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Bien des choses s’expliquaient à présent, et en premier lieu le choix de la victime. Alexandr Balkichvski, alias Philippe Congronet, avait voulu atteindre son père, détruire cet homme en lui ôtant tout ce qu’il avait réussi à rebâtir. Le simple fait de découvrir qu’Alexian était le fils de Dimitri, qu’il avait bénéficié d’une vie qui lui avait été volée, avait suffi à créer en lui un sentiment de haine qui jamais ne serait apaisé. À moins de…

Pourquoi n’y avait-il pas pensé plutôt ? Jules avait commis l’erreur la plus grossière qu’il puisse exister pour un enquêteur : ne pas vérifier une information qu’il n’avait pas lui-même trouvée. Les pièces du puzzle s’assemblaient bien plus facilement à présent.

La voiture tourna dans la rue à gauche, sur indication du GPS. Un bâtiment au loin contrastait avec le reste du paysage. Sa couleur rose terne et l’état vétuste des murs ne reflétaient que faiblement la misère qu’abritait l’immeuble. Encore cent mètres et le véhicule se gara à cheval sur le trottoir.

Vu de près la bâtisse avait traversé les âges, bravée les tempêtes. Un impact de la taille d’une balle de tennis attira l’attention des deux hommes. Les stigmates d’affrontements réguliers, de règlements de compte pullulaient au rez de chaussé.

Qui peut encore vivre dans un tel taudis ? En tout cas, c’est une planque idéale, même moi je n’ai pas envie d’y mettre les pieds. L’endroit parfait pour préserver ses secrets.

Au pied de l’édifice, des poubelles jonchaient le sol et les marches pour accéder aux H.L.M. Un homme dormait sur un carton, recouvert par des épaisseurs de vêtements sales et déchirés. Il était la seule âme qui vive dans la rue à l’exception d’une jeune femme.

Jules sentit la main de son ami sur son épaule.

- Mec, c’est pas Alice là-bas ?

Jules leva la tête par réflexe, le regard dans le vague. Une silhouette se dessinait de l’autre côté de la rue. Il crut à une blague de son ami, mais la longue chevelure blonde de la femme chassa ses derniers doutes. Une colère monta en lui.

- Attends-moi ici cinq minutes gars, on fouille l’appart après.

- Comme tu veux… et bonne chance, rigola Babacar.

La portière s’ouvrit rapidement. Le juriste ne prit pas la peine de vérifier si un véhicule circulait sur la route, il sortit de l’habitacle furibond et traversa la chaussée d’un pas dynamique. Il grommelait dans sa barbe, incapable d’organiser ses idées.

Le son de ses pas fit pivoter Alice sur elle-même. Un large sourire se dessina sur son visage toujours marqué par un bleu sur la paumée gauche. La jeune femme croise ses jambes et ses mains, puis elle prit un air angélique. Elle était à la fois belle, mais si coupable. Sa mèche de cheveux replacée derrière son oreille, elle tenta d’amadouer un Jules prêt à mettre les choses au clair.

La jolie blonde posa son index sur les lèvres de son tendre avant même qu’il ne puisse entamer sa tirade. Elle se savait en tord et mieux valait-il désamorcer le confit que d’essuyer une cascade de reproches.

- Je ne devrais pas être ici, je le sais… Mais papa et maman sont sortis et je me retrouve seule à la maison. Je n’ai vu personne depuis le début de ma convalescence et la situation de Lucas me préoccupe trop pour que je reste inactive.

- Alice… Je ne veux pas que tu prennes le moindre risque. Tous ces types sont des cadors, des mecs dangereux et sans pitié.

- Tu ne peux pas assumer le poids de cette histoire à toi tout seul.

- Je ne suis pas seul !

Ce brusque changement de ton resta sans réponse. Deux fors caractères s’opposaient pour faire céder l’autre, et comme à chacune de leurs disputes, ni Jules, ni Alice ne laisseraient la moindre ouverture. Le jeune homme savait que le compromis était sa seule chance, mais il espérait pouvoir l’éviter.

Il se retourna un court instant vers Babacar. Dans la voiture, son compère se déhanchait, un Kinder Bueno à la main. Il croqua la barre chocolatée et adressa un signe du pouce à son ami. Il n’eut en réponse que les yeux bleus du juriste levés vers le ciel, ce qui le fit éclater de rire.

Dans la rue, un véhicule rouge ralentit à la hauteur du couple. Derrière ses lunettes de soleil, un homme observa la scène, étonné que des jeunes s’aventurent dans ce quartier pour un rendez-vous galant. Il appuya sur l’accélérateur, et quitta la route principale après le premier feu.

- Jules, je veux être des vôtres sur ce coup. C’est du non négociable.

- Ne m’aurais-tu pas écouté ? Ils sont sans pitié. Regarde ce qu’ils t’ont fait… Je ne me le pardonnerai pas. Je ne veux pas que tu te mettes de nouveau en danger, hors de question.

