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La clio rouge d’Alice était déjà garée devant la maison des Stapenger. Elle semblait calme, détendue, mais Jules savait qu’elle bouillonnait au fond d’elle. Un volcan prêt à entrer en éruption. Il avait quinze minutes de retard. Elle n’aimait vraiment pas cela. Pas après pas, il pouvait voir le sourire forcé qu’elle imprimait sur ses lèvres. Très mauvais signe.

La portière s’ouvrit. La femme posa son pied à terre. Jules faillit s’arrêter de peur. L’ouragan allait être apocalyptique. Alice sortit et se redressa. Son annulaire droit pointa le jeune homme et l’invita à se dépêcher. Il s’exécuta sans plus attendre.

Les mots défilèrent dans sa tête. « Pardon ma petite fleur mais… ». Non trop soumis. « C’est bon, je suis en retard, et ? ». Oula… Trop risqué. À quelques mètres de sa dulcinée, Jules opta pour la carte du « au pif ».

- Je sais, je suis en retard, pardonne-moi.

Il n’y eut pas de retour. La femme se contenta d’empoigner son sac à main et de fermer la voiture à clef.

- Penses-tu que la pauvre est au courant pour son ami ? Qu’elle sait que Lucas est l’auteur ? Elle les côtoyait tous les deux chaque jour.

- Aucune idée Alice. Je pense.

- Alors laisse faire la diplomatie féminine.

Le garçon s’arrêta et fronça d’un sourcil. La diplomatie féminine ? Nouveau concept ? Tu n’as pas de tact, tu es émotionnellement impliquée… Il craignait un dérapage. Son regard se posa sur la boîte aux lettres. L’étiquette marquée du nom de famille « Stapenger » avait été gribouillée récemment.

Empruntant le chemin en dalles de pierres blanches, Jules fit face à une imposante maison. Son pas se ralentit pour observer la demeure. Deux grandes baies vitrées de part et d’autre de la porte d’entrée, trois fenêtres au premier étage, et une seconde sous les combles. Encore des riches, pensa le jeune homme.

Alice avait déjà rejoint le palier et pressé la sonnette. Un léger son flotta dans les airs.

Une femme se présenta de l’autre côté de la porte. Elle tira le rideau avec hésitation et dévisagea la jolie demoiselle brune postée sur le pas de la porte. Elle monta sur la pointe de ses pieds pour observer le jeune blond qui s’approchait en arrière plan.

- Bonjour madame, nous aurions aimé parler avec Betty si possible.

Un air interrogateur s’empara de la femme. Deux inconnus qui voulaient parler avec sa fille, rien de plus suspect. Comme toutes les mamans, elle protégerait sa progéniture contre les inconnus.

- Fichez-moi le camp ou j’appelle la police !

- À vrai dire, je suis avocat.

Ou presque. Il ne manquait à Jules que l’examen d’entrée à l’école des avocats, la formation et surtout le CAPA, diplôme permettant d’exercer cette profession. Un petit mensonge qui produisait toujours son effet auprès des profanes.

- Il faut que nous puissions nous entretenir avec votre fille. Un homme est mort, et la vie d’un second est en jeu. Votre fille connait les deux. Elle sait peut-être quelque chose qui pourrait nous éclairer, nous donner une piste de réflexion pour résoudre ce problème.

- Je vous en prie, insista Alice.

La vieille femme relâcha le rideau. Le battant s’entrouvrit à peine. Elle passa sa main et pointa le doigt sur le côté. Jules tourna machinalement la tête. Il n’y avait rien.

- Dans la dépendance au fond du jardin. Faites le tour par là.

Imbécile.


***


Devant l’entrée de la maisonnette, Alice se figea les bras croisés. Une nouvelle fois, son regard transperça Jules. Son pied battait la mesure d’une mélodie qu’il connaissait bien : l’impatience. Le jeune homme n’avait jamais réussi à lui cacher la moindre chose. Il avait tout tenté, mais elle lisait en lui comme dans un livre ouvert.

