VI. Rappel

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  L'aiguille des minutes venait de marquer le passage au jour suivant. Il était minuit et Cyrille s'accoudait au bar du seul café de Vilmorne. En vue d'apaiser les lésions glacées laissées par le froid mordant, elle commanda un vin chaud.

Son dos était en compote, après avoir porté le corps inerte de Cassandre jusqu'à l'auberge. La jeune femme avait repris connaissance en arrivant dans le hall et Paul s'était empressé de lui offrir un verre d'eau. Sous l’œil curieux d'Alix – qui décidément veillait beaucoup trop tard pour son âge –, Cyrille avait aidé Cassandre à gravir l'escalier jusqu'à sa chambre et l'avait bordée, trop tourmentée alors pour nourrir aucune arrière-pensée. Puis elle était ressortie. Parce que c'était une habitude : d'ordinaire, à la nuit tombée, Cyrille se mettait en chasse. Elle prenait le volant et traçait jusqu'au petit hôtel de la route nationale, forte de la quasi-certitude qu'elle y croiserait de la chair fraîche et peut-être de quoi colmater un peu ses fissures intérieures.

Ce soir, c'était différent. Elle avait fui, indéniablement, afin d'éviter que Paul ne lui posât des questions à propos de Cassandre. Les interrogatoires, elle avait déjà donné. Elle et les autres, on avait essayé de les pousser à bout pour leur soutirer la vérité, le jour de « l'accident ». Personne n'avait craché le morceau. Heureusement, Cassandre n'était déjà plus en état de témoigner.

Ce soir, le monde entier se réduisait à une impasse. Elle n'avait ni la force de conduire, ni l'envie de séduire. Elle aurait tout donné pour remonter le temps, ou au moins pour effacer le passé de sa mémoire – ces chaînes qui l'empêchaient d'aller de l'avant.

– Tiens, voilà pour toi, lança Michelle en poussant la grosse tasse sur le comptoir.

– Merci.

Cyrille commença à siroter le breuvage fumant. En général, la chaleur et l'alcool formaient un cocktail idéal pour noyer ses angoisses. Pourtant, l'irruption soudaine de Cassandre dans son quotidien en bouleversait les lois. Comme à l'époque, Cyrille perdait ses moyens. Marjorie n'était plus, mais quand bien même, son souvenir animait toujours Cassandre. Son souvenir plutôt que celui de Cyrille. Cruelle piqûre de rappel : elle en était fautive. Elle avait fait tout son possible dans l'espoir que Cassandre oublierait tout, jusqu'à son existence. Elle l'avait fait, en sa pleine conscience. Elle en payait dorénavant l'insoutenable tribut.

Tandis qu'elle essuyait un verre, Michelle lui donna un léger coup de torchon sur le front pour la sortir de sa transe. Elle toisa Cyrille avec mépris.

– Il paraît que la fille Fernyl loge chez vous.

– Cassandre. En effet.

– Il vaudrait mieux pour elle qu'elle ne ramène pas sa sale face par-ici, si tu vois ce que je veux dire.

– C'est limpide.

Cyrille espérait couper court à cette conversation. Cassandre et Michelle – en vérité, Cassandre et n'importe lequel de leurs anciens camarades – c'était l'histoire sans fin de l'enclume et du marteau : un cycle répété de violences acharnées. Pas l'ombre d'un dénouement plus ou moins heureux.

Cyrille voulait la paix, mais Michelle enfonça le clou :

– Ce n'est pas trop bizarre de l'avoir sous ton toit ?

– Pas du tout.

– Elle ne se souvient vraiment de rien, alors ? Ça t'arrange pas mal !

– J'aime pas trop ce genre d'insinuation...

– Ah ! Parce que tu ne comptes vraiment rien lui dire ?

– Pourquoi ? C'est mieux pour elle de ne pas savoir.

Ce qu'elle avançait là, Cyrille en avait l'intime conviction. Malgré les regrets, malgré la tristesse, chaque jour qui passait, elle se félicitait du bref instant de bravoure qu'elle avait eu autrefois. Elle se réjouissait à l'idée que les souvenirs trop brutaux, trop précis, qui la hantaient épargneraient à jamais la mémoire de Cassandre. Pas une seconde elle n'imaginait que l'amnésie fût un calvaire ou une impasse semblable, tant se rappeler était pour elle un enfer. L'Enfer, non, ce n'est pas les autres. C'est ce qu'ils sèment en nous.

Un rappel interminable se jouait dans sa tête, comme sur une scène de théâtre. Le bruit persistant des pas précipités sur le sentier se muait en tapements de pieds, la pluie de coups en un tonnerre d'applaudissements et les enfilades de plaintes haletantes en autant de souffles admiratifs. Le présent, public assidu du passé qui se rejouait en boucle, réclamait le retour sur les planches des rôles principaux et les acteurs honorés revenaient en courant pour un ultime salut – ultime, jusqu'au prochain coup de théâtre. On saluait encore : la douce Marjorie dans le rôle du martyr, Iphigénie inutilement sacrifiée sur l'hôtel de la gloire ; Cassandre, un Cyrano chanceux dont les mots auraient touché, par-delà son physique ; Michelle et sa bande en cruels rhinocéros, mus par une haine absolument absurde ; et elle enfin, Cyrille, un héros shakespearien tiraillé entre l'amour, le bien et la noirceur du monde. Hamlet ou Macbeth, aucun n'avait droit à l'absolution.

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