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La pièce était froide, peu accueillante. Un double-néon suspendu au plafond éclairait le centre de la salle. Uniquement le centre. Une table, trois chaises. Rien de plus. Tout était fait pour isoler la personne interrogée, créer un climat de solitude où seuls son crime et sa conscience pouvaient l’entourer.

Sur sa chaise, Lucas n’arrivait pas à quitter du regard les menottes qui liaient ses poignets. Il contenait ses larmes, sa colère. Jamais il n’aurait cru se retrouver dans cette situation. Cela n’existait qu’à la télévision. De la fiction. Il tenta de se séparer de ses étreintes. En vain. Il était bien dans la réalité. Il n’en fut que plus abasourdi.

La porte du bloc numéro trois s’ouvrit, mais il ne releva pas la tête. Il huma un léger parfum. Aucune hésitation possible : Dior - j’adore. Il sut alors que son réel soutien venait l’épauler.

- Je n’ai rien fait. Je venais juste chercher Alexian, et là…

Marie ne bougea pas. Elle ne dit pas un mot.

- La lumière ne marchait pas. L’appartement était sens dessus dessous. Et puis il y avait cette chaise, Alexian assit. J’ai cru à une blague, mais… Tout ce sang autour par terre. J’ai des flashs dans ma tête. Ils ne me quittent pas. Je n’en peux plus.

- Tu es quelqu’un de bien Lucas.

La jeune femme prit l’initiative de s’asseoir en face du garçon. Elle voulait se mettre à sa hauteur, le traiter d’égal à égal. Tous les deux étaient du même côté, ils affronteraient les épreuves à venir main dans la main. Marie avait quitté la robe à cause de ses émotions qu’elle ne parvenait pas à maîtriser. Cette fois-ci, elle se ferait violence.

Dans un silence imperturbable, elle prit un bloc-note, un stylo et posa le tout devant elle. Lucas n’avait toujours pas esquissé le moindre mouvement. Elle poussa d’un mouvement très lent le carnet. Aucune réaction.

- Je n’ai que trente minutes d’entretien avec toi. Il faut que tu me donnes le maximum d’informations.

- À quoi bon ?

- T’aider ! s’insurgea-t-elle.

Son regard perdu se raccrocha aux yeux azur de la jeune blonde. Il les connaissait par coeur. Plus jeune, l’adolescence avait agité ses hormones. Marie étant une amie proche de sa soeur, il la croisait régulièrement chez lui. Son esprit s’était égaré si souvent dans les limbes du fantasme qu’il avait eu le coeur brisé lorsque Marie avait embrassé Mickaël, le voisin d’en face. Il s’était alors résigné. Pour un temps seulement.

La majorité atteinte, son assurance assez développée, il entreprit de séduire la douce avocate. Chaque occasion donnait lieu à un peu subtil numéro de drague. Lucas n’osa pas se remémorer cette suite de catastrophes l’ayant mené à un inévitable râteau.

Le jeune homme finit par prendre une grande inspiration. Il la retint. Son regard se perdit encore. Son teint devint rouge. Marie claqua des doigts et Lucas expulsa le contenu de ses poumons. Pour la première fois, la jeune avocate put voir son dragueur fou sous son vrai jour. Plus d’artifices, plus de carapace ou de masques. Elle fut touchée. Reprends-toi, tu n’es pas là pour te laisser aller, se dit-elle.

- Peux-tu me noter tout ce qui te vient à l’esprit. Le moindre détail pourra nous servir.

- Nous ?

- Tu n’es pas tout seul Lucas. Jules a déjà pris un nombre de risques important pour toi. Ta soeur est sur les nerfs, elle remue ciel et terre pour trouver la moindre chose pouvant permettre de t’innocenter. Même Babacar. Nous sommes tous là pour toi. Pour t’aider.

- Vraiment ?

- Dépêche-toi d’écrire.

Regonflé à bloc, Lucas saisit le stylo de sa main droite, le fit tourner entre ses doigts et l’immobilisa brutalement. La pointe sur le papier, il laissa l’encre imprimer ses souvenirs aussi vite que possible.


***


Lorsque le capitaine Jamlin pénétra dans la pièce, son attitude annonça la couleur sans même prendre la peine de la teinter. Il n’aimait pas Nicolas Laville. Pas du tout. Cette haine qui coule dans les veines, qui resurgit à la moindre occasion et nourrit votre agressivité. Enfin il allait pouvoir s’en servir.

À ses yeux, le fils Laville n’était qu’un morceau de viande bien tendre. Il n’en ferait qu’une bouchée. Il ne prendrait même pas le temps de l’assaisonner. Cru ferait l’affaire. Assouvir sa vengeance, laver cet affront qui le rongeait depuis cinq longues années. Il n’avait que cette idée en tête. Sa mâchoire se contracta. Ses muscles aussi.