Il tenta la feinte de l’incompréhension, mais sa compagne ne prit pas.

- Je sais que tu as des informations.

- Non, vraiment, je ne vois pas de quoi tu me parles. J’ai beau chercher, je ne trouve pas.

L’art et la manière d’énerver une personne, Jules en avait fait sa propre marque de fabrique.

- C’est mon frère ! s’exclama-t-elle.

- Justement. Tu n’es pas assez objective.

- Je peux l’être, contesta Alice.

- Vraiment ?

Un bref instant s’écoula. Ils se regardèrent sans dire un mot. Ils se comprenaient.

- Oui.

- J’en doute, clôtura le blondinet.

Il n’avait pas tort, mais pouvait-il décemment laisser sa propre petite amie hors course alors que son frère risquait d’être condamné pour un meurtre qu’il n’avait pas commis ? Si Lucas s’en tirait avec une simple égratignure, elle le lui reprocherait à vie.

Il prit le temps d’une petite réflexion. Que savait-il ? Peu de choses en définitive. Que pouvait-il dévoiler sans éveiller la curiosité d’Alice ? Il n’en avait aucune idée. Jules ne voulait pas créer de faux espoirs. Il existait trop de zones d’ombres encore, trop d’éléments manquants pour se faire une opinion.

- Très bien… soupira-t-il.

Alice bondit en un éclair auprès de Jules.

- Mais je ne veux pas que tu t’imagines tout et n’importe quoi, compris ?

Elle prit la main droite du garçon pour la serrer entre les siennes. Jules se dégagea de cette emprise affective avec douceur, un grand sourire aux lèvres.

- Lucas n’était pas le seul sur les lieux. Il y avait deux hommes en bas du bâtiment. La gardienne a aussi vu une femme en fin d’après-midi et, un peu plus tard, un homme dans les escaliers.

- Quoi d’autre ?

- Rien.

- Te fous-tu de moi là ?

La réaction que Jules redoutait le plus. Alice se raccrocherait à n’importe quel élément pour faire libérer son frère. Elle extrapolerait le moindre détail s’il le fallait. Son manque d’objectivité allait être un handicap de plus, après le retrait du dossier de son père.

- Tu as bien un indice pour identifier l’une de ces personnes, ou bien les relier au crime. Tu es le meilleur pour ce genre de chose.

- Non.

Il préféra ne pas lui parler des deux individus qu’il avait entraperçus la veille.

À l’écoute de ce qu’il observait, Jules saisit la demoiselle par les deux bras, la rapprocha lentement de lui et passa sa main dans ses cheveux pour tenter de la réconforter.

Il sentit un sanglot réprimé par sa belle.

- Ton père est sur les nerfs. Il a flairé que je cherchais des pistes de mon côté. Je ne vais pas pouvoir agir comme je le souhaiterai. Ton frère n’y est pour rien, c’est une certitude, son seul tort dans toute cette histoire est d’avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment. Et sa fuite.

Son pouce stoppa la course d’une larme. Son sourire la réconforta.


***


- Pensez-vous sincèrement vos dernières paroles ?

Une jeune femme à la chevelure rousse se présenta derrière les deux acolytes. Un détail frappa d’entrée le jeune homme : ses yeux étaient ravagés, son âme détruite par un sentiment inexplicable. Le vert émeraude de ses iris était rougi par la tristesse et les larmes. Un gouffre n’aurait pas suffi à représenter la peine qui strangulait son coeur.

Comme des gamins surpris en pleine bêtise, les deux amoureux se séparèrent brusquement l’un de l’autre. L’image d’un couple uni ne pouvait que rouvrir la plaie gravée à jamais dans le cœur de la jeune femme en deuil.

Jules ne chercha pas ses mots, il répondit avec une grande honnêteté :

- Oui madame. Ce sont mes premières impressions. Beaucoup de personnes ont été vues ce soir-là dans le bâtiment.

