XI. Armoire

8 minutes de lecture

 Sur le chemin du retour, une joie incandescente pétillait au fond de la gorge d'Alix.

– Tu es fâchée ? demanda-t-elle.

– Un peu que je suis fâchée ! Qu'est-ce qu'il t'a fait, ce pauvre gosse ?

– Je l'aime pas.

– C'est pas une raison pour le tabasser.

– Ça te met en colère.

Soudain, Cyrille eut le déclic : Alix venait de lui donner la véritable raison de son comportement. Elle soupira :

– Un jour, tu me remercieras de t'avoir empêchée d'aller plus loin.

– À cause de toi, je me suis tapé la honte...

– La seule chose dont tu auras honte, en y repensant dans dix ans, c'est d'avoir voulu faire avaler cette horreur à ce marmot.

Elles continuèrent de marcher en silence. Un étrange petit puzzle se formait dans la tête de la fillette. Les pièces se heurtaient, bloquaient et, soudain, tout s'imbriqua.

– C'est quelque chose que tu as fait il y a longtemps ? demanda-t-elle à Cyrille.

– On peut vraiment rien te cacher, Sherlock !

La fillette fronça les sourcils en signe d'incompréhension. Malgré le retranchement affirmé de sa mère, elle insista.

– C'est pour ça que la dame et toi vous vous êtes disputées ?

– On ne s'est pas disputées. Les disputes, ça se résout. Les regrets, par contre, on est condamné à vivre avec.

La soupe était encore tiède lorsque la mère et la fille s'attablèrent. Toutefois, Paul et Cassandre venaient d'achever leur repas et la belle pensionnaire quittait déjà la table. Elle gratifia la cuisine de Cyrille d'un bref compliment avant de prendre congés.

La môme et son insondable marâtre entamèrent leur repas dans un climat pensant. La petite faisait la grimace en engloutissant le velouté de châtaignes, avec pour unique dessein de dénigrer les efforts culinaires de sa génitrice. La jeune femme, quant à elle, avalait amèrement le potage qu'elle avait préparé spécialement pour l'élue de son cœur ; celle-là même avec qui tout avenir paraissait désormais compromis.

Tout d'un coup, Alix se leva et quitta la table.

– Eh, la gronda sa mère, tu n'as pas demandé la permission. Reviens ici tout de suite et finis ton bol.

– Toi, d’abord, t'as rien à me dire !

Bravant l'autorité parentale tout juste émergée, la fillette prit la porte en criant :

– Je te déteste !

Le semblant de conversation qu'elles venaient de partager trotta dans la tête de Cyrille pendant qu'elle faisait la vaisselle. Elle cogitait comme jamais elle n'avait cogité : comme un parent qui doute de ses principes éducatifs. C'était bien simple : elle n'en avait aucun. Jamais elle ne s'était investie dans l'instruction d'Alix, jamais elle ne lui avait raconté quoi que ce soit de sa vie ou de ses erreurs. La seule erreur à laquelle elle faisait communément allusion, c'était précisément la venue au monde de la fillette.

J'ai tellement cherché à m'éloigner du schéma... Et je l'ai reproduit, en pire.

Durant sa propre enfance, Cyrille avait fait les frais de parents autoritaires. Ils ne lui avaient jamais laissé l'occasion de décider de rien, pas même de mettre au monde ou non le fruit accidentel d'une aventure sous psychotropes.

C'était un fait, Cyrille n'avait jamais voulu d'enfant. Mais ce qu'elle redoutait par dessus tout, c'était d'être une mère comparable à la sienne : un tyran domestique prêt à tout pour soumettre sa petite famille à ses propres idéaux. Mieux valait encore ne pas avoir de parents que mourir étouffé par l'affection toxique d'une daronne soi-disant bienveillante.

Néanmoins, la scène dont Cyrille avait été témoin au parc lui rappelait cruellement sa propre enfance et sa propre expérience d'apprentie tortionnaire.

Cela aussi, c'était un fait : ce qu'elle avait commis plus jeune pour se soustraire à la volonté d'une mère oppressive, Alix l'accomplissait pour défier son indifférence résolue. Le cycle était sans fin.

