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La voiture de Jules progressait à vive allure à travers le bois. Alice avait préféré monter avec les deux garçons, son véhicule bien trop fragile pour emprunter les routes sinueuses.

La nuit s’imposait dans le ciel, malgré la résistance vaine du soleil. Le GPS prévoyait une arrivée du trio dans douze minutes à l’adresse trouvée dans l’appartement sur le plan. Ils ne savaient pas de combien de temps ils disposaient ; peu, ils le sentaient.

Jules pressa l’accélérateur, pied au plancher.

Les secondes s’égrainaient et le drame se faisait de plus en plus imminent, une épée de damoclès dont la pointe se rapprochait inlassablement. La vie de dizaines d’innocents, l’enjeu était bien plus important qu’ils ne l’auraient voulu, sans compter la présence des parents d’Alice.

Près d’un grand carrefour, le juriste ne ralentit pas alors que le feu passait au rouge. Au diable le code de la route. Ironique pour un défendeur de la loi. Il mit un coup de volant pour éviter une dame âgée sur le passage piéton, klaxonna et repartit de plus belle.

- À quelle heure le dispositif doit-il exploser ?

- Sur le carnet, il est indiqué entre vingt heures et vingt heures et quart, annonça la jeune femme cramponnée à son siège.

- Il nous reste moins de vingt minutes si l’on prend l’heure la plus basse sur les deux. C’est peu… Mais où est ce putain de château ! s’énerva Jules.

Babacar réfléchissait bien silencieusement, dans son coin. Les plans de la structure dépliés sur ses genoux, il s’attachait à déterminer les potentielles zones à risque. La cuisine pour l’usage du poison ne faisait aucun doute, mais pour la bombe… Elle pouvait produire un maximum de dégâts à bien des endroits. Impossible de procéder par déduction, il faudrait tout fouiller.

- Là ! s’exclama la jeune femme blonde à son compagnon.

- Merci mon coeur. Accrochez-vous, ça va envoyer du pâté !

Il bifurqua sans décélérer et le véhicule fila à vive allure sur le chemin de terre.

À l’approche de la barrière de sécurité, Jules fit des appels de phares. L’homme chargé de la sécurité et de l’accès au site se plaça sur la route, la main levée pour ordonner un arrêt. La Clio grise roulait bien trop vite pour respecter l’injonction et l’employé eut à peine le temps de se jeter sur le bas-côté que la planche de bois rayée rouge et blanche volait en éclat. La voiture s’enfonça dans l’obscurité.

Le stationnement du véhicule ne fut pas plus soigné : en plein milieu du parking, le contact fraichement coupé. Jules se dépêcha de gagner le perron pour franchir la grande porte et retrouver Nicolas Laville ou Dimitri Balkichvski au plus vite. Mais une silhouette qu’il reconnut lui barra le passage.

- Je dois passer Piotr, c’est urgent.

- Tu n’es pas sur la liste, tu n’entres pas. Ce sont les consignes du patron.

Essoufflés, Alice et Babacar rejoignirent leur ami. À trois, peut-être auraient-ils plus de poids. Piotr ne voulut rien entendre. Il réfutait chaque argument qu’avançait l’un des trois jeunes.

Je devrais sûrement être honnête avec lui, expliquer le danger que tous ces gens courent.

La jeune femme repassa devant ses deux camarades et fixa le grand Russe droit dans les yeux. Une longue inspiration, puis elle dit :

- Je suis la fille du capitaine Laville. Voici ma carte d’identité.

Le garde du corps saisit le document.

- Alors si vous ne voulez pas avoir d’ennuis, je vous conseille vivement de me laisser accéder à la réception. vous connaissez mon père, il se ferait un plaisir de vous régler votre compte s’il apprend que vous nous avez retenus dehors.

Piotr gonfla le torse pour contrer le discours offensif d’Alice, mais il savait que ne pas coopérer pouvait lui attirer plus de problèmes qu’il n’en avait déjà. Il resta là un court instant, sans bouger, et finit par se résigner.

Les deux garçons éclatèrent de rire sans se retenir. Un grand gaillard dominé par un petit bout de femme énergique, l’image était bien trop plaisante pour ne pas s’en donner à coeur-joie.

L’homme de main dégagea un étroit passage pour qu’Alice pénètre dans la bâtisse. Alors que Jules se préparait à suivre sa copine, Piotr referme l’accès.

- Toi et le noir, c’est mort. Circulez avant que je ne vous fasse arrêter.

Ils ne l’avaient pas vu venir. La colère monta sans prévenir et le juriste crut partir au quart de tour. Il aurait aimé se jeter sur cet homme qu’il détestait et le neutraliser à coups de poings. La main de Bab se passa sur son épaule. Il réfréna sa pulsion et se contenta de reculer, son âme soeur s’éloignant dans la gueule du loup.

Babacar n’avait pas du tout apprécié la réflexion sur sa couleur de peau. Ils se devaient de rentrer coûte que coûte dans la forteresse. Il se mit à l’abri des regards indiscrets et sortit le plan du bâtiment. L’analyse de la carte lui permit de proposer deux possibilités : les caves ou les cuisines.

