III. Draps

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 La main de Cyrille empoigna fermement le dessous de drap dans son sommeil et le tordit machinalement, comme une chair que l'on pince. Ses lèvres entrouvertes laissèrent échapper un souffle langoureux.

Secouée sur le siège de sa vieille Peugeot, Cassandre tentait de gravir la côte qui menait à l'auberge. Le moteur fumant menaçait de rendre son dernier soupir. À peine osait-elle imaginer ce qu'elle découvrirait en soulevant le capot.

La langue crispée contre le palais, les papilles enflammées par une friction imaginaire, Cyrille se cambra sur place, enlaçant la literie chiffonnée qui couvrait son corps nu. La sueur perlait sur sa poitrine enflée, les sommets roses tendus aux ardeurs d'un flirt onirique – une maîtresse d'étoffe cotonneuse au buste élimé et aux flancs décousus. Un pli glissé entre ses cuisses y répandit une chaleur suave.

Cassandre claqua la portière de son épave croulante et dégagea les mèches rousses tombées sur son visage. Le voyage l'avait éreintée.

Elle gravit l'allée qui séparait le parking terreux de la porte de l'auberge et, quand elle poussa le battant, une clochette s'agita pour annoncer son arrivée.

Un tintement perçant fit se hérisser les poils de Cyrille. Une odeur boisée envahit sa truffe et, dans la tiédeur touffue du songe qui l'enveloppait, elle se sentit pousser des crocs. Voilà que tout d'un coup ses griffes foulaient le sol jonché de feuilles du sous-bois, inexorablement attirées par la présence d'une proie chétive. Son flair ne la trompait pas. L'instant d'après, son loup intérieur se lançait à perdre haleine à la poursuite du rongeur roux qui venait de filer sous le tapis de feuilles mortes.

Un homme aux épaules larges et à la barbe fraîchement taillée se précipita derrière le comptoir.

– Madame ?

– Fernyl. Cassandre Fernyl. J'ai réservé au téléphone.

– Alix, tu veux bien m'apporter la clé de la 104 ? Je vous demanderai juste une petite signature pour le registre...

Cassandre prit le stylo que lui tendait le gérant et inscrivit son nom sur la ligne qu'on lui pointa du doigt.

– Vous savez combien de nuits vous resterez chez nous ?

– Pas encore...

– Mettez-vous à l'aise. Il y a une cheminée dans votre chambre. Vous n'avez qu'à composer le numéro de la réception si vous désirez que je vous monte quelques bûches.

– Voilà, je l'ai !

Un fillette au teint blême fit irruption aux côtés de l'aubergiste en brandissant la fameuse clé. Elle devait avoir cinq ans. Pas plus de six.

– Merci Alix. Tu veux bien montrer sa chambre à la dame ?

La mâchoire tranchante du loup se referma sur le cou écorché de l'écureuil pour lui briser la nuque. La tête du rongeur s'affaissa et le rouge éclatant de la mort teinta son pelage fauve. La bête affamée se lécha les babines avant d'aspirer goulûment la chair tiède de sa victime. Néanmoins, son délicieux butin laissa à son large gosier un aigre goût de trop peu. La faim la tiraillait toujours. Le vide qui déchirait ses entrailles lui paraissait même plus tenace encore qu'avant d'ingurgiter sa douce pitance. Cette faim qui la tourmentait était plus vorace qu'elle et, au lieu de la rassasier, ce misérable avant-goût l'avait changée en puissante obsession.

La petite fille escorta Cassandre à l'étage, jusqu'à la porte décorée du numéro 104. Le ruban rouge qui retenait ses cheveux sombres se défit et la jeune femme se pencha pour le ramasser. L'enfant la dévisageait farouchement et, un bref instant, Cassandre crut reconnaître en elle une figure du passé, résolument anonyme.

– Tourne-toi, dit-elle à la petite. Je vais te le remettre.

– Je sais le faire toute seule.

Ce ton fier et opiniâtre, lui non plus, ne lui était pas inconnu. La jeune Alix se saisit du ruban et renoua d'elle-même ses cheveux sans le moindre tracas.

– J'espère que vous passerez un bon séjour parmi nous.

La formule lâchée, Alix tourna les talons et s'éloigna dans l'étroit couloir. Elle marqua une halte devant une porte adjacente au palier, une main tremblante prête à saisir la poignée. Toutefois, au dernier instant, elle se ravisa et descendit l'escalier.