- Je n’ai pas besoin d’aide ! Je viens et tu n’as pas le choix. Tu m’as déjà laissé en plan au centre technique, pas deux fois !

Un point pour elle.

Jules n’avait pas d’argument en réserve. S’il en trouvait un, Alice lui en opposerait six autres. Il détestait cette situation. Le compromis, la seule solution qui lui restait.

- Bounty ! cria la jeune femme pour achever son copain.

- Ok, ok, ok… Tu viens, concéda Jules. Mais tu restes en retrait et tu observes, un point c’est tout.

Babacar ferma la voiture et traversa l’avenue un sourire jusqu’aux lèvres. Il savait que son pote avait une fois de plus perdu la bataille. Une tape sur l’épaule, il fit la bise à la Alice.

- Content que tu sois parmi nous girl.

- Merci Bab, au moins un qui se réjouit de me voir.

- On y va, enchaina le Sénégalais. Croquette, après toi. Je te sens chaud pour ouvrir la marche et passer tes nerfs sur le premier venu.

Sans tenir compte du pique lancé par sa petite amie, le jeune homme poussa la porte vandalisée du bâtiment et s’engagea, suivi de ses deux compagnons.

Le hall était encore plus mal en point que la façade. Battants de boite aux lettres pliés ou arrachés, porte à la vitre brisée, l’atmosphère était peu rassurante. La moisissure s’emparait des murs où la peinture caillait puis s’effritait jusqu’à tomber au sol au premier coup de vent.

Babacar posa son pied sur une marche. Il sentit son corps se dérober et eut à peine le temps de s’agripper à la rampe. La rouille lui laissa une trace sur la paume. Il la frotta sur son jean avant de tâtonner le premier échelon de l’escalier avec la pointe de sa basket.

Jules monta l’escadrin sans se soucier des morceaux descellés qui tombaient derrière lui. Alice tira la manche de son manteau et s’aida de la main courante pour progresser avec plus de sûreté et atteindre le palier supérieur. Le trio réuni, ils pénétrèrent avec prudence dans le couloir et avancèrent à pas mesurés pour rejoindre une porte marquée du nombre « 103 ». Étrangement, elle était impeccablement entretenue.

- Alice, derrière-moi, ordonna Jules. Ban prépare la lampe torche pour nous donner de la visibilité.

- Prêt, mon gars.

- À trois. Un… Deux…

Le juriste lança sa jambe avec rapidité et frappa le battant du plat du pied. La porte céda sous la pression et pivota jusqu’à percuter un mur, dévoilant une grande pièce plongée dans un noir opaque.

Le crayon lumineux ouvrit son oeil et éclaira ce qu’il put avec son faible faisceau. Rien, il n’y avait rien en apparence. À l’aveugle, Alice fit glisser ses doigts le long de la paroi, l’interrupteur en point de mire. Avec plus de vigilance que nécessaire, la jeune femme bascula le bouton vers le bas. La lumière jaillit du plafond, levant le voile d’ombre sur la salle principale.

Un canapé deux places, une petite table basse et une commode, il ne restait que ce maigre mobilier pour décorer le salon. Jules s’accroupit et passa son index sur le sol. Un mouton de poussière se forma sur sa phalange. Il en déduisit qu’aucun autre meuble n’avait séjourné dans cet appartement, bien trop vide à son goût. De retour dans la pièce, Babacar signala que le reste de l’habitation était aussi pauvre.

- Regardez ce que je viens de trouver.

Dans les mains d’Alice, une épaisse pochette remplie de documents. Elle extirpa une malle en fer non sans difficulté. Le bruit du fer sur le carrelage résonna jusqu’à ce que les deux hommes s’emparent de l’objet pour le déposer près de la petite table. Affalée dans le canapé, elle fixa son copain, impatiente de découvrir le trésor caché de ce coffre.

- C’est quand tu veux, pressa-t-elle.

- Ne me brusque pas s’il te plaît, cette malle est peut-être piégée pour exploser si on tenter de fouiller.

Babacar s’avança et souleva le couvercle. Il y eut un déclic, le genre de son qui stoppe net les battements de coeur. Tous fermèrent leurs yeux… mais aucun effet ne se produisit.

- Tu vois, finit par dire Alice.

Un mouchoir à la main, elle s’empara de plusieurs accessoires qu’elle disposa sur la table. Des perruques de différentes teintures et de longueurs variables, des poches de silicones prêtes à l’emploi ou bien des boites de faux ongles ou sourcils ; il y avait là le parfait arsenal pour changer d’identité et tromper le monde.

- Wesh ! C’est un truc de ouf !

- Ce sont des experts Bounty, ils n’ont rien laissé au hasard. Impossible de percer leur couverture, leur plan était réfléchi depuis un bon nombre de mois, voire d’années.