- On va passer par la cuisine et chopper le chef au passage pour lui faire stopper la sortie des plats.

- Mais les invités vont péter une durite, mec. La bouffe c’est trop la vie ! En plus ils ont du caviar, du saumon et tout. La classe ultime !

- Bab, souviens-toi du plan final : une bombe et un empoisonnement.

Le Sénégalais pointa son doigt vers son compère.

- Alice, va prévenir ton père pour l’explosif. Nous, on se charge de la substance mortifère puis on file aider la miss derrière.

Un check du poing et les deux inséparables progressèrent entre les véhicules de luxe pour échapper à la vigilance de Piotr, toujours droit comme un « i » sur le perron du château. Hors de portée, ils se précipitèrent vers la porte entrouverte au loin d’où plateaux et mets allaient et venaient depuis des camions réfrigérés.

Un commis sortit, une cigarette à la main. La flamme de son briquet se dressa et vacilla au gré du vent qui soufflait par à-coup. La chaude lueur embrassa l’extrémité de la tige qui libéra un fin filet de fumée nocive. Il prit une taffe de nicotine, les yeux fermés. Un instant de liberté dans cette cadence infernale.

Le retour sur Terre fut bien plus brusque. Les deux grandes mains de Babacar le plaquèrent contre le mur. Ses sourcils froncés soutenaient deux yeux déterminés à faire peur. Le garçon tremblait comme une feuille, incapable d’aligner le moindre mot. Sa cigarette s’écrasa sur le sol et se consuma.

- Le chef cuisto, et vite.

Le cuisinier articula sans qu’aucun son ne sortit de sa bouche. Babacar le laissa filer avant qu’une masse n’atteigne le rebord de la porte-fenêtre. Il dévisagea le duo avant de retrousser ses manches et de se racler la voix.

- Qui me cherche ?

- Euh… C’est lui, pointa Babacar du doigt.

Jules s’arma de son plus beau sourire et leva la main. Il fit un pas en retrait, les yeux fixés sur l’homme étoilé.

- Que me voulez-vous cher monsieur ? Je n’ai que très peu de temps, alors je vous prierai d’être succinct.

Cette classe dans son expression alors qu’un de ses hommes venait d’être secoué déstabilisa son interlocuteur qui chercha un instant ses mots.

- Il faut arrêter le service monsieur.

- L’arrêter ? Rien que ça ? Douce exagération que vous me faîtes là.

- Non, je suis plus que sérieux. Il ne faut pas que Dimitri Balkichvski mange un de vos plats. Idem pour Andreï Kritovsk. On cherche à les éliminer à l’aide d’un puissant poison.

Le visage du chef se crispa. Il avait entendu dire qu’un invité avait été évacué vers l’infirmerie pour cause d’intoxication alimentaire. Mais à présent, il doutait que cette raison soit la bonne. L’air sérieux de Jules lui inspirait à la fois de la crainte et de la confiance.

Il se retourna vers l’intérieur et clama à sa brigade :

- On suspend les préparatifs ! Suspicion de produits empoisonnés.

Tous se stoppèrent dans une incompréhension palpable. Babacar suivi son acolyte à travers les cuisines pour gagner le couloir quand la voix grave du chef les intercepta.

- J’espère que vous dites vrai, je ne vous louperai pas dans le cas contraire.

- Mettez vos hommes à l’abri, le danger n’est pas totalement écarté.

L’étoilé fronça des sourcils. Il s’approcha au plus près du juriste et attendit son explication, prêt à répliquer.

- Un explosif a été dissimulé dans le château au cas où le poison ne suffirait pas à tuer sa cible, ou que l’administration échouerait. Alors ne perdait pas de temps, s’il vous plaît.

- Très bien, répondit l’homme au col bleu, blanc et rouge.

Sans plus attendre, Jules rejoignit Babacar dans les marches menant aux balcons. De cet endroit, ils auraient une vue d’ensemble pour définir les lieux à fouiller en priorité une fois la foule évacuée.

En bas, Alice se rapprochait de la table d’honneur pour prévenir son père du drame à venir. Slalomer entre les chariots et les chaises des convives était autant d’embuches et précieuses secondes perdues. Elle se devait d’arriver au plus vite pour les alerter.

- Bounty, efficacité. Où placerais-tu une bombe si tu voulais faire péter ce bon vieux Dimitri ?

- Pas trop loin de lui, enfin il faut quand même rester discret. Ils ont dû tout fouiller avant le début de la réception non ?

- Exact. On commence par les dessous de table, l’estrade, tout le mobilier. Puis on s’éloigne au fur et à mesure.

- Vous n’irez nulle part, déclara une voix dans le dos du duo.

