiments de l'aigreur qui la rongeait. Mais l'aigreur dominait ce lieu, leur petit cocon dont elle repoussait sans cesse l'investissement, afin de pouvoir continuer à s'y reclure – s'isoler pour caresser en paix l'embryon de fureur qu'elle abreuvait au sein. Ce qu'elle bâtissait, malgré elle, c'était la tyrannie du Reproche.

Cassandre déchargea ses commissions sur l'épaisse bâche bleue qui recouvrait la table, jonchée par la poussière du chantier. Un soupir chargé de lassitude se fraya un chemin entre ses lèvres sèches et emplit la pièce vide d'un souffle réfléchi dont l'écho refoulait une pesanteur malsaine.

Alors qu'elle passait le cadre qui séparait la cuisine du salon, la vue d'une silhouette immobile la fit tressaillir. Cyrille, assise bien droite sur le canapé bâché, gratifia sa belle d'un sourire ingénu.

– N'aie pas peur, ce n'est que moi.

Flairant le piège, Cassandre s'avança prudemment dans la pièce et la scruta minutieusement, du plancher patiné jusqu'au plafond béant d'où pendait, comme une étrange guirlande, les câbles bariolés de l'installation électrique inachevée.

– Tu ne devrais pas déjà être partie chercher Alix à l'école ? s'inquiéta la jeune femme.

Cyrille secoua la tête.

– J'ai demandé à Paul de s'en charger pour moi. Ne t'inquiète pas, je ne me décharge pas de mes responsabilités. Seulement, je ne pouvais pas attendre...

Elle tapota doucement l'assise libre du divan et, sous sa paume, le plastique se froissa dans un affreux frou-frou.

– Viens donc t'asseoir près de moi.

Trop interloquée pour chercher à comprendre davantage ce que sa compagne avait en tête, Cassandre s'exécuta. Cyrille, visiblement tendue, prit une profonde inspiration avant de déclarer :

– Cassie, j'ai bien réfléchi. Ça me pèse beaucoup, que tu doutes en permanence de moi. Ça me blesse, de savoir que tu souffres continuellement à l'idée que je pourrais en préférer une autre. Et je ne sais plus comment te le dire. Je ne sais plus quels mots je dois employer pour te prouver qu'il n'y a qu'à toi que mon cœur appartient. Je t'ai aimée dès notre première rencontre. Je t'ai perdue, parce que je t'aimais mal. Je t'ai fait du mal. J'ai dû m'efforcer d'avancer, avec la certitude que je n'aimerais plus jamais. Après toi, je n'ai plus jamais réussi à ouvrir mon cœur à personne. Même pas maladroitement. Et puis tu as refais surface dans ma vie, et tu lui as redonné un sens. Je sais que je ne suis pas parfaite. Je sais que j'aurais dû être honnête avec toi dès ton arrivée à l'auberge, mais j'avais tellement peur de tout foirer, encore une fois... C'est normal que tu m'en veuilles et que tu doutes de moi. Alors, j'ai réfléchi. Et je me suis dit que, peut-être... Enfin, je sais que ce n'est pas une preuve, en soi. Je sais que ça n'est pas vraiment possible, pour nous. Mais je voulais que tu puisses la porter, tous les jours, et savoir qu'il ne s'écoule pas une seconde sans que je pense à toi.

À l'issue de cet incroyable discours – peut-être le premier que Cyrille déclamait sans déraper et gâcher par avance tous les beaux sentiments qu'elle y avait voués – elle tira de dessous la bâche bleue une petite boîte qu'elle présenta à Cassandre. Rabattus sur le couvercle, les doigts de sa main tremblante le soulevèrent en dévoilant l'éclat d'un bijou envoûtant : un anneau de platine surplombé d'une perle.

– Tu es ma perle à moi, alors accepterais-tu...

Tandis qu'elle soulevait la main de Cassandre pour lui passer la bague au doigt, des larmes incontrôlables répandaient leur émoi sur les joues de Cyrille.

Demeurée muette, Cassandre déglutit, levant les yeux au plafond dans l'espoir de se ressaisir. Les câbles entremêlées lui renvoyaient, comme un miroir grossissant, l'image de ses propres intestins noués par l'angoisse. Cet instant, sans doute en avait-elle rêvé. Pourtant, maintenant qu'il advenait, elle ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi tout ce qu'elle ressentait se résumait à une insurmontable envie de disparaître. Au contact du métal froid de l'anneau sur son annulaire, la jeune femme bondit et arracha violemment sa main aux doigts crispés de Cyrille. La bague tournoya brièvement entre leurs deux silhouettes interdites, avant de s'écraser au sol dans un tintement feutré.

Les yeux médusés de Cyrille ne purent, durant quelques instants, se détacher du bijou scintillant ; le gage de son amour brutalement rejeté.

– Je suis désolée, murmura Cassandre, sans oser lever la tête pour confronter le visage effondré de celle qu'elle venait d'éconduire.

Le cockpit déglingué du cœur de Cyrille affrontait une nouvelle tempête, aussi terrible qu'imprévue. Les radars s'affolaient, les voyants d'alerte s'allumaient les uns après les autres sur le tableau de bord, sans qu'elle pût expliquer quel obscur paramètre lui avait échappé. Les aléas du cœur défiaient décidément toute prévision. Piégée dans la carcasse d'un avion qu'un tonnerre d'émotions foudroyait de toute part, la jeune femme n'avait désormais plus d'autre choix que de plonger dans l’œil du cyclone en priant pour que chacun de ses os ne fût pas réduit en pièces au cours de cette atterrissage-catastrophe. Maintenant, c'est quitte ou double !