- J’ai juré même, c’est du terrorisme !

Pendant que les deux compères inspectaient un peu plus le contenu de la malle, Alice feuilletait le tas de papier entreposé dans la pochette en carton. Sur la couverture, quelques mots en alphabet cyrillique avaient été écrits à l’encre rouge.

La photo des Kritovsk et des Balkichvski trônait sur le dessus de la pile. Alice la détailla. Que de sourires et de joie, et toutes ces choses avaient disparu pour faire naître une haine meurtrière. Dans une sous chemise, différents plans étaient annotés au stylo noir, accompagné de ratures ou de points stratégiques encerclés. La minutie utilisée déconcerta la jeune femme. Elle s’attaqua à une nouvelle chemise.

- Voici la preuve indéniable qu’Alexandr Balkichvski est impliqué.

Jules saisit les documents tendus par sa compagne.

- Papiers d’identité, permis de conduire, photos… il n’y a plus de doute. Jamais je n’aurais pu découvrir cette vérité. J’étais bien loin de me douter que… Mais son complice, nous n’avons pas le moindre indice.

- Sa soeur ? ou peut-être sa mère puisque les morts reviennent à la vie, ironisa Babacar.

- Ce sont deux hypothèses à exploiter.

Plus ils avançaient dans leur fouille et plus ils étaient abasourdis. Le juriste se remémora certains instants qu’il avait vécu ces derniers jours. Cette femme rousse dans l’immeuble que lui avait signalé la gardienne, madame Graignard. Ou bien cette demoiselle dans la rue en sortant de la ville de Dimitri. Elle l’avait surveillé sans jamais se faire démasquer.

- Depuis le départ ils ont un temps d’avance. Ils ont anticipé la moindre de nos actions pour y apporter une réponse. Seulement, Alexandr ne s’attendait pas à ma venue avec la clef USB.

- Je sais qui est la seconde personne ! s’exclama Alice. C’est…

- Par contre les amis, coupa le Sénégalais, je ne veux pas paraître alarmiste, mais je crois que ça va péter. Il y a une bombe !

- Hein ? Qu’est-ce que tu racontes Bab ?

Devant le silence de leur ami, les deux amoureux levèrent la tête. Babacar se tenait devant plusieurs bidons reliés par des fils rouges et verts. Le téléphone scotché au dispositif émit un long bip et la minuterie commença à égrainer son temps. Moins de trois minutes.

Sans plus attendre, le trio regroupa un maximum d’indices dans la malle avant de quitter l’appartement. Les marches se décomposèrent sous leurs pas de plus en plus rapides. Jules faillit perdre l’équilibre deux fois, alors que le coffre en fer tanguait de gauche à droite.

L’air frais s’infiltra dans les poumons des camarades, une renaissance bienvenue. Ils traversèrent la rue, mirent la malle dans le coffre et Jules confia ses clefs à Bab. Il n’eut pas besoin de dire un mot de plus que la voiture filait déjà sur la route principale, Alice à son bord.

Le juriste s’introduisit dans le véhicule de sa petite amie et tenta de mettre le contact. La vieille Peugeot brouta plusieurs fois et refusa de démarrer. Il essaya une deuxième fois sans plus de succès. Dans sa tête, le compte à rebours défilait, il devait partir sans attendre.

Allez ma belle, un petit effort pour ton Jules préféré. Une petite accélération et je te laisse tranquille, promis.

La clef tourna une nouvelle fois, le moteur grogna et finit par se résigner. La voiture se mit à trembler de toute sa carcasse, mais le jeune homme n’en tint pas compte. Il embraya et pressa l’accélérateur. À peine eut-il parcouru vingt mètres qu’une boule de feu dessina dans son rétroviseur.

Après un quart d’heure de route, les deux voitures se retrouvèrent sur le parking d’une grande surface. Furieuse Alice se précipita sur Jules.

- Toi ! Ne t’avise plus jamais de me faire un pareil coup !

- On n’a pas le temps pour ça girl, t’as trouvé un truc super urgent à partager là. La soirée ou je ne sais pas trop quoi.

- Quel truc ? enchérit Jules pour esquiver les remarques de sa tendre.

La jeune femme déplia un plan et tendit un prospectus accompagné d’un regard électrique.

- C’est une soirée de gala organisée par Balkichvski pour lancer son nouveau projet. Il n’a pas lésiné sur les moyens : château, orchestre, traiteur quatre étoiles… Le genre de moment que l’on rêve de vivre quand on est une femme. De grands noms du milieu y sont conviés, dont les Kritovsk.

- D’accord, et ? s’impatienta le juriste.

- Alexandr et sa complice ont prévu d’éliminer Dimitri et Andreï à cette occasion. Une nouvelle bombe à base de C4 et l’usage d’un poison. Mais il y a plus grave : mes parents s’y sont rendus, eux aussi.

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