Piotr, encore et toujours sur les traces de Jules. Les bras croisés, la masse se dressait de toute sa hauteur, le regard sévère au possible. Piégés, les deux camarades savaient que cette fois, ils devaient jouer cartes sur table. La montre du juriste affichait dix-neuf heures quarante sept. Seulement treize minutes et tellement d’incertitudes.

Les épaules basses et la mine résignée, Jules passa aux aveux :

- Dimitri est en danger de mort.

- Cesse tes conneries, gamin. J’ai besoin de renfort sur les balcons, baragouina l’homme dans son talkie-walkie. Deux intrus à évacuer d’urgence.

Surpris, le jeune homme contre-attaqua.

- Alexandr Balkichvski n’est pas décédé ! Il a survécu à la chute, il est revenu pour se venger ! Nous l’avons retrouvé et neutralisé cet après-midi. Il a fui en me voyant dans la société avec la clef USB, il espionnait Alexian pour mieux frapper a posteriori. Putain Piotr, ne fais pas le con ! Appelle le lieutenant Dupuis.

- Mensonges.

- Alors comment expliques-tu ceci ?

Le juriste présenta son téléphone portable et fit défiler les images alors que le Russe de décomposait petit à petit.Il reconnut la carte d’identité et le permis de conduire, sans pouvoir douter un instant de leur authenticité. Lui aussi devait se rendre à l’évidence.

Saisi par l’avant-bras, Jules força le garde du corps à observer la salle pleine à craquer. Il lui montra la présence d’Alice auprès du capitaine Laville. Elle lui chuchotait à l’oreille des mots qui ne le rassuraient pas à en juger l’expression inquiète figée sur son visage.

- Nous ne sommes pas du même camp, mais aujourd’hui je viens sauver Dimitri et toutes ses personnes. Alexandr et son complice ont placé une bombe quelque part dans cette salle, mais nous ne savons pas où précisément. Nous ne disposons que de onze minutes pour agir, avec ou sans toi.

- C’est bon, je te crois. Annulez l’interv…

- Une bombe… ici… oh mon dieu !

Les trois hommes se retournèrent, pris au dépourvu. Un homme, la quarantaine passée et un costume de soie bleu marine, était pétrifié par les paroles qu’il venait d’entendre. Jamais cet invité n’aurait dû se trouver à l’étage, et pourtant, il était bien là, une information terrifiante en sa possession. Il ne fallait pas qu’il regagne la salle, la panique serait ingérable.

- Mais non monsieur, y’a pas de bombe ici, tenta de convaincre Babacar avec son grand sourire de circonstance.

Le quadragénaire fit volte-face et échappa à la tentative de plaquage de Jules. Les marches défilèrent sous ses pieds jusqu’à disparaître dans le couloir. Le duo ne contrôlait plus rien à présent.

***

Près de la table d’honneur, Alice échangeait avec son père, les curieux l’oreille tendue pour capter un bout de conversation. Le capitaine Laville avait le visage fermé, il réfléchissait au moyen d’être le plus efficace et le plus rapide à la fois pour faire sortir une centaine de personnes. Son regard sondait la salle, attentif au moindre détail.

Chaque information que lui transmettait sa fille lui permettait d’affiner son analyse, mais lui aussi n’aurait pu dire où l’engin était caché. Les plans de l’appartement n’apportaient aucune précision sur la zone d’impact désirée, simplement éliminer Dimitri. Mais l’hôte bougeait constamment.

- La personne qui a posé l’explosif a improvisé sur place. Il faut prévenir Dimitri et faire évacuer dans le calme l’ensemble des convives, le personnel et les mener le plus loin possible.

- Je suis d’accord, mais il ne reste que neuf minutes, c’est trop court.

- Et bien…

Un homme pénétra affolé dans la grande salle. Il hurlait à pleins poumons sans parvenir à attirer l’attention, l’orchestre masquant sa voix. Il s’écroula sur une table qu’il renversa. Les femmes crièrent pour leurs robes tachées tandis que leurs maris bondissaient pour attraper le coupable.

La musique si joyeuse laissa place au silence, plus aucun murmures. Tous n’eurent d’attention que pour lui, prêts à se gaver d’un nouveau potin.

- Courez ! Une bombe va exploser ! Fuyez !

Dimitri leva les mains et quitta sa chaise. L’atmosphère s’était glacée en une fraction de seconde, la peur rodait autour de chacun. À lui seul, le mot « bombe » déclenchait des scènes d’hystérie suites aux récents attentats subis par la France.

Le cria d’une femme déchira l’air, le début d’un véritable enfer.

Tous se mirent à courir sans savoir où il allait. Un homme prit une chaise qu’il jeta sur le côté pour s’ouvrir un passage vers une issue de secours. La vaisselle et les vases s’écrasaient sur le sol dans un bruit infernal. Une vieille femme essayait de se relever sur ses frêles jambes pour échapper à l’explosion annoncée. Tous lui passaient devant sans même la voir ou l’aider.

Dimitri assistait impuissant au désastre, entre incompréhension et paralysie. Sa vie s’écroulait et le tourbillon du chaos le châtiait pour tous ses péchés.

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