Chapitre 9

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Le paysage rébarbatif de la région se limitait à de petites étendues d'herbes sèches séparant de grandes collines de roches noires déchiquetées. Les sabots du cheval heurtaient alternativement une terre poudreuse et des pierres pointues sans que sa course en soit affectée outre mesure. La longue cape bleue caractéristique du messager était soulevée par la vitesse de son galop tandis que le cavalier était courbé sur sa monture. Sans une hésitation, ils se précipitèrent dans la pente abrupte qui menait à un vallon entre deux hautes falaises à la mine sévère. Les sabots du destrier retournaient la terre sur son passage. Il ne ralentit pas l'allure. D'un bond il parvint au bas de la pente. Un autre cheval se serait inéluctablement blessé, mais celui-ci galopa sans faiblir. L'estafette leva un œil vers le lointain, cessant d'analyser le sol sur lequel courait son cheval pendant une fraction de seconde. Aussi vite qu'il avait descendu la colline, était soudainement apparue dans le lointain la silhouette majestueuse de la citadelle du duc. Une forteresse gargantuesque qui planait au dessus de la ligne d'horizon, comme si elle dominait la terre entière. L'estafette soupira de soulagement.
La destination était encore relativement lointaine, mais s'il avait jusque là échappé aux embuscades de gnolls ou autres bêtes sauvages, il n'aurait pas grand-chose à craindre avant d'arriver à la cité.
Dans le vallon même, se dressait une structure solitaire. Au beau milieu de ce vide, un bâtiment en roc noir et à l'architecture caractéristique des temples de Warzukan se dressait là, solitaire. Pourtant on voyait, au travers des vitraux colorés, danser les lueurs de flammes, à moins que ce ne soit un jeu de lumière dans le soleil couchant. Quoi qu'il en soit, le messager décida d'y faire halte pour la nuit. Il avait chevauché sans ménager sa monture pendant plusieurs jours, et si la bête lui crevait entre les jambes maintenant, il perdrait du temps à en chercher une autre.
Il s'arrêta devant la porte et descendit aussi vite qu'il le pouvait. Aussitôt le cheval commença à souffler avec force et la bête faillit s'effondrer sur le sol d'épuisement mais parvint à se tenir sur ses pattes au prix d'un grand effort pour s'efforcer d'arracher quelques brins d'herbe afin de remplir son estomac tourmenté. Le cavalier ne se donna aucune peine. Le cheval ne chercherait pas à s'éloigner et les warzuks n'approchaient normalement pas des temples de Warzukan. D'ailleurs il n'avait aperçu aucun homme-hyène depuis le début de son voyage. Pour gagner du temps lorsqu'il lui faudrait de nouveau sauter en selle, il ne s'occupa pas de dépouiller la monture de celle-ci. L'animal souffrirait, mais après tout ce cheval mourrait certainement d'épuisement avant l'arrivée à la cité, il était donc inutile de s'en soucier.
Chaque seconde perdue représentait des mètres de plus à parcourir, le messager s'empressa donc de se diriger vers les portes du temple. Celles-ci étaient entrouvertes. De l'intérieur venait le son de voix humaines et le brouhaha d'une foule. Après une seconde d'hésitation, l'estafette se décida à entrer. Normalement, un humain était toujours le bienvenu dans un temple. Il se faufila aussi discrètement qu'il le pouvait sans plus ouvrir la porte.
À l'intérieur, deux longues rangées de bancs occupaient la nef et accueillaient une foule disparate en grande contemplation. Des hommes et femmes d'aspect étranges fixaient le transepts d'un air à la fois attentifs et curieux. Ils semblaient pris dans des réflexions intenses tandis que s'élevait la voix du prêtre. Certains remarquèrent l'étranger et tournèrent la tête vers lui. Le messager pût alors voir que leurs faciès avaient tous ceci de commun qu'ils étaient pâles et couturés de cicatrices. On lui fit signe d'être silencieux, puis on se désintéressa totalement de lui. À pas feutrés pour ne pas perturber l'oraison, il alla vers le banc le plus proche et s'y assit. Juste à côté de lui était assis un gros homme chauve qui ne semblait pas l'avoir remarqué. Cet homme écoutait avec une grande attention et prenait des notes sur un calepin. Parfois il fronçait les sourcils, comme s'il mettait en doute ce qui se disait.
