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Trois rangées de quatre néons éclairaient un paradis technologique. Un ilot central avec écran tactile sur le dessus commandait un iMac disposé attendant des semblables sur un bureau à gauche. Une grande toile blanche avait été tendue dans le fond de la pièce pour servir de support au rétroprojecteur dernier cri fixé sur une poutre. Il projetait une photo des deux compères à la plage.

Sur la droite, un canapé en cuir teinté bordeaux et une table basse en chêne meublaient un espace détente. Une bibliothèque était encore dans son emballage. La seconde pièce abritait une petite cuisine aménagée avec tout le nécessaire : des plaques thermiques, une hotte, un double évier et un frigidaire américain.

En plein milieu de la pièce centrale, une étagère à deux colonnes et six niveaux, allongée sur le sol, était en fin de construction. Elles rejoindrait ses deux copies aussitôt achevées.

- Il me reste quelques trucs à rajouter encore, comme les imprimantes, le scanner, le grand tableau pour tes velledas. Enfin tu vois le genre quoi.

Jules fit un premier pas en avant, choqué. Puis un second. Jamais il n’aurait imaginé avoir accès à un tel lieu. Comme un enfant devant la vitre d’un magasin de jouets, il contempla encore et toujours les composantes de la pièce.

- Alors mon gros, c’est qui la puissance maintenant ? Je vais même aménager toute la partie gauche avec une chambre, une salle de bain et un second toilette.

Babacar n’avait pas bougé d’un poil. Les bras croisés, le sourire des grandes victoires, il avait réussi un tour de maître, une fois de plus.

- Comment ?

- Comment quoi ? Fais des vraies phrases s’il te plaît. On dirait un gros à la té-ci.

- Mais tout ça mec. T’es fauché comme un clou. Tes poches sont tellement trouées que tu me réclames cinq balles chaque fois qu’on se mange un macdo.

Babacar ne put réprimer un ricanement.

- Tu connais la société N’Diop & co ?

- Bien sûr.

- Tu connais donc son big boss.

- Le mec qui a fait la une pour avoir fait un don record à je ne sais plus trop quoi.

- Une association humanitaire en Afrique, gars.

- Voilà.

Le blond prit place sur les chaises autour de l’îlot central. Il y déposa sa sacoche et retira son manteau qu’il mit en boule sur un imposant carton à ses pieds.

- Mon père veut aider les siens délaissés par la planète entière, et blablabla. Rendre ce qui lui a été donné par sa famille, à entendre au sens large. Un discours hypocrite d’homme riche quoi. Tous les mêmes à les entendre.

Jules hésita dans sa réponse. Il opta pour le plus simple.

- Oui. Et alors Bounty, le rapport avec tout ce qui nous entoure ?

Quittant sa position « beau gosse », l’homme noir ouvrit la porte d’un frigidaire et sortit deux canettes de Pepsi. Il lança la première à Jules et ouvrit la seconde. Une odeur de poulet mêlée à celle d’un camembert bien coulant envahit la pièce.

- Bah tu connais mon père.

Jules s’arrêta. Un jet de mousse fuit de sa canette. Sa tête remonta lentement. Son regard se fixa sur l’homme, plus interrogateur encore. Les mots ne venaient pas. Ses mains gesticulèrent pour le suppléer, sans succès.

- Je n’aime pas tout ce fric. Mon père fait des affaires, il met de côté. Ça monte, encore et encore. Il est tout le temps en train de nous sermonner. Je le cite : « l’argent, c’est important. Ne dépense pas bêtement ton argent dans des futilités ». J’ai fini par lui dire que je n’en voulais pas.

- Et comment tu as payé tout cela ?

- Ce n’est pas moi, gros.

- Pas toi ?

Babacar était énigmatique. Il laissa un silence planer, feintant de quitter la pièce, puis il finit par une volte-face et reprit la conversation.

- T’as vraiment cru que j’allais toucher à mes comptes perso ? T’es fou toi.

- Et donc ?

- Je connais juste par cœur le numéro de carte de mon père.

Il éclata de rire.

Le téléphone de Jules sonna, mais il ne répondit pas. Déposant les dossiers qu’il avait dans sa sacoche, il invita Babacar à s’asseoir pour lui faire face. Il attendait des explications.

- Tranquille frérot. C’est une goutte d’eau pour lui. Il sera fier d’avoir aidé des jeunes dans leur quête de la vérité sur une affaire de meurtre. La publicité, une drogue pour lui. Il va en tirer des bénéfices monstrueux, crois-moi.

