Chapitre 2-partie 2

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Lorsqu’ils atteignirent enfin le port, un sentiment d’excitation s’empara de Kate. Elle avait toujours aimé les histoires de marins, et les créatures qui pouvaient habiter les océans la faisaient rêver depuis sa plus tendre enfance.

« C’est de famille », lui répétait-on souvent. Pour elle, la mer, pour son père, le ciel.

Une légère brise volait sur les quais, charriant avec elle l’odeur du sel, l’odeur des algues ;

L’odeur de l’océan.

Des bateaux venaient de s’amarrer. Des hommes en colère en jaillirent.

« Mais qu’ess' qu’on a fait pour ça !? »

« C’est une putain d’vie, ouais ! On s’tue au travail, et pourquoi !? Que dalle ! »

Kate se hâta, se rapprochant de Piotr, afin d’éviter de se faire bousculer.

« Pourquoi une telle agitation ?

-Ça fait plusieurs semaines qu’ils n’attrapent plus rien. C’est comme si la mer n'avait plus de poissons. »

Kate regarda le curieux spectacle qu’offraient ces gens. Elle qui n’avait jamais vécu dans le besoin, se demanda ce qu'ils devaient ressentir. Avaient-ils peur pour leur famille, peur de perdre ceux qui leur étaient chers ? Elle ne le saurait jamais vraiment….

La jeune aristocrate et l’improbable guide continuèrent de longer le port. Ils passèrent devant un bar où une sirène peinte sur l’enseigne de bois se balançait en grinçant. Un homme fut projetté sur les pavés, passablement éméché. Il atterri dans une flaque glauque et malodorante, éclaboussant le bas de la robe de Kate.

La jeune fille grimaça. Elle n’aurait pas été surprise que ces flaques ne soient pas uniquement composées d’eau...

Ils passèrent encore devant quelques autres bars. Kate sentait les regards curieux derrière elle. Ils ne devaient pas non plus avoir l’habitude des noirs, sûrement encore moins des métisses. Et bien qu’ils profitent du spectacle, songea amèrement la jeune fille. Elle et le guide firent mine de tourner dans une rue adjacente quand :

« Eh, Piotr ! »

Un groupe d’hommes torse nu, jouant aux cartes, étaient attablés devant un bar à la peinture écaillée. Celui qui avait hélé le Russe était un homme dans la fleur de l’âge, au cou de taureau et le torse massif, sur lequel s’ornait un immense tatouage, un voilier, le vent en poupe.

« Bah alors Piotr, elle est bien mignonne la d’moiselle ! Tu fais dans la négresse maintenant ? »

L’homme avait un sourire carnassier, l’observant avec intérêt. Kate sentit le sang lui monter aux joues. Elle jeta un coup d’œil au colosse. Piotr fronça les sourcils.

« Non. C’est la petite nièce de Miss Emmelia.

Roh, c’est bon, j’ai compris, pas toucher ! Bon viens par là, j’ai à parler affaire avec toi… »

Piotr avança avec méfiance.

« Tu t’rappelles de c’clebs que t’as acheté y’a deux mois… »

Pendant qu’ils parlaient, une douce mélodie parvint aux oreilles de Kate. Elle provenait d’une ruelle entre deux bars. Curieuse, la jeune fille s’approcha, se glissant entre deux caisses.

Un vieillard était adossé contre le mur de bois. Il tournait la manivelle d’un orgue de Barbarie, qui jouait inlassablement « London’s Bridge is falling down ». En entendant la mélodie, la jeune fille ne put retenir un sourire. Elle regarda le visage du vieux musicien. Ses yeux morts fixaient droit devant lui.

« Vous aimez ma musique, jeune fille ? »

Kate sursauta.

« Euh… oui, beaucoup ! J’apprécie particulièrement cette comptine ! »

L’homme tourna lentement la tête dans sa direction. Ses yeux blancs reflétaient le visage enfantin de la jeune fille.

« Hum… une Londonienne, hein… »

Kate déglutit, mais ne se laissa pas déstabiliser

« Pourquoi jouez-vous dans cette ruelle ?

- Je joue, je joue en espérant que ma musique parvienne aux divines oreilles des Dieux!

- Les… Dieux ? Quels dieux ?

- Les nouveaux, les anciens. Peu importe. Du moment qu’ils entendent ma musique. Qu’ils savent qu’on ne les oublie pas. Peut-être feront ils revenir le poisson ? »

Kate sourit. Malgré l’aspect peu avenant de cet homme, elle était touchée par sa sensibilité et sa dévotion.