L'estafette n'essaya pas de lui parler. Épuisé par la longue chevauchée, il espérait simplement dormir quelques heures avant de repartir. Il grimaça en se posant sur le banc, et tenta tant bien que mal de masser ses jambes endolories. Ceci fait, il bascula la tête en arrière, cherchant le sommeil. Les nombreux flambeaux qui brûlaient au dessus de lui l'hypnotisaient en faisant danser les ombres multicolores des vitraux. Ces vitraux d'ailleurs représentaient des motifs étranges qui lui ôtèrent presque le sommeil. Habituellement on voyait dans les temples des figures de héros pourfendant les ennemis de l'humanité, alors qu'ici il voyait les ombres de crânes colorés, des bras de pieuvre et des fontaines rouges. Ces images lumineuses flottant devant ses yeux lui retiraient petit à petit l'envie de dormir. Finalement, il se redressa vaguement, les paupières lourdes et l'esprit engourdi. Il n'y avait jusqu'alors prêté aucune attention, trop concentré sur sa mission et les douleurs de son corps, mais les paroles que tous écoutaient si attentivement lui parvinrent bientôt. Ce n'est que graduellement que la voix prit forme dans son esprit, comme si son cerveau ressentait le besoin urgent de secouer tout son corps pour qu'il comprenne ce qui se disait alors que lui-même n'avait envie que de prendre du repos. Étrangement, il avait une désagréable sensation de tremblements dans tout son corps, comme s'il devait avoir une bonne raison d'avoir peur. Un profond malaise lui secouait les tripes. Il se concentra alors pour saisir les paroles de l'oraison et constata avec stupeur que ça n'avait rien d'une messe ordinaire.
"Or donc, nous savons que Warzukan créa la vie à l'image de la flamme et qu'à l'image de celle de la flamme est la mort de tout ce qui vit. La vie s'éteint tout simplement et ne laisse que des braises et des cendres, le corps, entier mais incapable de faire quoi que ce soit. Nous sommes là sur des bases que tout le monde connait. Ce que nous avons fait remarquer n'est que la chose suivante: tout comme un feu éteint laisse des braises, des escarbilles toujours incandescentes, restes du feu éteint; on peut dire que dans un corps décédé, un cadavre, il reste des réminiscences du feu de la vie, des braises. C'est ce que je vous expliquais à l'instant. Et maintenant, qu'arrive-t-il lorsque l'on a des braises ? Et bien, si l'on souffle correctement sur des braises éteintes, il est tout à fait possible de faire repartir le feu. Alors, comme Warzukan a conçu toute vie comme on se conçoit le feu, cela signifie donc qu'en «soufflant» de la bonne manière sur ou dans un cadavre, on peut lui insuffler, ou plutôt lui réinsuffler, une nouvelle flamme de vie. Cela se tient."
Le prêtre parlait d'une voix posée et concise, comme un savant faisant l'exposé de ses équations devant une foule de collègues. Quelques murmures furent échangés dans la salle. Ces concepts semblaient être bien intériorisés. L'estafette fronçait les sourcils. Il n'y connaissait pas grand chose en la matière, même s'il avait effectivement entendu parler de la mort comme d'un feu éteint ne laissant que des braises balbutiantes ; mais leur redonner vie ?
Il se demanda dans quel genre de temple il avait bien pu atterrir. Trop bas pour apercevoir la scène par dessus les autres personnes assises, il se pencha de côté, vers l'allée, pour apercevoir le prêtre qui faisait son exposé. Ce qu'il vit le glaça.
Le prêtre était un homme relativement jeune, svelte et élancé, sa robe paraissait largement trop ample pour lui, et les extrémités en étaient lacérées comme des haillons. Son visage était fin et allongé, avec un menton pointu comme un fer de lance et un front rendu large par de grosses touffes de cheveux noirs mal entretenus et ramenés négligemment vers l'arrière de sa tête. Son visage était tout pincé et sec, comme si on l'avait cousu en voulant économiser le matériau. D'étranges balafres, fines mais profondes, couraient sur son visage, dessinaient un rond grossier autour de son œil gauche, et descendaient le long de sa joue. Ses lèvres, au contraire du reste, étaient pulpeuses et épousaient la forme d'un sourire suave et démagogue. Il parlait en faisant de grands gestes avec les bras, faisant vibrer comme des voiles les manches beaucoup trop larges de sa robe de prêtre. Il attirait bien l'attention, si bien qu'on remarquait à peine, à côté de lui, allongé sur l'autel avec les pieds vers le public, un cadavre rigidifié et froid.