– Drôle de gamine...

La clé pénétra dans la serrure et, après une légère résistance, tourna pour défaire le verrou.

Cyrille bondit hors du piège étouffant de Morphée, haletante, les ongles encastrés dans l'épiderme ruisselant de son entrecuisse. La transpiration, la luxure coulante et le sang pressé s'y mêlaient de façon écœurante.

Le drap, amant malencontreux le temps d'un songe fugace, exhibait à Cyrille ses blessures, comme un miroir. En s'arrachant la peau, elle avait taché le blanc immaculé de son cocon ouaté – une bavure de plus à encrer au palmarès de ses mutilations nocturnes. Ainsi se repaissait Cyrille : les désirs que le réel ne pouvaient assouvir, la douleur seule pouvait les dompter. Éternelle martyre d'un supplice qu'elle-même avait inauguré, elle ne goûtait l'extase que dans l'exercice de sa propre dégradation. Se flageller inlassablement en espérant expier quelque péché d'antan, telle était la sentence à laquelle elle se vouait, nuit après nuit, échec après échec. Le désir la consumait.

Tout en lâchant son maigre sac, Cassandre se laissa tomber sur le matelas, droite comme un piquet face à la fenêtre voilée. Trop lasse pour tirer les rideaux, elle ferma les yeux et caressa du bout des doigts les draps propres, bien tendus sur le lit. Sa main glissa dans la poche chaleureuse de son manteau et, brièvement, les châtaignes piquantes éraflèrent sa paume. Un instant, ses doigts faillirent se refermer sur la bogue acérée, avides de ressusciter le calvaire oublié d'où jaillirait quelque puissante vérité. Pourtant, son poignet s'écarta.

– Non. Ce n'est pas la solution...

Les doigts de Cyrille composèrent par saccades le numéro de la réception. La voix de Paul retentit dans le combiné, réprobatrice :

– Tu as recommencé, pas vrai ?

– Il me faudrait des draps propres.

– Bon sang, Cyrille ! Est-ce que tu penses à autre chose qu'à ta petite personne, de temps en temps ? Est-ce que tu penses à Alix ?

Elle se mordit les lèvres, incapable de répondre. Paul avait pointé l'un des rares sujets sur lesquels il lui était impossible de mentir.

Cassandre toussota pour signaler sa présence. Elle sentait qu'elle venait d'être témoin d'une scène à laquelle elle n'aurait pas dû assister. L'aubergiste tenta de dissiper sa gêne en se retournant vers elle

– Excusez-moi, monsieur...

– Paul. Appelez-moi Paul. Que puis-je faire pour vous ?

Sur le moment, elle songea qu'elle aurait probablement mieux fait de laisser les châtaignes aiguisées lui déchirer les mains jusqu'à ce que le barrage de sa mémoire sautât.

– Vous savez où je pourrais avoir de la soupe de châtaignes pour dîner ?

– De châtaignes ? Eh bien... Je suppose que Cyrille pourrait bien se donner la peine de faire ça, après avoir encore foutu en l'air un drap neuf.

En même temps qu'il disait cela, Paul sortit du linge de lit du placard.

– Vous voulez que je le lui apporte ? Je lui demanderai moi-même, pour la soupe.

– Hmm... Chambre 101, juste en haut de l'escalier. Frappez bien avant d'entrer.

Cassandre prit la pile de linge et s'empressa de gravir les marches jusqu'à ladite chambre.

On frappa à la porte. Cyrille noua en vitesse la ceinture de sa robe de chambre et baissa la poignée. Sans même lever la tête, elle échangea les draps propres qu'on lui tendait contre les siens, souillés.

– Merci.

– Oh ! Ce drap a vraiment pris cher...

Alors qu'elle s'attendait aux reproches de Paul, Cyrille sursauta en entendant la voix féminine qui venait de juger de ses méfaits. Elle releva les yeux, redoutant la condamnation d'une figure inconnue. À l'inverse, le visage qu'elle découvrit n'était que bienveillance, aussi ne comprit-elle pas immédiatement le haut-le-cœur qui la saisit. Une fraction de seconde plus tard, l'écrasante évidence s'abattit sur elle.

– Cassandre.

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