XX. Café

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  La nuit qui suivit leur conversation, Cassandre ne put fermer l’œil. Elle tint Cyrille contre son cœur, leurs deux corps étroitement enlacés, jusqu'à en attraper des crampes. Alors, elle livra une lutte acharnée contre les élancements qui lui commandaient de défaire son étreinte.

À l'aube, Cyrille, qui avait dormi d'un sommeil de plomb au creux des bras de son ancienne victime, se retourna sous la couette pour se cacher des premières lueurs du jour. Cassandre lui laissa tirer de son côté toute la couverture et se leva sans faire de bruit. Sa compagne avait tout l'air de s'être apaisée et, vu l'heure avancée, le sommeil ne risquait plus de pointer le bout de son nez.

Si l'amour, manifestement, se révélait l'ennemi du repos, alors la caféine devenait l'alliée idéale dans la fastidieuse bataille que menait Cassandre pour le salut de ses sentiments. Aussi, à peine debout, se prépara-t-elle afin de prendre le chemin du café le plus proche. Lorsqu'elle passa la porte du commerce, elle fit d'emblée les frais du regard furibond de la barmaid. Un instant, elle sentit que celle-ci était sur le point de lui demander de sortir. Cependant, la tenancière peu commode se ravisa et l'invita à s'installer au comptoir.

– Un café, s'il vous plaît.

– Ça alors ! Il a bien changé, notre petit écureuil !

– Alors, nous aussi, on se connaît ?

La gérante lui tourna le dos pour actionner le levier du percolateur. Elle fit glisser devant Cassandre la soucoupe soutenant la tasse fumante.

– On se connaît, confirma-t-elle. Pour rien te cacher, on n'était pas vraiment copines. Je sais que tu ne te rappelles rien. Alors mon nom, Michelle, ça doit pas te dire grand chose.

– En effet, ça ne me dit rien.

– Écoute, Écureuillette, je vais pas jouer les hypocrites comme ta petite amie. J'ai jamais pu t'encadrer et, si c'était à refaire, je frapperais toujours de toutes mes forces sur ta petite frimousse.

Une grimace se forma aux coins des lèvres de Cassandre ; l'amertume de la tenancière n'avait d'égal celle du breuvage qu'elle lui avait servi.

– Pour ta gouverne, Michelle, Cyrille m'a dit toute la vérité.

L’abominable femme, qui se tenait bien raide devant la première cliente du jour – douteuse manière d'asseoir son autorité, dans la tradition de composition d'une affiche de propagande –, ricana avec dédain.

– Cyrille, tout te dire ? Tu serais bien la première ! C'est une petite ville, ici. Tout finit toujours par se savoir. Il n'y a bien que Cyrille pour garder des secrets !

En vue d'écourter au plus vite ce pénible exercice de diffamation, Cassandre avala d'une traite son café et déposa le compte rond sur le bar. Toutefois, Michelle la retint en écrasant sa main sur la sienne, comme on aplatit un insecte.

– C'est une petite ville, répéta-t-elle. Les gens jasent, tu sais. Vous deux, vous ne passez pas inaperçu !

– Viens-en au fait, que je puisse y aller.

La bouche ouverte, les papilles exposées, elle découvrit l'accablante brûlure que la boisson bouillante avait laissée sur sa langue.

– C'est qu'il est devenu susceptible, notre petit écureuil ! Tu devrais te montrer un peu plus reconnaissante parce qu'entre nous, je te rends un fier service ! Ta chère Cyrille t'as raconté les dérouillées qu'elle te mettait, dans le temps ? Elle t'as dit qu'elle te tabassait quasiment tous les jours ?

– Elle n'avait pas à le dire, je m'en doutais un peu.

– Tu vois, tu te laisses faire comme une pauvre petite créature. Faut pas venir t'étonner, après, que les autres te marchent dessus ! Alors, est-ce que Cyrille t'a raconté la raclée monumentale qu'elle t'a mise ce jour-là ? C'est un sacré hasard, quand même ! Dire que c'est de sa faute si tu as perdu la mémoire...

Michelle desserrait la pression qu'elle exerçait jusque là sur la main de sa cliente. Pourtant, la paume de Cassandre était comme clouée au comptoir.

– De sa faute ?

– Ah, je savais bien qu'elle ne t'avait pas tout dit...

– Eh bien, va-y ! Crache le morceau !

Michelle affichait un sourire repoussant, mi-arrogant mi-jubilatoire.

– Franchement, tu me devras une fière chandelle. Le coup que tu as pris à la tête, c'était elle. C'est Cyrille qui t'as fracassé une pierre sur le crâne. Tu n'as qu'à le lui demander. On verra bien, si elle ose te mentir !

Le pas de Cassandre était lourd et traînant, lorsqu'elle remonta la grand rue en direction de l'auberge. Une boule, comme une châtaigne piquante, lui nouait la gorge. Soudain, elle avait envie de vomir.

Que Cyrille eût pu être son bourreau, elle l'avait accepté dès l'instant où elles s'étaient retrouvées. Qu'elle pût être la cause même de son amnésie, et non le soutien qui devait l'en guérir, cela lui était insupportable.

Tandis que son cœur luttait, ingénu, contre les offensives de la raison, l'acide caféiné lui remonta la gorge, brûlant une seconde fois sa langue avant d'être expulsé dans le caniveau.

En levant la tête sur la grand place, elle vit qu'on préparait un immense bûcher. Elle ne se rappelait pas la tradition qui voulait que, chaque automne, à Vilmorne, on brûlât le pantin d'une sorcière, en mémoire des heures glorieuses de l'inquisition.

Plantée, nauséeuse, devant le tas de bois et la poutrelle dressée, c'était son piètre cœur qu'elle sentait se consumer, ses convictions voler en fumée. Tout se teintait d'une cuisante amertume.

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