V. Fantôme

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  Les nuits d'automne se faisaient de plus en plus fraîches. Cassandre plongea les mains dans le fond de ses poches, les assauts des châtaignes épineuses contrés par le cuir de ses gants. Tandis qu'elle descendait la côte en direction de la grand rue, Cyrille lui emboîta le pas. Elle recourba sa paume par-dessus son briquet afin que la flamme tînt jusqu'à ce qu'elle allumât sa cigarette.

À la tombée du soir, les rues désertes de Vilmorne paraissaient balayées d'un souffle de désolation. Sur le bitume où jadis les enfants filaient à vélo, fendant l'obscurité de leur unique phare, zigzaguant sur le marquage blanc de la chaussée – défi puéril lancé à quelque autorité fantasmée – , on ne croisait désormais plus qu'une feuille de journal triturée par le vent ou un sac de plastique exécutant à l'intention d'un public d'ombres un tumultueux ballet. La terre natale des deux jeunes femmes, dont l'âme subsistait le jour par la persistance machinale de routines entrecroisées, se métamorphosait au coucher du soleil en authentique ville fantôme.

Elles arpentaient maintenant la rue principale. La buée qu'expulsait la gorge de l'une se mêlait à la fumée de l'autre. La lueur faiblarde des réverbères n'éclairait que leurs propres lanternes, derrière le verre desquelles les papillons de nuit semblaient se livrer à des combats clandestins. Çà et là, les fils électriques formaient des pelotes emmêlées d'où dépassait parfois un câble sectionné. Au moment où elles traversèrent la rue, une surcharge provoqua des étincelles au bout d'un fil, juste au-dessus de leurs têtes. Cyrille s'écarta dans un sursaut affolé, lâchant sa cigarette pour tirer Cassandre par le bras. Cassandre lui adressa un sourire paisible. La menace d'une décharge ne semblait pas l'avoir inquiétée le moins du monde.

Bien que ses souvenirs se fussent évaporés, son corps tout entier se rappelait la torture. L'éventualité d'une blessure n'éveillait plus chez elle quelque instinct salvateur. De surcroît, tout occupée qu'elle était à s'imprégner de l'atmosphère singulière de la ville désolée, elle avait suspendu ses réflexes pour se livrer plus amplement à la contemplation.

À mesure qu'elles progressaient sur la grand rue, Cassandre sentait monter en elle une incontrôlable frustration. Comme il était déroutant d'errer à Vilmorne, là où elle pressentait que tant de choses s'étaient jouées, sans pouvoir néanmoins se remémorer le plus infime détail ! Évidemment, elle avait déjà vu les pierres grises de cette maison ou les colombages de celle-ci. Pourtant leur vue ne lui évoquait rien. Assaillie par la déception, elle ne put contenir les larmes qui roulèrent sur ses joues. Cyrille, qui n'avait pas cessé de l'observer du coin de l’œil, le remarqua sur-le-champ. Elle tendit son bras pour essuyer d'un revers du pouce les sanglots tièdes de Cassandre et elle éprouva alors exactement la même sensation qu'à l'époque, le mouchoir en moins, en étalant l'été indien sur la peau froide de son visage. Cassandre renifla, aussi bruyamment que par le passé.

– Désolée. Je ne devrais pas pleurer. C'est juste que... J'espérais tellement me souvenir de quelque chose, rien qu'en étant ici. J'aurais dû me douter...

Elle s'interrompit, surprise, quand Cyrille lui prit la main pour l'entraîner plus en avant sur la rue sombre.

Aussi âpre qu'il lui fût de l'admettre, Cyrille retrouvait à travers sa peine la jeune fille qu'elle avait aimée. En la voyant pleurer, elle se mit immédiatement en tête de tout faire pour atténuer son chagrin. Ainsi, bravant les spectres du passé qui menaçaient à chaque intersection de venir tuer dans l’œuf son idylle, elle entreprit de montrer à Cassandre chaque endroit où il lui serait possible de lui conter un souvenir. Toutefois, elle fit le choix de ne s'en tenir qu'aux souvenirs heureux.

En passant devant le café, Cyrille marqua une halte. À travers le carreau, elle pointa du doigt le coin où se trouvaient autrefois les jeux d'arcade. Il leur était arrivé de jouer ensemble, raconta-t-elle. Cassandre avait battu le record du jeu de course automobile et le patron du bar lui avait offert un gros collier en sucre. Elle omit de mentionner que la jeune Cassandre avait dû renoncer à ce trophée, poussée par Cyrille à garder l'anonymat pour éviter de se faire brutaliser.

