Chapitre 6

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Les tombes se succédaient, bancales, plantées là sans ordre ni logique. Le policier glissait sur le sol détrempé, transformé par endroits en boue visqueuse qui lui collait aux semelles. Pas de pavés, de graviers ou de jolies bordures, dans ce séchoir à navets. On se trouvait à la périphérie, ici, pas dans les palaces de marbre et de granit du Montparnasse ou du Père Lachaise. Histoire de rajouter au tableau, une brume montée des carrières en partie inondées, plus loin devant lui, ondulait entre les boîtes à asticot. Du grand art, rien à redire.

Lepois s’enfonçait dans les allées, tournait à gauche ou à droite au gré de ses envies. Par chance, les macchabées ne s’alignaient pas comme à la parade. Au moins, voilà qui l’empêcherait de se faire trouer au milieu d’avenues larges comme des culs de rombières. Plié en deux, le fugitif tentait de se dissimuler aux regards de ses talonneurs. La nuit allait tomber dans une heure, peut-être moins. S’il avait la possibilité de tenir jusque là, il aurait peut-être sa chance. Le policier s’arrêta un instant, à trente mètres environ de l’entrée du cimetière. Adossé à un tombeau, il se risqua à un coup d’œil prudent.

Le portail vola sous la poussée de ses poursuivants. Une cavalcade, des cris, à nouveau. Et surtout, la voix de Marin, qui beuglait à tout va, excité par la curée à venir.

— Séparez-vous en trois groupes ! On va ratisser les lieux et on le cueillera comme un rat.

Même pas foutu de pondre des expressions convenables !

La troupe obéit, habituée à recevoir des ordres. Et pour cause. Lepois venait de reconnaître la Brigade au grand complet, ou presque. Tous ces imbéciles mis à la porte des Orfèvres après leur déculottée suite à l’élimination du Poinçonneur. Occupé à échapper à la mort et aux balles, il avait oublié ces crétins d’argousins. Un instant, son esprit s’amusa à souligner qu’ils se trouvaient désormais tous ex-cognes. Sûr qu’il y avait peu de chance pour qu’ils finissent la soirée à descendre quelques bières pour se rappeler le bon vieux temps.

D’instinct, Lepois vérifia son arme. Pleine, prête à causer. Par contre, dans la précipitation, il n’avait pas pris le temps de prévoir de la recharge. Quel con ! Vu ce qui avançait avec précaution au milieu des engourdis, il n’aurait de toute façon pas eu assez en réserve pour les aligner un par un. Quel con, quel con, quel con !

— Si vous le voyez, continua l’ancien inspecteur, vous me le réservez.

Il commence à m’agacer, celui-là !

Marin était si sûr de sa supériorité, qu’il ne prenait même pas la peine de se montrer discret. Avec une finesse pareille, le Poinçonneur aurait pu leur échapper jusqu’au jugement dernier.

Deux anciens policiers, sur sa gauche, s’approchaient dangereusement de lui. Ils avançaient avec prudence, mais il était grand temps de décamper. Lepois se recula, sauta d’un bond derrière une sépulture, passa presque à quatre pattes entre deux stèles. Il s’attendait à chacun de ses mouvements à un cri, une détonation. Mais les gars de la Brigade ne se montraient pas vraiment téméraires. Eux aussi redoutaient de se récupérer une dose de plomb et vérifiaient à deux fois avant de s’engager dans une zone découverte. Seul l’autre imbécile se tenait droit comme un I, Artaban tout autant ridicule qu’inconscient.

— Mais bougez-vous, tas de crétins ! hurla-t-il.

— T’as qu’à passer devant, lui rétorqua un de ses sous-fifres, un gaillard au crâne rasé, plus proche du soudard que du policier.

L’éclat de rire général acheva d’emporter les restes de respectabilité de leur chef.

T’es en train de perdre ton pouvoir, mon vieux.

Marin fulmina, abreuva ses condisciples d’un flot d’injures et de menaces. À ses côtés, un solide comparse lui empoigna le bras avec force. L’ancien inspecteur résista un instant, croisa le regard de son acolyte, avant de se calmer – au moins partiellement – comme par miracle.

T’es qui, toi ? s’interrogea Lepois, surpris par l’ascendant de cet homme sur l’agité. Il aurait souhaité profiter encore un peu de ce spectacle, mais la progression des cognes avait repris. Le fuyard se faufila à nouveau entre les tombes. À quelques mètres de lui désormais, l’autre mur du cimetière. Mais pas de porte, de ce côté-là. Donc, à moins de devenir invisible ou expert en édification de galeries souterraines, il devrait escalader ces deux mètres de pierre et s’exposer aux tirs de ses ennemis. Pas vraiment formidable, ce plan.