"Nos nombreuses dissections ont révélé que la vie tenait essentiellement à deux organes: le cœur et le cerveau. En effet, chez les sujets disséqués, l'ablation ou la section même partielle d'un de ces organes entraînait un trépas quasi immédiat, alors que les autres pouvaient bien pourrir, se gangrener ou être lacérés, on pouvait voir des sujets survivre, voire s'en remettre pour peu qu'on les remplace relativement vite."
L'assistance hochait la tête. Visiblement la plupart avait assisté à ces expériences. Le messager, encore la cervelle embrumée par le sommeil, commençait à réaliser que quelque chose n'allait pas. Soit son cerveau lui jouait des tours et il n'avait pas réellement compris ce que venait de dire le prêtre, soit…
Il se dit qu'il avait certainement mal compris. Après tout, cette histoire le dépassait. Néanmoins, il voulut en avoir le cœur net. Oubliant son ambition de prendre du repos avant de repartir pour sa mission, il se concentra plus fort, faisant un grand effort pour ouvrir grand les yeux et dégourdir ses sens. Le prêtre poursuivait en exposant une quantité phénoménale d'informations dont le pauvre estafette ne comprenait qu'un mot sur dix. C'était visiblement une explication des aspects techniques et il décrivait des méthodes et des procédés dont le concept même était tout à fait étranger à l'humble soldat.
"… une substance plasmique parmi d'autres peut subir un certains nombre de modifications sans perdre sa nature… en utilisant les pouvoirs de Warzukan mêlés à l'usage de nos instruments habituels, la substance plasmique devient alors plus éthérée, trop éthérée pour être aisément manipulable, mais si l'on considère que la substance composant la flamme d'un individu vivant est elle-même insaisissable, ou presque, car indissociable du corps qui est un combustible éternel, alors on peut émettre l'hypothèse que cette forme est la plus à même d'épouser la matière charnelle… après expérience il s'est avéré que le plasma était trop volatil, mais nous ne sommes pas pour autant repartis de rien. Les différents organes ont été testés un par un, vivants ou morts et… sans une erreur accidentelle nous n'eumes pas réanimé l'organe cérébral dont nous avons isolé les signaux grâce à l'artefact de l'araignée… émettant des grésillements indicatifs d'une vitalité parcellaire, que nous avons cherché vainement à prolonger en perpétuant les injections plasmiques ce qui a eu pour conséquence la crémation progressive des tissus nerveux… prouvant la vitalité de la chose grâce à une mesure précise de sa douleur…"
L'estafette ne saisissait que des fragments de phrase tant son ouïe souffrait du sommeil, mais aussi de la désorientation. Les chuchotements dans l'assemblée n'étaient pas pour l'aider à comprendre. Déjà qu'il n'était pas sûr de ce que «cerveau» voulait dire et qu'il n'avait jamais entendu le terme «plasmique» auparavant, il ne comprenait toujours pas ce que ce prêtre racontait. Une seule chose était sûre, ce n'était pas une oraison. Ses entrailles semblaient lui hurler de se lever et de décamper, mais il ne pouvait pas. Tous ses muscles endormis réclamaient plus de repos, et son esprit était curieux de comprendre ce qui se passait. Même s'il ne saisissait rien, il ressentait une certaine fascination presque instinctive pour le discours du prêtre et les théories qu'il échafaudait.
"…ouvrant ainsi la voie à la réanimation partielle. Nous avons successivement, tué, réanimé, tué, réanimé, encore et encore, et ce sans laisser le temps à la chair de se réparer. Les résultats ont été différents pour chaque organe, mais comme vous vous en doutez, le cœur et le cerveau sont ceux qui supportent le moins la mort, même temporaire… Au bout de trois réutilisations, au mieux, le cœur ne vaut plus rien. Quant au cerveau, il semblait impossible de le réanimer jusqu'à la découverte du…" s'ensuivit un mot si étrange qu'il fit sursauter l'estafette. "Ce qui nous a ouvert de nouvelles possibilités. À partir de là, les recherches ont pris un autre tournant, et les expérimentations sur des sujets morts, depuis longtemps de préférence, se sont avérées cruciales… saluons au passage le frère Devkir, qui a pris pour nous le soin de mener les raids pour récupérer les corps dans les cimetières… Notre nouveau matériau, en soi, ne tenait pas tant du plasmique mais plutôt de la déformation d'une magie elfique incontrôlable et qui fonctionnait surprenamment bien, quoique ces résultats soient toujours coûteux. Toutefois il nous a permis de procéder à ce que nous appellerons la distillation pour faire simple."