Le téléphone de Jules sonna de nouveau. Il décida de décrocher, mais n’en avait pas fini avec son imposteur d’ami.

Les mots l’assombrirent peu à peu. Son visage se décomposa. Babacar posa sa canette et se rapprocha. Jules finit par dire :

- Alice est à la Pitié. Elle s’est fait agresser.

Son coeur s’arrêta.


***


Les doubles portes automatiques s’écartèrent à l’arrivée de Jules. L’odeur typique des services d’urgence assomma l’odorat du jeune homme. Il eut un temps d’arrêt. Une femme en blouse blanche passa devant lui, le percutant. La réalité le rattrapa.

Dans la salle d’attente, un homme avait le teint jaune. Mauvais signe. À côté de lui, une femme réconfortait une petite fille, sa main gratouillant la tête de l’enfant. Le petit bout de choux avait la main ensanglantée par une méchante coupure. L’infirmière avait stoppé l’hémorragie, mais il fallait attendre, le plus difficile pour un petiot.

Jules n’avait jamais compris ce principe. Faire attendre une personne alors qu’elle est dans une situation de souffrance. Quoi de plus logique. Faites le 18 et vous passerez devant tout le monde, une règle en or qu’il n’oublierait jamais.

Son regard parcourut la salle. Quelques patients plâtrés, d’autres attendaient simplement le retour d’un proche parti en consultation. Irène était de ceux-là. La journaliste de cinquante ans, reconvertie dans l’illustration d’articles, décortiquait un Closer datant de novembre 2014.

Ses yeux émeraude avaient toujours attiré l’attention de Jules, au même titre que la justesse de ses traits. Qu’elle devait être irrésistible en son temps, se dit plus d’une fois le jeune homme. Petit chemisier en soie jaune, jupe noire parfaitement repassée et ballerines assorties à son haut ; Irène faisait tache dans le décor. Dans le bon sens bien sûr.

- Jules, te voilà.

La mère d’Alice déploya son mètre cinquante-neuf, se hissant sur la pointe des pieds pour saluer son beau-fils. Bien qu’Alice et Jules n’étaient pas unis par les liens sacrés du mariage, selon la formule sacramentelle, Irène s’imaginait déjà au mariage, et même avec pas moins de trois petits enfants.

- J’ai fait au plus vite.

- Ne t’excuse pas voyons. Tu es déjà là et c’est le plus important pour Alice. Pour moi aussi.

Elle avait effacé son mari de la liste avec intelligence. Lui ne serait pas content de le voir et pire même, une tempête de remontrances s’annonçait inévitable. Le garçon prit place à côté de la femme.

- Alice n’a que des blessures superficielles. Tout au plus des hématomes. Mais elle est choquée au point que même son propre père n’a pas encore pu lui rendre visite. Cela ne devrait durer que quelques heures selon les médecins. Je ne pense pas que tu pourras la voir maintenant.

Cette dernière phrase frustra le jeune homme. Sa mâchoire se contracta, ses poings l’imitèrent.

- Nicolas le vit aussi mal que toi Jules. Il ne sera pas tendre avec toi, tu es l’éternel responsable.

- J’ai cru le comprendre.

- C’est un homme fier, un vrai flic aux valeurs inébranlables.

- Je n’en doute pas.

Elle lui adressa un sourire. Il était normal qu’elle soutienne et défende son mari. Pour autant, elle était une femme juste, elle savait reconnaitre la part de bonté que Jules possédait.

- Depuis l’enquête où tu es intervenu, il te voit comme un homme marchant sur la fine ligne séparant le bien et le mal. Un borderline comme ils disent.

- Mais fleureter avec le mauvais côté n’a rien d’immoral si le but est de contribuer à faire le bien, non ?

Irène ne sut que répondre. Si son for intérieur ne contestait pas cette vision, ses propres valeurs hésitaient à soutenir le jeune garçon. Garder le silence aurait été la meilleure des réponses, mais il n’en fut rien.

- Il ne cherche pas à te punir pour ce que tu fais.

Un peu quand même…

- Il essaye juste de protéger les siens contre ce qu’il peut voir au quotidien, finit-elle.

Jules aurait aimé pouvoir répondre, mais une main l’attrapa par le col de sa veste et le traîna de force hors des urgences. Irène n’osa pas intervenir, ce combat n’était pas le sien.

L’explication s’annonçait au combien mouvementée.

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