Une femme toute de noir vêtue choisit cet instant béni pour franchir les grilles. Les flics s’immobilisèrent au son du métal grinçant, chacun chercha une cache de fortune, tandis que Marin ordonnait à l’imprudente de décamper. Vous avez peur de l’arrivée d’une armée de secours, mes couillons ? Lepois tenait peut-être là son unique chance. Il se redressa tel un diable, jaillit de son trou et parcourut l’espace qui le séparait du mur. Il prit appui sur une pierre tombale, grimpa sur une croix rouillée et se hissa avec difficulté sur le sommet de l’obstacle. Les blessures de son dos – et d’à peu près tout le reste de son corps – se rappelèrent à son bon souvenir, et il se trouva à deux doigts de lâcher prise. Dans un ultime effort, il enjamba le faîte, prêt à se jeter de l’autre côté.

— Il est là ! éructa un des poursuivants.

— Feu ! Feu ! se crut obligé de ponctuer Marin, oubliant qu’il voulait depuis le début achever de ses mains sa Némésis.

Lepois sentit les balles siffler autour de lui avant de basculer, sans même avoir vérifié ce qui se trouvait en contrebas. Le choc, sourd, lui vrilla le flanc. Il s’affala de tout son long sur un sol détrempé, rendu spongieux par l’humidité des derniers jours. Rapide inventaire. Pas de gros dégât, en toute apparence. De l’autre côté, les cris redoublaient, mais au moins les tirs s’étaient tus. Les guignols n’allaient pas tarder à pointer leur museau, pas question de traîner. Un instant, le policier hésita à les attendre là pour les descendre comme à la foire, histoire d’en finir une bonne fois pour toutes. Un bon vieux duel à la régulière, ponctué par le son des pétoires et les râles des mourants. Mouais, un peu trop théâtral. Et risqué, surtout.

Sagement et sans aucun amour propre, l’inspecteur opta donc pour une fuite. Une retraite organisée en rase campagne, aurait pu argumenter un Maréchal sur le point de perdre la bataille de sa vie. Traînant la patte, il traversa la rue de l’Amérique, plus proche d’un chemin boueux où s’enlisaient les carrioles que d’une voie digne de ce nom. De l’autre côté, les carrières. Il se retourna, par réflexe. Derrière lui, ses poursuivants avaient bien entamé leur ascension du mur. Deux déjà étaient perchés à son sommet. Des coups de feu éclatèrent. Perdent pas leur temps, ces sagouins. Par chance, les tireurs en équilibre précaire manquèrent leur cible de plusieurs mètres.

Il devait battre tous les records s’il voulait pas se trouver nez à nez avec ces escogriffes. Impensable de remonter le chemin, il se ferait dézinguer à vue. L’Amérique, me voilà, conclut Lepois avec une pointe d’ironie. Drôle de nom, pour un bidonville juché sur une fourmilière de galeries souterraines. La capitale grandissait à vue d’œil, gonflait et enflait au-delà de ses murs, et elle avait besoin de toujours plus de bois, de pierre, ainsi que de la chaux et du plâtre fabriqués à partir du gypse arraché à cette terre. Une légende voulait même que la Maison-Blanche américaine ait été en partie construite grâce à ces tunnels. Vu les tensions entre les deux puissances depuis des décennies, ce genre d’échange amical ne se reproduirait plus avant des années. On se préparait plutôt à s’envoyer de belles cargaisons d’acier et de plomb, dans les États-majors des deux parties.


Le policier s’engouffra entre deux bicoques branlantes. Un nouveau coup de feu. La balle se logea à un coude de sa tête : les premiers poursuivants devaient avoir pris pied et leurs tirs n’allaient pas tarder à faire mouche. Sauf qu’il y avait un problème. Et de taille. Les chemins étroits et sinueux étaient remplis d’ouvriers qui remontaient des entrailles de la cité, de femmes qui pressaient le pas pour s’en aller préparer le repas et d’une flopée de gamins crasseux qui se répandaient entre les gravats, les ruines d’anciennes bâtisses effondrées et les fours à chaux qui finissaient de consumer leur production du jour.

Bon Dieu ! Si ces abrutis tirent dans le tas, ça va être un carnage !

Il bouscula un grand échalas écrasé de fatigue, évita de justesse un mioche à la morve longue comme un ver de terre. On commençait à lui jeter des regards peu amènes. S’il continuait comme ça, la populace allait l’écharper avant que les incapables de la Brigade ne le trouent. C’est qu’on aimait pas les inconnus, par ici. Et encore moins les zigues qui se pointaient en courant comme des dératés.

Mais avant ça, les anciens cognes à ses trousses, toujours adeptes de la finesse et de la dentelle, n’auraient pas manqué d’aligner une demi-douzaine de cadavres.


De guerre lasse, déjà conscient qu’il allait commettre une belle connerie, Lepois sortit son revolver et tira un coup en l’air. Plus que cinq balles...

— Police ! hurla-t-il. Que personne ne bouge, c’est une descente !

Imparable solution pour aussitôt faire fuir toute cette troupe. Les galapiats disparurent les premiers, avalés dans les recoins sombres, suivis de près par les adultes, pas en reste pour éviter la maréchaussée. On barrait les portes de fortune, les volets se rabattaient d’un coup sec. Le pouvoir des flics.

En moins de deux minutes, le cogne se retrouva au milieu d’une ville fantôme. Une ville pourrie, puante, couverte de poussière et jonchée de détritus.

Seul. Avec une brochette d’imbéciles à ses trousses.

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