L'homme interrompit enfin son flot de paroles et regarda la foule avec un grand sourire satisfait.
"Sans contestes, il nous manque encore des choses, il est des concepts qui nous échappent et ce au sein même des forces que nous manipulons. Toutefois, grâce à Warzukan et à notre foi, nous sommes déjà parvenus à faire revenir à la vie plusieurs fois de suite certains animaux, et surtout un warzuks. Nous avons ressuscité trois warzuks, mais hélas la difficulté de compréhension nous empêche de savoir à quel point ils sont revenus intacts. Toutefois, le voile du mystère va peut-être être enfin levé dès aujourd'hui. Warzukan m'a guidé de sa lumière, et m'a annoncé qu'aujourd'hui je parviendrai à réanimer un humain."
L'estafette fut pris d'un haut le cœur et d'une soudaine envie de vomir qu'il ne s'expliqua pas. Quelque chose dans l'air lui même lui piquait les narines, brûlait son œsophage, retournait son estomac. Ses mains tremblaient d'effroi, mais ses yeux suivaient le prêtre qui s'avançait vers le cadavre. Il entonna une prière en s'agenouillant devant l'autel. Il saisit précautionneusement le cadavre par le bout des mains pour lui écarter les bras en croix. L'assistance observait avec attention. Certains s'étaient levés de leurs sièges pour mieux voir. Le prêtre joignit ses mains puis appliqua ses paumes sur le torse blanc comme un linge du cadavre. Des zébrures incandescentes partirent de ses paumes et filèrent dans le corps du mort, faisant trembler ses membres, chose qui mît l'estafette extrêmement mal à l'aise. Puis, d'un coup, le prêtre abaissa sa tête et embrassa fougueusement la bouche du mort. Des flammes bleutées brulèrent dans sa bouche, leur lumière si vive qu'elle transparaissait au travers ses joues, puis coulèrent dans la bouche du cadavre. Il lui insufflait la vie.
Le prêtre s'écarta tandis que le corps agitait désormais frénétiquement bras et jambes sous les yeux écarquillés du messager. Alors, sous les hourras de la foule, le buste se releva, lentement, en des gestes saccadés. Le visage mort était décharné et pourri, les yeux vitreux et blanchâtres comme ceux d'un poisson cuit, les lèvres s'étaient résorbées, laissant voir des gencives noires suintantes de sang avec des dents se déchaussant. Mais la plus horrible chose, était que ce visage bougeait. La mâchoire tremblotait, et une voix râpeuse et déchirante gargouillât dans la gorge gangrenée, formant ce qui s'approchait des mots:
"… je… je me…"
Puis il y eut comme des étincelles jaillissant de ses yeux, en un éclair si rapide que l'estafette se demanda s'il l'avait réellement vu, et le corps s'effondra, de nouveau inanimé. Mort. Réellement mort. Allongé sur l'autel.
Les hourras s'interrompirent et laissèrent place à des soupirs de déception et des sifflements. Le prêtre lui même regarda la chose, l'air dépité mais nullement surpris.
"Je suis sûr que c'est relatif au niveau de distillation." dit-il à la foule pour répondre à son mécontentement. "Hélas nous n'avons pas encore les connaissances pour aiguiser cette distillation. Il faudra développer ce point. Ou alors…" il s'interrompit longuement, le regard dans le vague, puis il reprit brusquement et sur exactement le même ton: "… il nous faut un sujet plus «frais». Dont la mort soit plus récente. La plus récente possible."
Tout en réfléchissant, il appuya son menton dans sa main droite et son coude sur son autre bras. Il semblait pris par d'intenses problématiques.
L'estafette avait soudainement retrouvé la force dans ses jambes. Toute envie de dormir l'avait quitté. En fait il ne savait pas s'il aurait jamais plus la capacité de dormir après cela. Il s'apprêtait à se lever, lorsqu'il fut surpris de voir son voisin, le gros chauve, qui jusque là s'était montré plutôt passif, se dresser sur son siège et s'exclamer suffisamment fort pour que tous l'entendent:
"On a qu'à prendre le nouveau venu, juste là !"
Le messager eut un choc d'une profondeur innommable. Son sang ne fit qu'un tour lorsqu'il vit que c'était bien lui que le doigt boudiné de l'homme qui avait parlé montrait ostensiblement. Dans son cerveau, la connexion se fit tout de suite avec ce qu'il avait entendu. Les mots qu'il n'avait pas compris prirent un sens, et ce sens lui disait: cours ! Les dissections, les séparations d'organes, les réanimations successives, tout cela s'entrechoqua dans sa tête à la vitesse de l'éclair. Il ne voulait pas. Non. Une telle chose n'était pas possible.