Elle fouilla son manteau et quelques pièces tintèrent au fond de sa poche. Le vieil homme s’exclama :

« Oh non, inutile de me donner quoi que ce soit, je suis vieux. L’argent c’est pour les jeunes. Ils en ont plus besoin que moi ! »

Kate s’apprêtait à s’en aller, quand l’homme lui attrapa violemment le bras. Ses ongles acérés lui rentraient dans la chair comme les serres d’un oiseau. Il rapprocha son visage de l’oreille de la jeune fille.

« Mais t’as l’air d’être une jeune fille maligne, hum ? Et bien élevée, avec ça ! Tu dois savoir ce dont un homme a besoin, non ? Tu ne veux pas faire plaisir à un pauvre musicien comme moi ? ».

Kate était terrifiée. Incapable de bouger, ses pieds semblaient collés au sol.

Elle sentit son corps se séparer de son esprit, devenant témoin impuissante de la scène. Et pourtant, elle pouvait sentir la respiration de cet homme dans sa nuque, l’odeur pestilentielle qui se dégageait de sa bouche, ses mains parcourir son corps comme des araignées, se rapprocher dangereusement de ses reins, de sa poitrine, caresser ses joues.

Kate ferma les yeux. Peut-être qu’en fermant les yeux, il finirait plus vite ?

Qu’est-ce que j’ai mal fait, qu’est-ce qui l’a provoqué ? Pourquoi ça m’arrive à moi ?

S’il-vous plait, faîtes que ça s’arrête !

Des bruits de pas rapides résonnèrent au loin. Un bruit mat, un craquement. Et les mains la lâchèrent enfin.

Kate rouvrit les yeux. Piotr se tenait à ses côtés, la respiration lourde, le dos voûté et ses yeux pleins de colère et de haine pour cette créature, débile et gémissante , recroquevillée à ses pieds.

Le colosse se tourna vers la jeune fille, encore sonnée.

« Ça va ? »

Kate regarda le géant droit dans les yeux, des larmes perlant sur ses pommettes. Un seul mot tournait et retournait dans sa tête. Avec difficulté, elle articula :

« Pourquoi ? »

Piotr la regarda, la respiration rapide et la gorge serrée. Il passa rapidement sa main dans sa nuque et, sans répondre à la jeune fille, marmona rapidement un « Reste près de moi. C’est dangereux ici. »

Tous les deux, ils s’extirpèrent hors de la ruelle, laissant le vieillard à son sort. Piotr prit avec appréhension Kate par la main mais, voyant qu’elle ne rechignait pas, la serra fermement.

Il l’entraina dans une rue en pente. Piotr ralentissait le pas afin que l'Anglaise puisse le suivre plus aisément.

« Merci. » dit la jeune fille. Piotr la regarda nerveusement, tenta un sourire, mais voyant le regard vague de l’enfant, et son visage impassible, il se ravisa. Un poids se formait sur son estomac.

« C'est... c'est rien»

Kate hocha la tête.

Après encore quelques minutes de marche, Piotr repéra la boutique où il pourrait acheter ce qu’il cherchait : des manteaux, gants et chaussures en peaux de phoques et poils de caribou. Jetant un coup d’œil à Kate, il poussa la porte. Une clochette retentit. Un petit vendeur trapu à l’allure comique se dépêcha de venir à leur rencontre.

« Ah, Piotr ! Piotr ! Ta visite est inespérée ! Pour quoi viens-tu cette fois-ci ?

-Je dois trouver des vêtement décents pour Miss Greenmoor avant de partir pour le Polar Hotel. »

Le vendeur regarda Kate.

« Bien, bien, je vais voir ce que je peux faire. Il doit bien y avoir quelque chose à sa taille. Alors, nous disons… un manteau ? Des moufles ? Des bottes ? »

Piotr acquiesça.

Le commerçant se hâta, rassemblant en un tas pêle-mêle, manteaux, chaussures et gants.

« Miss veut-elle essayer ? » demanda-t-il à l’attention de Kate.

La jeune fille ne savait quoi répondre. Voyant sa confusion, Piotr répondit par la positive.

Le vendeur ramassa le tas informe, et le fourra dans les bras de Kate, qui tituba sous le poids, arrivant à peine à tenir droit. On lui désigna ensuite un rideau. Elle se retrouva dans une petite pièce où se dressait un grand miroir triptyque, lui renvoyant son reflet. La jeune fille enfila le lourd manteau de peau. Elle qui avait l’habitude des vestes cintrées, elle trouva qu’il lui donnait l’air misérable. Elle regarda la fille dans le miroir aux airs d’agneau apeuré.

Aux airs de proie.

C’en fut trop. Kate s’écroula, des larmes roulant comme un torrent le long de ses joues, le corps agité de sanglots. Elle se lova contre le parquet vermoulu, noyée sous l’immense manteau de peau.

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