L'espace d'un instant, Cyrille voulut pousser la porte et inviter Cassandre à boire un verre au bar. Mais alors elle croisa le regard de Michelle, la tenancière – un regard noir, qui la condamnait sans ménagement. Michelle n'avait que peu changé depuis le lycée : elle mastiquait toujours son chewing-gum avec le même mouvement de mâchoire exagéré, comme pour mettre en garde ses ennemis qu'elle était prête à les broyer avec une force équivalente.

Le pas de Cassandre se faisait hésitant. Une impression étrange grandissait en elle : l'idée que la Nuit était peu à peu en train de les avaler. Cependant, elle n'osa pas interrompre Cyrille et suggérer de rebrousser chemin. Elle la laissa déballer tout ce qu'elle savait d'elle – tout ce qu'elle disait savoir d'elle.

Cyrille lui expliquait que, dans sa jeunesse, elle collectionnait les films d'horreur et en louait presque toutes les semaines au vidéo-club du coin. L'enseigne avait fermé depuis trois ans, mais le propriétaire se souvenait bien de Cassandre et parlait encore d'elle la dernière fois que Cyrille avait mis les pieds là-bas. Son hôte mentionna aussi à Cassandre qu'elle aimait les jeux d'adresse et de réflexion. Elle était si habile aux cartes que certains la voyaient déjà devenir croupière et elle ne sortait presque jamais sans emporter son rubik's cube. Enfin, Cyrille lui raconta qu'elle avait longtemps été passionnée par l'histoire de la sorcellerie et qu'elle avait lu presque tous les ouvrages dont la bibliothèque municipale disposait à ce sujet.

– Et cette bibliothèque, elle existe toujours ? demanda Cassandre.

– Bien sûr, mais la vieille dame qui s'occupait des prêts est morte, pas longtemps après ton départ.

Tout en bavardant, elles avaient atteint le parc. L'aire de jeux était délabrée et il n'y avait aucune chance pour que Cassandre reconnût la balançoire au niveau de laquelle toutes deux s'était parlé pour la première fois.

– Alors, c'est tout ce que tu sais de moi ? insista la jeune femme.

– Absolument, mentit Cyrille. Mais, je peux encore te montrer quelque chose.

Joignant le geste à la parole, elle resserra sa main sur la sienne et la traîna à travers le parc jusqu'à une ruelle voisine.

– C'est là que tu habitais.

Cassandre admira la jolie petite maison que lui désignait Cyrille. Néanmoins, une fois de plus, l'amnésie l'empêchait d'éprouver la moindre émotion devant ce lieu probablement chargé de souvenirs. Elle enrageait intérieurement. Elle entreprit de gravir l'escalier qui menait au perron. Cyrille la retint.

– Arrête. Une famille vit ici maintenant. Tu ne peux pas débarquer chez eux au beau milieu de la nuit et leur demander de te faire faire le tour du propriétaire !

– Tu as raison...

Cassandre se ravisa et, tandis qu'elle redescendait auprès de Cyrille, elle aperçut la façade de la demeure voisine. Lorsque son regard glissa sur l'oriel au beau milieu, un violent frisson la secoua. Elle distinguait clairement la figure fantomatique qui la fixait, à demi voilée par les rideaux du bow-window. Alors son crâne la lança, comme si une nouvelle pierre s'abattait dessus. Elle connaissait cette fille, restée à l'image de ses seize ans ; âge auquel elle avait arrêté de vieillir. Ses boucles blondes étaient toujours aussi emmêlées, bariolées par des tentatives de teintures foirées. Son visage demeurait la douceur même, malgré son regard lourd de reproches. Ils lui étaient destinés, Cassandre le comprenait. Son cœur se serra dans sa poitrine, et les fourmillements qui se répandirent dans son bras gauche lui laissèrent présager que ce moment était son dernier. Seulement, son cœur ne lâcha pas. À la place, sa bouche comme possédée lâcha spontanément le nom de la défunte :

– Marjorie... Comment ai-je pu l'oublier ?

Le prénom expulsé, Cassandre s'apaisa l'espace d'une seconde. Cyrille, en revanche, en eut le sang glacé. Néanmoins, le soulagement de la pauvre amnésique ne fut que de courte durée. En dehors de l'attachement profond qu'elle lui portait et de la certitude de son décès, Cassandre ne connaissait plus rien de Marjorie. Plus brutal encore que la rage coupable qui bouillonnait en elle, le fantôme de l'adolescente se redressa à la fenêtre et fut soudain secoué par d'horribles contorsions. Membre après membre, ses os se brisaient un à un devant les yeux effarés de Cassandre, incapable de bouger ni même de respirer. Par manque d'oxygène, elle s'évanouit.

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