Lorsqu'elle eut achevé de récurer, avec bien plus d'agressivité que nécessaire, la dernière casserole, Cyrille se mit en quête de sa fille. Puisqu'à vrai dire elle ne la connaissait pas, elle ignorait aussi où se trouvaient ses cachettes habituelles. De surcroît, par fierté, elle ne pouvait se résoudre à interroger Paul.

Sa patience et son flair furent mis à rude épreuve mais, après une demi heure passée à suivre scrupuleusement le moindre indice de sa présence, Cyrille parvint à débusquer l'abri secret de la petite fille : une grande armoire du deuxième étage dans laquelle on entreposait le surplus de linge.

À la manière dont, enfant, elle s'était elle-même faufilée dans une penderie en espérant gagner le Monde de Narnia, Cyrille se fraya un passage entre les cintres brisés et les draps chiffonnés.

– Chouette planque ! remarqua-t-elle.

– Encore plus chouette quand t'es pas là, rétorqua la fillette.

Cyrille se recroquevilla dans un coin du placard. Après cinq années de réserve, les mots ne lui venaient pas naturellement. Avec le manque de tact qui la caractérisait, elle entama :

– Je sais que je ne suis pas une bonne mère. Je ne voulais pas d'enfant. Ce serait plus beau de te mentir, mais ça avancerait à quoi ? Tu le sentirais quand même... D'un autre côté, toi non plus, tu n'as rien demandé. Tu n'y peux rien, si j'étais jeune et bête...

– Si tu ne veux pas de moi, la coupa Alix, tu n'as qu'à demander à la dame de m’emmener.

– Cassandre... Tu l'aimes bien, pas vrai ?

La fillette hocha la tête.

– Toi aussi, tu l'aimes bien.

Alors, l'enfant eut un éclair de génie :

– Elle pourrait rester vivre ici, avec nous.

– Ça, ma grande, je crois que ce n'est pas possible.

– Tu lui as fait manger un ver de terre ?

– Non...

Parce qu'elle n'avait pas l'habitude de côtoyer les mômes, Cyrille n'avait aucune idée de la manière dont elle pouvait expliquer la situation à sa fille. Comment lui expliquer simplement, avec des mots d'enfant, qu'elle avait été une garce manipulatrice et une infâme couarde ?

– Il y a longtemps, raconta-t-elle, j'étais... un prince. Comme dans La Belle au Bois Dormant. Et Cassandre, c'était ma princesse. Je devais la délivrer. Mais tu vois, quand j'ai vu le dragon... Eh bien, j'ai eu peur. Tellement peur que je me suis enfuie, sans la sauver. Elle a dormi longtemps, comme la Belle au Bois Dormant ; si longtemps qu'au réveil elle ne se souvenait même plus de moi. Par contre, elle sait que je l'ai laissée tomber.

Alix l'écouta avec beaucoup d'attention. Pour la toute première fois, sa mère lui contait une histoire – un conte fort singulier, mais un conte tout de même.

– Mais elle ne dort plus, avança la fillette. Alors, où est le soucis ?

– Quand on blesse quelqu'un, on doit se faire pardonner. Parfois, c'est impossible.

– Pfff... Les adultes, c'est vraiment trop compliqué !

La gamine se leva, comme si l'agacement venait soudain de prendre le dessus sur sa rancœur, et quitta la garde-robe en claquant la porte.

Demeurée pelotonnée dans le bahut, Cyrille fixait les cintres en ferraille qui se bousculaient doucement, comme un mobile miteux suspendu dans une cabane de fortune. Même une gamine de cinq ans montrait plus de cran qu'elle ; elle était désarmée.

La porte s'était refermée derrière Alix. La jeune femme, alors recluse dans l'obscurité de sa cachette, commençait à la trouver oppressante. Se terrer dans l'ombre, elle avait donné : l'ombre des autres, celle des attentes que l'on projetait sur elle. « C'est dégoûtant. », « C'est contre-nature ! », « Toi, ma fille, tu ne seras jamais comme ça ! ». Elle avait désespérément tenté de se conformer à de soi-disant normes, jusqu'à se laisser complètement pomper ; jusqu'à ne même plus avoir la force de feindre.