- Très bien.

Son visage marqué par les propos de Jules, la demoiselle passa entre ses deux invités et poussa la porte de sa demeure.

Alice et Jules ne prirent pas l’initiative de la suivre. Mieux valait-il peut-être repasser à un autre moment. La jeune femme rousse réapparut, un gilet sur le dos. Dans le cadre de sa porte, elle invita les deux compagnons à s’asseoir d’un signe de la main sur la table en fer forgé.

Si Alice s’exécuta sans attendre, le juriste observa un peu plus attentivement son interlocuteur. Un mètre soixante-cinq, assez jeune, de corpulence normale traduisant son mode de vie sain. Cette personne correspondait à mademoiselle tout le monde. Elle avait aussi le profil de cette inconnue que la gardienne avait repérée dans l’après-midi.

Sa relation avec la victime expliquait sa présence sur les lieux dans la journée, le petit mot d’invitation laissé. Jules restait centré sur la description faite par la concierge. Il serait logique qu’elle soit passée, mais les similitudes sont trop importantes pour être une coïncidence. Peut-être se sont-ils disputés, Lucas aurait vu l’ombre de cette femme. Étrange.

- Je tenais à vous présenter mes plus sincères condoléances, débuta Alice avec sa fameuse diplomatie.

- Je vous remercie. Même si je doute de votre sincérité. Je crois comprendre que vous avez un lien avec le criminel arrêté, vous êtes…

- Sa sœur, coupa le jeune homme en s’asseyant sur une chaise qu’il venait de déplacer.

Jules prit place face à Betty. Il posa ses avant-bras sur la table et croisa ses doigts. Ses pouces tournaient l’un autour de l’autre. Il décrypta un peu plus la jeune femme. Son gabarit ne lui aurait pas permis de propulser le corps d’Alexian ou bien de le déplacer une fois inconscient. Sur le plan physique, un véritable problème s’installait.

Mais bien sûr ! Un complice. Jules avait entendu parler d’Alexian par l’intermédiaire de Lucas, un sacré gaillard. Il ne se serait pas laissé faire. La seconde personne devait être un homme plutôt jeune et surtout musclé, pour pallier à sa petite taille et ses maigres bras.

Le regard de la demoiselle rousse ne lâchait pas une seule seconde Alice. En face d’elle, la sœur du tueur de son amour. L’idée d’une vengeance germait en elle. Une pulsion gagnant en intensité. Il serait si simple d’y céder, peu importe les conséquences.

Un coup de couteau. Une balle dans la tête. Une poudre dans un verre d’eau. Toutes ces méthodes rongèrent l’esprit de Betty. Sa respiration, profonde et lente, traduisait sa recherche d’un self-control. Elle devait résister. Alexian n’aurait pas voulu qu’elle réagisse ainsi.

Jules tapa dans ses mains pour faire revenir la jeune femme à la réalité. Un semblant de sourire s’échappa de ses lèvres. Le garçon ne put l’interpréter.


***


- Pourriez-vous me parler d’Alexian ? Ses relations avec son entourage, par exemple.

Le regard de Betty se perdit de nouveau. Les souvenirs la submergèrent. Une larme coula le long de sa joue, puis une autre. Soit elle était d’une sincérité pure, soit elle jouait la comédie avec un talent inné. Jules resta sur ses gardes.

- Il était proche de sa mère. Il vouait une admiration sans limites pour son père et sa réussite, son travail pour devenir l’homme qu’il est. J’avais le droit au même couplet à chacun de nos rencards : « un jour, je dépasserai mon père. Il a mis la barre très haute, mais rien n’est impossible. ».

- Aucun problème à votre connaissance.

- Aucun.

Comment un garçon sans problème pouvait se faire assassiner de sang-froid ? Qui plus est par Lucas. Certes il était un peu à l’ouest parfois, mais comme tous les jeunes de son âge. Alice et lui avaient eu ce genre de comportements immatures, réalisant les quatre cents coups ensemble.

