XXI. Sorcière

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  Un soir d'automne 1986, Cyrille et son frère traversaient la grand place pour regagner la maison. La nuit assassine flirtait langoureusement avec les derniers éclats du jour agonisant. Les villageois s'affairaient autour du bûcher qu'ils montaient pour la célébration annuelle de l'Inquisition. À l'issue d'un dimanche festif et bien arrosé, on y brûlerait, comme de coutume, un pantin grimé en sorcière médiévale. Déjà, on accrochait à sa potence le corps de bois sculpté de l'adoratrice de Satan. Les guirlandes de feuilles mortes qui composaient sa tignasse rougeoyante préfiguraient son triste sort : les flammes qui bientôt lui dévoreraient les membres.

Nul ne se doutait alors que, plus de cinq siècles après son âge d'or, la chasse aux sorcières se poursuivait en secret dans la petite bourgade – nul, hormis les apprentis inquisiteurs.

Ce soir-là, une idée germa dans l'esprit de Maxime. Sans doute en fit-il part à Jérémie et Michelle. Cyrille, pour sa part, n'en sut rien avant le moment fatidique où ils passèrent à l'acte.

Le vendredi suivant, à l'aube des festivités, les adolescents de Vilmorne descendirent du bus. La bande des quatre sortit en premier et fit mine de s'avancer, laissant ainsi le temps à Cassandre et Marjorie d'entamer tranquillement le bout de chemin qu'elles avaient à parcourir.

Marjorie était une forte tête. Depuis qu'elle avait emménagé en ville et s'était prise d'affection pour Cassandre, elle s'interposait chaque fois que quelqu'un osait s'en prendre à sa petite-amie. Leur nouvelle camarade ne brillait pas par sa force physique : à cause de ses problèmes respiratoires, l'endurance lui faisait cruellement défaut et, bien qu'elle fût suffisamment musclée pour se défendre, sa masse corporelle pesait peu face à celle de Maxime ou Jérémie. Pourtant, il émanait de Marjorie une détermination qui, à elle seule, pouvait faire pencher la balance en sa faveur. Jamais elle ne ployait face à la violence et jamais elle ne laissait quiconque briser ses convictions. Aussi, même si les moyens dont elle disposait pour protéger Cassandre s'avéraient extrêmement limités, elle se battait avec tant d'acharnement et refusait si obstinément d'admettre sa défaite que les bourreaux s'étaient lassés de l'affronter et leur avaient, pendant quelques temps, laissé un peu d'espace.

Cyrille éprouvait envers Marjorie une haine viscérale. D'abord, parce que la nouvelle venue avait dérobé le cœur de celle qu'elle convoitait et qu'elle n'avait, par sa faute, plus aucune possibilité de conquérir. En effet, deux années durant, Cyrille avait rossé Cassandre de ses violentes caresses, s'était confondue en excuses jour après jour et l'avait, à force de brutalité et de perpétuels pardons, maintenue sous sa coupe. Désormais, Marjorie l'empêchait de dégrader à souhait la chair de sa bien-aimée – geste qui, assimilé par ses sens, avait fini par devenir une démonstration d'amour comme une autre ; un rituel passionné emprunt de sadisme – et par là même de l'aborder continuellement sous couvert de lui présenter des excuses. Il faudrait des années à Cyrille pour admettre que, si elle abhorrait à ce point Marjorie, c'était avant tout pour être capable des sacrifices qu'elle-même ne pouvait se résoudre à accomplir ; c'était pour être l'amante que Cassandre méritait et, par voie de conséquence, avoir fait d'elle une prétendante indigne. Parce que Marjorie était son parfait contraire, elle renvoyait à Cyrille le reflet de toute son abjection. Cela, l'adolescente frustrée ne le supportait pas.

Ainsi, quand ses acolytes déclarèrent ouverte la chasse aux sorcières et se lancèrent à la poursuite des deux amoureuses, Cyrille les suivit sans broncher. Quand, au hasard d'une rixe à un embranchement, Cassandre et Marjorie furent séparées, elle se réjouit de l'opportunité et s'élança à la poursuite de sa proie adorée. Tandis que Maxime et Michelle suivaient la piste de l'asthmatique, Jérémie et elle bifurquaient pour talonner la rouquine.

