XVI. Plâtre

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  Par un étrange hasard, à peine une heure après le repas, Cassandre était devenue l'employée de Paul.

Il se trouvait que, par le passé, la jeune femme avait travaillé pour une agence immobilière. Comme assistante, selon les termes de son contrat. En vérité, ses supérieurs lui avaient confié toutes les tâches dont ils ne souhaitaient se charger eux-mêmes. Cassandre avait ainsi été missionnée pour remettre en état des demeures abîmées, à force d'acharnement et d'inventivité. Contre toute attente, la délicate jeune femme s'était révélé une ouvrière compétente. Malgré sa frêle corpulence, elle n'avait pas son pareil pour abattre les murs, ne craignait nullement de grimper à l'échelle pour réparer une charpente ou colmater une fuite. Elle était par ailleurs passé maître dans l'art d'installer les tringles à rideaux. Les rideaux, répétait-elle, pouvaient miraculeusement changer un salon vétuste en une pièce chaleureuse. Elle supposait même qu'ils constituaient à eux seuls un argument de vente suffisant. Quoi que cela restât à prouver, la productivité de son travail n'avait pu être mise en cause lorsqu'il avait s’agit de la licencier.

Toujours était-il que l'auberge de Vilmorne avait grand besoin de menues rénovations. À la suite d'un faux pas dans l'escalier, Cassandre avait malencontreusement arraché la tapisserie et, en découvrant l'état du mur derrière, elle n'avait pas hésité à proposer à l'aubergiste ses services.

Paul, qui percevait depuis quelques jours l'engouement de sa cousine pour leur nouvelle pensionnaire et se creusait vainement la tête dans le but d'avancer à cette dernière quelque raison de rester, avait sauté sur l'occasion de lui offrir un emploi.

La tapisserie arrachée jonchait la moquette du couloir, la colle pâteuse de l'une embrassant les poils poussiéreux de l'autre. Les marches du haut de l'escalier non plus n'avaient pas échappé à la tornade Cassandre. Partout où la jeune femme était passée, le papier peint avait été radicalement abattu.

Cyrille remontait le corridor pour ramasser les bandes déchues. Sous couvert d'aider sa mère, Alix batifolait dans les tentures chiffonnées, amusée par la texture poisseuse de la colle à tapisser. Pendant qu'elles nettoyaient son désordre, Cassandre entamait de préparer un seau de plâtre, en vue de reboucher les trous qui gangrenaient les murs de la vieille bâtisse.

Alors qu'elle appliquait la pâte sur une fissure étendue, la fillette s'approcha timidement et vérifia que sa mère s'était éloignée avant de demander :

– Tu es une renarde, pas vrai ?

– Une renarde ? s'étonna Cassandre.

L'enfant hocha la tête, sûre d'elle.

– Oui, une femme-renard, comme dans le livre de contes. Ça dit que vous, les renards, vous vivez avec les humains pour ne pas qu'on vous chasse. Mais des fois, quand personne ne regarde, vous redevenez comme avant et vous allez courir dans les bois.

– Mince ! Ton livre dit tout ça ? feignit de s'inquiéter la jeune femme en se prenant au jeu. Moi qui pensais que personne ne savait...

Elle étalait le plâtre sur le mur par petits mouvements de spatule.

– Dis-moi, Alix, tu sais garder un secret ?

La petite opina, trépignant d'impatience à l'idée de se voir confier quelque révélation.

– En vérité, raconta Cassandre, je m'appelle Goupil et je suis le plus malin de tous les renards ! Personne ne m'avait encore jamais démasquée. Tu es vraiment futée, mon chou ! Même ta maman ne le sait pas. Mais tu dois me faire une promesse. Tu dois me promettre de ne rien dire à personne. Sinon, on me chassera sûrement pour ma fourrure...

– Cyrille dit qu'avant tu étais sa princesse et qu'elle n'a pas été assez courageuse pour te libérer du dragon.