Jules s’enlisait dans cette affaire, il ne savait plus où donner de la tête.

- Mais la situation au boulot n’était pas aussi calme.

Cette phrase de Betty piqua la curiosité du jeune couple. Leurs regards interrogateurs doublés d’un silence de plus en plus lourd poussèrent la jeune femme à continuer son propos.

- Il a eu une promotion hier. S’élever un peu plus vers le sommet pour… Tomber ainsi. Cela fait longtemps qu’il travaille pour, il a remué ciel et terre. Il était d’ailleurs en concurrence avec Diane.

- Diane ?

- Une femme très directive, prête à tout pour parvenir à son but. Elle n’est pas très appréciée dans son équipe. Coups de pute, couteaux dans le dos, je vous laisse imaginer le genre.

Le jeune homme nota ce détail. Cette information lui donnait enfin une piste concrète. La jalousie de cette femme quant à la réussite d’Alexian, un mobile parfait. Il voulait tout savoir de celle-ci, croiser sa route au plus vite pour la jauger, l’étudier et se faire son propre avis.

- Ils ont d’ailleurs eu une altercation ce jour-là. Enfin, c’est ce qu’il s’est dit. Je ne travaille pas au même étage dans la tour. Vous savez, on ne mélange pas les petits comptables et les grands informaticiens.

- Connaissez-vous l’objet du litige ?

- Des dossiers dont le traitement avait pris du retard, ou quelque chose de ce genre. Diane aimait bien provoquer Alexian, chercher le moindre détail pour lui tomber dessus.

- Rien d’autre ?

Alice écrasa le pied de Jules. Relevant sa jambe, le garçon se cogna dans la table en bois. Son indélicatesse face à la jeune femme... Intolérable. Elle le fusilla avec ses yeux de glace. Il n’eut pas de réponse.

Une petite brise souffla. Les rares feuilles sur la pelouse tournoyèrent avant de regagner l’herbe verte et fraîchement tondue. Sur la dalle de pierres, un sac de charbon attendait aux pieds d’un barbecue en briques. Alexian avait été invité. Il aurait adoré.

Betty se leva et rentra dans sa demeure. Elle pria ses deux invités de la rejoindre. Ils la suivirent dans un silence religieux.

- Asseyez-vous près de la table, je vais vous préparer un café.

Alice déclina l’offre. La peur de représailles peut-être. Jules eut un grand sourire qu’il cacha en tournant la tête. Sur une petite table, la photo du premier rendez-vous entre la comptable et l’informaticien. Le souvenir qui ne s’oublie pas, jamais. Jules ne put s’empêcher de se remémorer cet instant magique.

L’odeur se faufila à travers la cuisine pour gagner Jules. Un sourire niais se glissa sur son visage. La tasse devant lui, il l’entoura de ses mains. Cette boisson chaude était la bienvenue, il n’avait pas pris le temps de petit-déjeuner, mais… En retard quand même.

- Vous savez, je ne pense pas non plus que votre frère soit coupable. Lui et Alexian étaient comme deux enfants lorsqu’ils se croisaient.

- Il est innocent.

- Mais il était sur les lieux.

Le malaise s’installait petit à petit. Si les deux volcans s’étaient temporairement endormis, une simple étincelle pouvait les faire exploser. Jules se dépêcha d’avaler son café. Il ne voulait pas que la situation dégénère. Le moment de battre en retraite, sans plus attendre.

- Excellent Café.

Les deux femmes regardèrent Jules. Il haussa les épaules.

- Nous allons vous laisser tranquille. Merci pour les informations.

Alice se leva et précéda le jeune homme qui tendit une carte professionnelle à la maîtresse de maison. Quand elle eut quitté la dépendance, Betty posa la main sur l'épaule du juriste. Il pivota sur lui-même.

- Trouvez le coupable s’il vous plaît.

Pour unique réponse, Jules inclina la tête et partit sans se retourner.

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