Cyrille sentait le fauve en elle qui déchiquetait son être pour se frayer un passage jusqu'à la viande alléchante de l'écureuil. Coup de crocs après coup de crocs, la bête prenait le dessus. Elle bondit sur sa victime et la plaqua au sol. Les cinq doigts fourrés dans son épaisse chevelure rousse, Cyrille lui enfonça le visage dans la litière du sous-bois, en prenant garde à ne pas lui blesser les joues sur la bogue d'une châtaigne. Les fruits, fraîchement tombés, jonchaient le sentiers et submergeaient l'air sec de leur âpre senteur.

À califourchon sur le dos de Cassandre, Cyrille se délectait du bref instant de fureur à l'occasion duquel elle pouvait encore la posséder. Sa prise se débattait davantage qu'autrefois. Elle glapissait le nom de son aimée dans des cris étouffés par la terre et les débris végétaux. Chaque fois que ses lèvres expulsaient en bavant « Ma... », la bête passionnée qui avait pris le dessus sur l'adolescente lui tiraient les cheveux pour plonger plus brutalement son nez busqué dans les gravas.

Si tu criais mon nom...

– Tais-toi ! sanglotait Cyrille rageusement, sans trop savoir si elle voulait faire taire le loup affamé ou la proie ingrate qui rejetait son ardeur.

– Ouais, l'encouragea Jérémie, faisons-la taire !

Joignant le geste à la parole, le garçon prit un malin plaisir à rouer la jeune fille au sol de coups de pieds. Les côtes frêles et les jambes engourdies de Cassandre convulsaient sous les heurts incessants de ses épaisses semelles. Cyrille, toujours agrippée à sa nuque, manœuvrait, tel un marionnettiste, pour que l'ossature fragile de sa bien-aimée évitât les pires chocs. Toutefois, tiraillée qu'elle était par l'impossible amour devenu son impassible armure, la clavette qui jusqu'alors maintenait son cœur d'un seul morceau se dégoupilla. Explosée en une folie larmoyante, elle ne fut dès lors plus en mesure d'épargner aucunement celle pour qui elle s'était rendue malade.

La semelle de Jérémie cogna de plein fouet la mâchoire de Cassandre, en déchaussant une poignée de dents que la jeune fille recracha aussitôt.

Soudain, alors que Jérémie commençait à se lasser et que le martyr de la supposée sorcière touchait à sa fin, Maxime détala sur le chemin en beuglant, affolé :

– On se tire ! Vite les gars, on se tire !

Au léger chevrotement qui ponctuait sa voix, Cyrille sentit que quelque chose d'affreux venait de se produire. Il n'y avait pas à réfléchir longtemps pour deviner de quoi il pouvait retourner.

Jérémie échangea un bref regard avec la louve, toujours résolument campée sur sa proie. Le signe de tête qu'elle lui adressa le conforta dans l'idée qu'il devait décamper sur le champ, et il rejoignit Maxime en toute hâte.

Cassandre persistait à se tortiller, coincée entre les cuisses puissantes de Cyrille. Alors que son bourreau relâchait son étreinte, elle laissa échapper une plainte déchirante.

– Marjie...

Elle aussi, elle a compris.

Au moment où elle s'apprêtait à la laisser s'échapper pour courir retrouver Marjorie, Cyrille rencontra le visage de Cassandre, ravagé tant par la boue que par les larmes. Ses yeux, éteints, renvoyaient l'image morne de son âme meurtrie.

Incapable de soutenir ce regard plein de reproche, la jeune tortionnaire attrapa d'instinct un caillou rond et lisse. Elle le leva au-dessus du crâne de l'être cher et frappa avec force contre le haut de son front – de toutes ses forces, pour finalement retenir le coup à la dernière minute. Trop tard toutefois. Le front ensanglanté de Cassandre crachait aux feuilles mortes le souvenir brûlant de cette tragique fin de journée.

Cyrille ne put que courir, crier à l'aide et prétendre l'avoir trouvée dans ce désastreux état. Au lieu d'accuser la jalousie ou d'admettre qu'elle refusait d'être la cause des malheurs de Cassandre, elle se raconterait plus tard qu'elle l'avait épargnée. À l'annonce de son amnésie, elle se féliciterait de l'avoir délivrée. Faute de se rappeler ni Marjorie, ni leurs bourreaux, ni leur relation tumultueuse, Cassandre n'en souffrirait donc plus. Ainsi se consola Cyrille. Elle seule dorénavant endurerait pour deux les reflux éprouvants d'une mémoire capricieuse.

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