Cassandre ne pu contenir un sourire attendri.

– Ah oui ? Elle a dit ça ? La pauvre, elle doit se sentir coupable... Sauf que tu vois, mon chou, Goupil ne se laisserait jamais impressionner par un dragon. Ce gros lézard, moi, j'en ai fait mon affaire ! Je lui ai fait tellement peur qu'il est redevenu un tout petit œuf !

En se redressant pour s'attaquer à une autre fissure, la jeune femme découvrit le regard d'Alix, les pupilles débordantes d'admiration.

– Il est où cet œuf de dragon ?

– Hmm... Va savoir. Dans la forêt ? Près du chemin ? Si jamais tu trouves un drôle de caillou, bien ovale, tu peux en être certaine : c'est lui !

À peine avait-elle achevé sa phrase que la fillette détala dans l'escalier en bousculant sa mère, qui remontait après avoir porté à la benne un carton entier de bandes de papier peint.

– Attention, gamine ! Regarde un peu où tu vas !

En s'écartant pour laisser passer la petite, Cyrille colla sa semelle au dos visqueux d'un morceau de tapisserie. Cassandre se précipita pour l'aider à s'en dépêtrer.

– Eh ben, lança la nouvelle venue en observant le début des travaux. Si on m'avait dit que tu travaillais dans le bâtiment !

Cassandre eut un petit rire.

– Crois-moi, jusqu'à récemment, je ne l'avais pas compris moi-même.

Tout en poursuivant son ouvrage, elle continua de discuter avec son amante.

– Et toi, c'est quoi ton domaine ?

– Mon domaine... J'aide Paul avec l'auberge, c'est tout. Je fais du ménage, un peu de cuisine. Je n'ai aucun talent particulier. À part tout foutre en l'air, je ne sais rien faire comme il faut.

– C'est bon à savoir. Si j'ai besoin d'aide pour démolir un mur, je saurai que je peux compter sur toi !

– Je suis sérieuse, Cassie.

L'intéressée leva la tête pour soutenir le regard de Cyrille, lequel se déroba immédiatement, allant trouver refuge dans la contemplation des fleurs défraîchies – pour ainsi dire fanées – du vieux papier peint. Cassandre prit sur elle pour demeurer stoïque.

– Parce que j'ai l'air de rire ?

– Toujours.

Cyrille glissa prudemment les yeux sur sa bien-aimée et, voyant qu'elle avait repris sa tâche et s'était retournée vers le mur abîmé pour lui appliquer d'épais pansements, elle osa prolonger son œillade taciturne, sans craindre de rencontrer quelque réponse de la part de l'être cher. Elle se livra en un soupir.

– Si seulement c'était possible, de réparer les gens comme on répare les choses ! Un coup de tournevis par-ci, une rustine par-là, un petit coup de plâtre,...

– Ça le plâtre, j'ai dégusté ! lâcha l'amnésique sans décoller les yeux du mur.

Chaque application de la pâte calcaire sur la cloison la lui rappelait douloureusement, la sensation des bandes robustes qui enserraient ses membres. Suite à son accident, Cassandre avait été plâtrée des pieds à la tête. Le plâtre, elle y avait tant baigné qu'il lui paraissait bientôt enduire la paroi nue de son propre sang.

– Je vais peut-être te décevoir, déclara-t-elle, mais les gens, ça ne se répare pas. Jamais. On ne fait que panser les plaies, accumuler les cicatrices et essayer de vivre avec. Enfin, quand on sait ce qu'on a à porter sur ses épaules, je suppose que c'est plus simple. Moi, je ne me souviens même pas de ce qui me fait souffrir autant... Comment je suis censée le digérer ?

Sans y prendre garde, Cassandre avait laissé les larmes rouler sur ses joues blanches. Lorsqu'elle l'entendit renifler bruyamment, le cœur de Cyrille se serra. Incapable de faire face, elle attrapa maladroitement quelques lambeaux de tapisserie et prit la fuite.

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