La démarche dynamique ne fit que confirmer ce que Marie et Lucas présentaient.

- On y va Laville, j’ai un tas de questions à te poser. Toi et moi allons devenir les meilleurs amis du monde. Tu n’as pas idée.

Son sourire malsain provoqua un mal-être qui saisit Lucas et l’étreignit. Sa respiration s’accéléra.

- Madame l’avocate, continua-t-il, je vous prierai de bien vouloir vous placer sur cette chaise.

Il désigna une chaise en retrait, dans le noir. Personne ne l’avait vu jusqu’alors. Le ton de l’officier était bien plus cordial. Il savait à qui il s’adressait, le ton à utiliser tout comme le vocabulaire. Marie s’exécuta, mais rapprocha visiblement la chaise de son client. Elle devait être vigilante. Cet homme était redoutable, à n’en pas douter. Un véritable rapace en chasse.

L’homme s’approcha avec lenteur de Lucas. Il passa deux fois derrière lui, mimant une profonde réflexion dont il n’avait pas besoin. Il s’imprégnait de la peur de sa proie, peur qu’il cherchait, qu’il créait lui-même. Gonflant le torse à outrance, il sondait le jeune garçon, le jaugeait, le transperçait de son regard.

Le flic posa ses doigts tels des serres aiguisées sur la table, face à Lucas. Il resta ainsi un long moment, appuyant inspirations et expirations. Son excitation suintait. Il activa, à contre-coeur, la caméra disposée face à l’accusé. Un petit voyant rouge se mit à clignoter avec une fréquence répétitive. Le papier récapitulant les droits remis, il entama les hostilités.

- Bien. Commençons par les banalités. Tu as… Pardon. Vous avez le droit de faire des déclarations, répondre aux questions ou bien garder le silence.

Il n’eut pas de réponse.

- Le silence, étonnant dites donc. Vous savez aussi que vous avez le droit à l’assistance d’un avocat, il est présent. Quelle efficacité pour une fois. Voulez-vous faire prévenir un proche ? Bénéficier d’un examen médical ou d’un interprète ?

- Je ne souhaite pas bénéficier de l’appel ou de l’examen médical.

- Excellent. Passons à la partie la plus intéressante. Alexian Kritovsk, ce nom doit vous évoquer bien des choses. Dites m’en un peu plus.

Lucas resta impassible. Son père lui avait fait subir des interrogatoires tant de fois qu’il connaissait les différentes techniques sur le bout des doigts. Il allait offrir une résistance de fer à ce maudit Jamlin.

- Oui, vos informations sont correctes. Alexian était un collègue de travail et un ami.

- Vous mélangez vie professionnelle et vie privée ?

- Oui. Mais pas de la même façon que vous, n’est ce pas ? L’inspectrice De Rose. Petite, peau mate, regard de braise. C’est ce que vos propres collègues laissent sous-entendre depuis un bon moment.

Jamlin se crispa, un sourire jaune au coin des lèvres. Si le petit Laville voulait se montrer solide, il le briserait. Il n’avait pas tous les éléments nécessaires à portée de mains, une simple pochette pleine de clichés et les dépositions des trois témoins. Il ne pouvait que préparer le terrain pour porter son coup fatal dès que possible.

- Intelligent. Assez pour organiser un assassinat, je le note. Mais trop peu pour le faire avec la discrétion que ce crime requière. Échapper à la justice, impossible, sachez-le.

- Ce sont les déductions d’un flic en manque de reconnaissance ? provoqua Lucas.

- Ne me cherchez pas Laville.

Le garçon sentit qu’il était à deux doigts de faire trébucher son ennemi. Il se passa la langue sur les lèvres et renchérit :

- Sinon ?

Le regard de l’officier se noircit. Marie en eut un frisson dans le dos. Des flics, elle en avait vu un grand nombre par le passé. Des gentils, professionnels et consciencieux, mais aussi des cons. Elle avait appris à les reconnaître. Il portait sur eux la marque de leur bassesse d’esprit.

Lui était leur « roi », à n’en pas douter.

Jamlin décala sa chaise d’un geste brusque. Assez pour s’asseoir. Un geste travaillé, répété mainte fois pour le maîtriser. La violence du mouvement prit Lucas à défaut. Il eut un mouvement de recul et ses yeux s’écarquillèrent. L’homme de loi avait réussi à reprendre le pouvoir. La situation s’était inversée en un claquement de doigts.

- Vendredi soir, que faisiez-vous sur les lieux du crime ?

Changement radical de stratégie. Finie la rigolade, il allait étouffer sa proie de questions.