Il porta instinctivement sa main à la dague qu'il avait à la ceinture.
"Si…si…si tu me touches !… je t'…je t'écharpe !"
Le prêtre tourna son regard vers lui, en même temps que tous les autres.
"Pourquoi pas." fit-il, comme s'il s'agissait d'une banalité. "Qui êtes vous au juste ?"
Le messager reprit espoir. On n'oserait jamais faire du mal à un soldat du duché.
"Je suis un envoyé du marquis Enguerrant Ardelance. Je porte un message pour le duc…
- Intéressant. siffla le prêtre. Très intéressant. Mais n'en dites pas plus. Ce sera plus utile ainsi. Vous autres, amenez le moi."
Les gens se levèrent et se dirigèrent vers lui. L'estafette fut horrifié. Jamais il n'aurait dû rentrer dans ce temple. Jamais il n'aurait dû arrêter sa course. Jamais ! Jamais ! Jamais !
Il se ressaisit avant de sombrer dans la panique la plus totale. Son cheval était juste là, dehors, et la porte était à quelques pas de là. Il était encore temps de détaler, de claquer la porte, et de fuir au galop pour leur échapper.
Il dégaina sa dague, espérant que le métal les dissuaderait d'approcher. Cela parut fonctionner, visiblement ils n'avaient pas envie de risquer d'être poignardés et aucun n'osa plus bouger. Excellent ! Il ne lui restait plus qu'à atteindre la porte.
La peur toutefois le fit se précipiter. Alors qu'il levait toujours sa lame, ses jambes voulurent courir pour quitter son banc. Dans l'action, il marcha sur sa longue cape de messager et, à cause de sa main occupée, ne pût se rattraper. Il tomba à la renverse, et aussitôt on se jeta sur lui. Le gros homme s'assit sur lui pour l'immobiliser. D'autres lui agrippèrent chaque membre. On commença lentement à le trainer laborieusement. Chaque fois qu'une main se posait sur lui, sa panique grandissait et en réponse il grondait, se débattait avec toute la force qu'il pouvait. Il parvint à en blesser légèrement plusieurs avec sa dague tandis qu'on essayait de le soulever. On lui arracha son arme et on le leva au dessus du sol pour le porter à travers le temple. De ses mains gantées, il frappa dans tous les sens. Cherchant à tâtons ses innombrables ennemis, il leur donnait coups de poings et coups de pied jusqu'à tant qu'ils faiblissent et le fassent descendre. Par deux fois, ployant sous ses coups et ses ruades, la foule le laissa toucher terre. Aussitôt, enivré par un sentiment divin de libération, il courait comme un dératé, nonobstant les mains qui tiraient sur ses habits, et cherchait à tout prix à atteindre la porte. La première fois, on le rattrapa en tirant sauvagement sur sa cape et on le souleva de nouveau. La deuxième fois il parvint à se dégager de tout pendant une seconde qu'il mît à profit pour atteindre la porte et l'ouvrir. Là, il tomba sur son cheval, farouchement assoupi. Il eut beau lui donner des coups de pied, la bête éreintée n'ouvrit qu'un œil et refusa obstinément de se relever. Il n'aurait jamais dû faire halte. Jamais ! Jamais ! Jamais !
On le cueillit à nouveau, cette fois on y mît un peu plus de méthode et il fut entouré de mains de tous côtés. Le moindre de ses membre était enserré dix fois, et ses cris s'etouffèrent tandis qu'il s'efforçait de mordre quiconque touchait son visage.
On le porta, presque triomphalement, à travers toute la nef. Le prêtre l'accueillit, les bras écartés, un sourire aux lèvres.
"Soyez certain que votre collaboration nous est précieuse." dit-il comme s'il croyait sincèrement que le messager soit consentant. "N'ayez nulle crainte. Cela ne prendra pas beaucoup de votre temps. Nous allons simplement vous tuer puis vous revivre. Aussi simple que cela. Ce ne sera l'affaire que de quelques instant."
En réponse, le soldat ne poussa qu'un long hurlement de terreur, s'imaginant peut-être que cela ferait changer d'avis ce dément. Le prêtre fouilla dans sa large manche et en sortit un poignard aiguisé qu'il approcha de la gorge de l'estafette en lui susurrant des paroles rassurantes.