– Je ne comprends pas, bredouilla l'amoureuse qui luttait pour maîtriser les spasmes qui la prenaient d'assaut. Je croyais que c'était ce que tu voulais...

– Écoute, Cyrille, dit tristement Cassandre en lui prenant la main, tu vois bien que ça ne fonctionne pas. Tu m'as fait du mal, je te fais du mal. Combien de temps on va s'entêter dans ce cercle vicieux ? Je croyais vraiment... Je voulais vraiment aller de l'avant, mais je n'arrive pas à te pardonner.

Les doigts de Cyrille s'agrippèrent machinalement à l'avant-bras de sa bien-aimée, ultime bouée de sauvetage dans la houle dévastatrice qui les emportait alors.

– C'est de ma faute, assura-t-elle Cassandre. C'est à moi d'être là pour toi, de te montrer que tu peux compter sur moi. Peu importe s'il te faut toute une vie pour me pardonner...

– Tu ne comprends pas, Cyrille. Je ne sais même pas si j'en serai capable. Alors, à quoi bon te faire languir ?

Il lui semblait éprouver la fracture des ailes de l'avion, brisé par la tempête, lorsqu'elle s'accrocha de toutes ses forces au buste de la jolie rousse pour tenter de la retenir.

– Eh bien, ne me pardonne pas. Mais ne me laisse pas. Ne laisse pas tout s'écrouler, je t'en supplie...

– Tout s'est écroulé il y a huit ans. Il fallait qu'on se retrouve, qu'on se parle, qu'on essaye. Mais ça ne fonctionne pas. Je vois bien toute la peine que je te cause, et ça ne rime à rien.

À ces mots, elle repoussa doucement Cyrille, paralysée sur place, et se baissa pour ramasser la bague qu'elle déposa au creux de sa paume moite.

– Quelqu'un d'autre mérite sûrement que tu lui offres des perles. Je te souhaite de la rencontrer.

Dans un ultime sourire, Cassandre tourna les talons et quitta l'appartement.

C'était ce qu'il y avait de mieux à faire, essayait-elle de se convaincre. En demeurant auprès de Cyrille, elle entretenait l'obsession qui l'empêchait de vivre sa vie, d'être une bonne mère et même de s'épanouir. Quitter Vilmorne, il n'y avait nulle autre issue.

Elle rentrerait chez elle, forte de ses souvenirs recouvrés. Elle chercherait un nouvel emploi. Quelque chose de stable. De la comptabilité ou du secrétariat. De quoi assurer un loyer, un job alimentaire.

Cette fois, elle prendrait garde à ne pas se laisser trop facilement séduire par sa supérieure. Elle blinderait son cœur et garderait ses distances. Et nul ne la traînerait vers la porte pour une faute imaginaire.

Il faudrait aussi qu'elle ait une discussion avec sa mère, elle le savait. Tous ces mensonges, ces faux-semblants, l'écrasante banalité qui avait trop longtemps voilé la cruelle vérité ; il faudrait tout mettre à plat, se livrer à cœur ouvert.

Voilà tout ce que Cassandre avait en tête en remontant à bord de la vieille Peugeot ; tous les simulacres de projets dans lesquels elle s'entêtait à noyer les regrets qui déjà la rongeaient.

Fais demi-tour ! Fais demi-tour ! Fais demi-tour...

La même prière hantait Cyrille, courbée sur le canapé, tandis que la bague refusée tournait entre ses doigts, malgré elle lui semblait-il, comme sous l'emprise d'une irrémédiable malédiction.

Elle était sur le point de se lever, de courir à la fenêtre et de hurler de toute ses forces pour implorer une dernière fois Cassandre de demeurer auprès d'elle, lorsqu'elle entendit le moteur démarrer. Aussitôt, tous ses espoirs volèrent en éclats, en même temps que sa propre volonté. Rendue folle par le chagrin, elle approcha le redoutable bijou de son visage, considéra la perle de ses iris livides – le miroitement de la nacre se reflétait dans le profond néant de ses yeux, sa pupille soudain transfigurée en quelque joyau rare – et, au moment même où la raison l'abandonnait pour de bon, elle engloutit l'anneau.

Sitôt qu'elle eût avalé, le cercle de platine se coinça dans sa gorge et fit barrage au moindre souffle de vie qui eût tenté d'atteindre ses poumons.

– Cyrille, appela l'écho d'une voix de fillette, la maîtresse veut que t'ailles la voir demain pour...

Comprenant qu'Alix venait de rentrer de l'école, la mère à l'agonie, ramenée à elle par un instinct dont elle ignorait jusqu'alors l'existence, se jeta à quatre pattes sur le plancher crasseux et tenta d'expulser le bijou qui l'étouffait.

– Qu'est-ce qui t'arrive ?

Ne reste pas là ! Fous le camp ! Ne me regarde pas... Pitié ! Ne me vois pas crever !

Il lui fallait cracher la perle de sa trachée, sinon sa propre fille serait témoin de son suicide ; sinon le souvenir de son corps saccadé aux portes de la mort la tourmenterait à jamais.

Je ne veux pas mourir !

– Maman !

Tel fut le dernier mot que Cyrille entendit en perdant connaissance, terrassée par la bague qui encombrait ses voies respiratoires ; vaincue par l'abandon et déchue sous les yeux effarés d'une figure aimante.

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