Elle se remémorait avec aigreur le jour où sa mère avait découvert qu'elle fréquentait une autre femme – juste une fille de passage, une aventure d'un soir. Dès lors, ce qui attendait d'imploser depuis ses quatorze ans avait jailli, le déchaînement décuplé par des années de frustration. Elle s'était élancée à l'aveugle au milieu d'un champ de mines : « J'aime les filles. Et alors ? ».

Elle s'attendait à la déception et aux reproches de sa famille. Elle n'avait pas prévu, en revanche, que l'incident prendrait les proportions d'une véritable guerre nucléaire. « Comment peux-tu nous faire ça ? », « Tu es une honte sans nom ! », « Une dépravée dans ton genre n'a rien à faire sous notre toit. ». Un champignon atomique : tout son quotidien avait volé en éclats ; le chagrin la brûlait au point qu'elle avait l'impression de se décomposer. Si Paul n'avait pas était là pour les accueillir, Alix et elle...

Cyrille essuya les larmes qui coulaient sur ses joues et flanqua un violent coup de pied dans le battant boisé. Après avoir tant bataillé pour sortir du placard, elle n'allait quand même pas s'y laisser cloîtrer à nouveau !

Elle inspira profondément et, pleine de résolution, elle se précipita jusqu'au palier du premier étage. Cependant, une fois campée devant la porte de la chambre 104, ses jambes se mirent à trembler et elle crut défaillir.

Bon sang, Cyrille ! Ce n'est pas le moment de flancher !

Malgré sa volonté, elle ne parvenait pas à avancer la main pour tourner la poignée, ni même à toquer du doigt sur la porte. Elle était tétanisée.

– Tu attends quelqu'un ?

La voix qui venait de s'élever dans son dos appartenait, contre toute attente, à celle qu'elle espérait trouver de l'autre côté du huis devant lequel elle butait. Tandis qu'elle respirait à nouveau un grand coup, sa gorge n'accepta que d'absorber de petites bouffées hésitantes, tant et si bien que le geste par lequel elle espérait se calmer fit croître en elle l'angoisse.

– Eh bien ? insista Cassandre.

– Je suis venue te parler, lâcha Cyrille sans réfléchir.

La jolie rousse la dépassa pour fendre la serrure de la pointe de sa clé. L'autre, pétrifiée, tressaillit.

– Je t'écoute.

Cyrille balbutia, tête baissée par peur de croiser ses grands yeux bleus et de n'y trouver qu'une froide apathie :

– Je... Je t'aime toujours. Enfin, je crois.

– C'est tout ?

Sans oser relever les yeux, la jeune femme serra le poing. Elle voulait se saigner pour ce qu'elle venait de dire ; les ongles déjà attaquaient la chair de ses paumes.

– Tu dis que tu m'aimes. Enfin, tu crois. Tu balances ça comme ça, après des heures d'hésitation, sans même me regarder. J'imagine bien que ça t'embarrasse, mais quand même, tu aurais pu te fouler un peu... J'en sais rien, me proposer un rendez-vous. C'est ce que les gens font, non ?

Tiraillée entre l'envie de s'enterrer la tête dans le sol à la manière d'une autruche et le réflexe de prendre ses jambes à son cou, Cyrille luttait contre son instinct le plus primaire afin d'apporter à Cassandre la preuve de sa détermination. Le cœur battant, elle releva la tête et, alors qu'elle s'apprêtait à faire face à une moue réprobatrice, elle entrevit les lèvres pincées de la belle qui se retenait de rire.

– Tu te moques de moi ? Sérieux... J'étais morte de trouille ! Vraiment, tu abuses. Te payer ma tête comme ça...

La confiance retrouvée, du moins partiellement, Cyrille se laissa aller à sourire de sa propre humiliation.

– Ah, c'est un rendez-vous que tu veux ! J'espère que tu n'as pas prévu de dormir cette nuit...

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0