Il se réveilla allongé sur l'autel. Il ne se souvenait pas de la dague plongeant dans sa gorge ni d'aucune sorte de douleur, mais il sentait au niveau de son cou la présence d'une immonde cicatrice suppurante. Des mains le maintenaient doucement contre l'autel, sans vraie force. Penché au dessus de lui, le visage du prêtre l'auscultait.
"Voyons voir… fit celui-ci. Commençons par les présentations. Je suis Varghys, prêtre de Warzukan, maître de la guilde. Et vous, qui êtes vous ?"
Il n'avait absolument aucune envie de répondre. Pourtant, il obéit sans rien pouvoir y faire.
"Je m'appelle Yvon Delgvoy. Je suis messager du marquis Enguerrant Ardelance. Je suis actuellement en mission.
- Excellent ! Excellent !" s'exclama le prêtre, visiblement très excité par ce résultat. "Dis nous Yvon… quelle est la nature de cette mission ?"
On lui avait bien dit de ne rien révéler à qui que ce soit avant d'avoir transmis le message au duc en personne. Cette information pouvait semer le trouble dans tout le duché. Pourtant, il ne pouvait plus désobéir.
- "Je suis parti de Hallbresses pour prévenir le duc qu'une grande armée d'eldariens approchait de la ville. À l'heure actuelle ils doivent déjà l'avoir atteinte." Il grimaça et ajouta: "Cette information est secrète. Je ne dois la divulguer à personne d'autre.
- Formidable !" Les yeux de Varghys pétillaient de joie. "Je n'aurais pas même rêvé d'aussi bons résultats aussi tôt. Je suis sûr que la fraîcheur du corps influe beaucoup. C'est comme pour les escarbilles et les braises. Si l'on attend trop longtemps, elles se refroidissent et il devient presque impossible d'en faire repartir un feu, mais si l'on souffle dessus juste après que la flamme soit éteinte…
- Mais monsieur… intervint quelqu'un. Vous êtes bien sûr et certain qu'il était bien mort ?"
Le prêtre remua sa dague au dessus du corps de l'estafette immobile.
"Il n'y à plus une goutte de sang dans son corps. Rien n'est plus certain que sa mort en effet." Il planta sa dague dans l'avant bras du messager, visant une veine, puis fit glisser sa lame dans la chair pour ouvrir la veine sur toute sa longueur. Le mort-vivant cilla à peine quand le métal incisa sa chair, mais du reste ne réagit pas. Il sentit le métal se frayer un chemin en écartant les parois de sa chair, et pourtant…
"Pas de douleur et pas de sang." déclara Varghys avec fierté. "Tout à fait le cas habituel du revenant, excepté que celui-ci est un humain et qu'il a, semble-t-il, conservé ses capacités cognitives." Il sembla réfléchir, puis réalisa quelque chose.
"Tu as bien dit que tu venais de Hallbresses ? demanda-t-il soudainement.
- C'est bien ça."
Le soldat avait une sensation atroce dans la gorge sitôt qu'il parlait, comme si un lambeau de chair y pendouillait en liberté.
"Hallbresses ! reprit le prêtre. Mais c'est bien la ville où officie le haut prêtre Zelintis ?
- En effet.
- Merveilleux ! Quel coup de chance inouï ! Zelintis est un homme que j'admire grandement. Je l'ai connu, à l'époque où il n'était que simple prêtre et moi seulement novice. Un homme d'une grande dévotion, et jovial qui plus est." Il fronça les sourcils. "Si j'ai bien compris, celui ci est menacé par des eldariens, c'est bien ça ?
- Je… je crois…"
Un sourire carnassier apparut sur le visage de Varghys avant de disparaître aussi vite qu'il était venu, remplacé par une mine préoccupée.
"C'est terrible ! Nous avons intercepté ce message sans le vouloir, et nous sommes seuls à pouvoir venir en aide à Hallbresses." Il leva les bras en un geste théâtrale. "Au nom de Warzukan et de l'humanité, il est de notre devoir de venir en aide à cette cité et de tirer mon collègue des griffes des elfes. Yvon Delgvoy, tu vas nous conduire jusqu'à Hallbresses, immédiatement."
Sans une hésitation, le mort-vivant se leva. Les mains de la foule s'écartèrent pour le laisser faire, puis il se dirigea vers la porte sans réfléchir une seule seconde. Une part de son cerveau se demandait pourquoi il obéissait ainsi aveuglément à ce fou. La réponse était peut-être toute simple: il lui devait la vie, c'était son créateur, c'était son dieu; à ce titre, il lui devait une obéissance totale.

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