- Vous ne savez plus monsieur Laville ? Laissez-moi vous rafraîchir la mémoire. Deux des trois personnes vous ont formellement identifié et vu sortir du bâtiment où vivait la victime, peu de temps après la commission des faits. La troisième vous a même surpris dans l’appartement. Quelque chose à déclarer ?

- Non.

- Vraiment ? Un fils de flic qui ne se défend pas, surprenant. Le sang sur vos vêtements, sang appartenant à la victime puisque vous n’avez pas la moindre coupure. Il est apparu comme par magie ? Où est votre baguette Harry ?

Silence.

- Vous dites vrai. Je n’ai rien à rajouter.

- Vous confirmez donc votre présence sur les lieux.

- C’est exact.

Jamlin tenait le bon bout. Il ne lui restait plus qu’à enfoncer peu à peu le clou. Marie aurait aimé intervenir, ne serait-ce que lui apporter un soutien psychologique, mais elle était autant démunie que son ami.

- Pourquoi vous êtes vous rendu chez monsieur Kritovsk ? Un différend à régler, le ton monte et les premiers coups partent. Vous perdez le contrôle et vous laissez votre colère s’exprimer.

- Je devais sortir en soirée.

- Allons, pas de ça entre nous. De vous à moi, je connais toutes les excuses possibles et inimaginables. Je pourrais en faire un roman. J’y ai même songé, vraiment. Soulagez votre conscience. Dites-moi toute la vérité que l’on puisse abréger cette souffrance enfouie en vous.

- Je devais sortir en soirée, répéta Lucas, les yeux dans les yeux.

Il reprenait du poil de la bête, un bon point. Marie notait tout ce qui lui semblait nécessaire. Si Lucas devait sortir avec Alexian, où devaient-ils aller ? Qui d’autres auraient pu les rejoindre et valider la version du jeune Laville ? Trouver les réponses, et vite.

- Très bien.

Jamlin ouvrit sa pochette avec douceur. Cela ne lui ressemblait pas. Marie comprit immédiatement qu’il préparait une attaque sans précédent. Elle avait déjà affronté cette technique, ou plutôt cette cruauté. Il allait plonger Lucas dans l’horreur. Cette horreur qu’il avait vécue. Celle qui le traumatisait. Il l’utiliserait contre lui, pas après pas, jusqu’à ce que la carapace du jeune homme se fende. Alors seulement il placerait son coup décisif.

Le capitaine feuilleta les dizaines de clichés qu’il possédait. Le bruit du papier photo défilant sifflait maladroitement un étrange chant racontant la mort du jeune russe. C’est ce que Lucas crut entendre. Ressaisis-toi mec, il veut te faire craquer. Soit fort putain, fort !

Ses yeux ne cessèrent de fixer les photographies. Il n’en voyait pas le contenu, mais son esprit se chargeait de le ramener inlassablement dans l’appartement d’Alexian, à ses genoux. Le flic fit glisser l’un des exemplaires sur la table.

Il attendit un bref instant. Les photographies s’alignèrent : le corps d’Alexian, les empreintes de chaussures ou bien la marre de sang avec les doigts du défunt et le verre brisé utilisé par Lucas. Avec un grand sourire, il en déposa un bien plus proche. Le suspect détourna le regard.

- Tu es un artiste. Tu laisses ta plume sur le corps de la victime pour signer ton oeuvre.

Il apposa son doigt sur le papier, désignant le stylo en travers de la gorge de la victime. Son humour noir n’avait aucune chance de produire un effet. Jamlin ne savait pas le manier. Il s’était exercé sur la petite délinquance, sans succès. Mais cette fois, il eut un coup de chance. Il ne s’en priva pas.

- Tu n’oses pas affronter la boucherie dont tu es l’auteur ?

- Présumé innocent, rétorqua Marie en sortant de l’ombre avec panache.

Les yeux du garçon se plissèrent, alors que les mots fusaient entre le flic et l’avocate. Il se rapprocha du tirage et le détailla. Son visage changea d’expression. La peur l’envahit. Ce n’était pas possible. Il avait refermé lui même le couvercle et les deux exemplaires y reposaient avant son départ. Il concéda une vérité qu’il n’aurait pas dû.

- Mais… C’est mon stylo… Que…

- Votre stylo ? rebondit Jamlin.

Marie déglutit avec difficulté, l’inquiétude gagnant son visage. Lucas porta sa main droite à sa bouche, comme pour tenter d’effacer ses paroles à présent gravées dans la mémoire de tous. Jamlin gonfla sa poitrine et afficha un sourire mesquin.

Il avait un élément décisif pour crucifier le jeune Laville.

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