Chapitre 4

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Lepois titubait, assommé par la mort de son ami.

Il s’appuya d’une main contre un mur, toussa, recracha un peu de bile qui lui brûla l’arrière-gorge, un goût amer dans le fond de la bouche. Dans un violent haut-le-cœur, le maigre contenu de son estomac se déversa à ses pieds. Le liquide jaunâtre s’écoula en fines rigoles entre les pavés, glissa dans le caniveau pour se mélanger aux déjections qui s’éloignaient lentement vers la Seine. Le policier s’essuya d’un revers de manche et demeura de longues minutes ainsi, immobile, incapable de bouger, la tête penchée vers le sol à observer les restes de son dernier repas.

Il devait se redresser, se rendre coûte que coûte chez Mary. Marchand avait été assassiné, on avait tenté de le tuer lui, ainsi que Balas. Gouvion-Saint-Cyr avait commencé son épuration et même si la rouquine n’était qu’un faible relais dans le réseau, elle courait un danger qu’il ne pouvait négliger. Sans compter les liens qui les unissaient tous deux et qui la mettaient un peu plus la tête dans la marmite fumante. L’option Marchand s’était achevée dans le rade de cet escogriffe d’Édouard, l’inspecteur devait à présent se charger de cette mission lui-même. Malgré le péril certain qui l’attendait du côté des Trois couleurs.

Combien, à cette heure, gisaient dans une ruelle ou une chambre, une balle dans le crâne ou les tripes à l’air ? Un sentiment glaça soudain Lepois. Était-ce lui qui avait déclenché cette folie ? Avait-il appuyé sur la détente qui allait tuer des dizaines de personnes ? Il avait cherché à provoquer Gouvion, à le rencontrer. Mais cet affrontement avait pu décider l’homme d’affaires à faire place nette. Et c’est lui, Lepois, qui avait amené Marchand dans ce merdier. Le commissaire lui avait fourni le papier à en-tête pour la fausse perquisition. Comment Gouvion avait-il pu aussi vite établir un lien et, surtout, organiser un assassinat si précis et discret ? L’esclavagiste détenait-il autant de pouvoir qu’il s’en vantait ? Ou peut-être plus encore ?

Dans son esprit déboussolé, Jules le fixait de ses yeux vides et semblait lui reprocher ce qui lui était arrivé. T’as pas tort, mon vieux. Sur ce coup-là, je crois bien que tout est de ma faute.

L’inspecteur secoua brièvement la tête afin d’évacuer ces pensées. L’intérieur de son crâne explosa sous la douleur. Les lamentations seraient pour plus tard. Pour l’instant, il devait filer aux Trois couleurs. Il avait perdu assez de temps. Les cognes se trouvaient peut-être déjà devant le cadavre de Jules et ils n’allaient pas tarder à donner la chasse. Sans compter les hommes de main de Gouvion. On allait bientôt se bousculer, dans le quartier. Pourvu que la rouquine soit bien là. Et pourvu qu’elle comprenne la situation sans lui arracher la tête.

Un pas, puis un autre. Il s’appuya une nouvelle fois contre un mur, évita un couple de passants de justesse. Il sentait son corps craquer, grincer de toutes parts, à deux doigts de céder.


— Monsieur Henry ! Vous… qu’est-ce qui vous est arrivé ? s’exclama la Berthier.

Il s’était introduit par une entrée de service, avec l’espoir que personne ne surveillait cet accès. Les filles n’avaient pas fait d’histoire, on l’avait aussitôt amené devant la tenancière, escorté par un escadron de dentelles et de soieries.

— Vous souhaitez vous reposer ? Asseyez-vous ici, je vais vous faire apporter à boire.

— Où est Mary ?

— Dans sa chambre, mais… elle n’est pas seule… je ne savais pas que vous viendriez, alors, si vous voulez bien l’attendre un peu, elle…

— Non. Pas moyen. Je dois… je dois la mettre en sécurité.

Les traits de la Berthier se voilèrent. Elle fixa le policier d’un regard empli d’inquiétude.

— Comment ça ? En sécurité… qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Que se passe-t-il ?

Lepois n’écoutait déjà plus. Il se dirigea vers les escaliers, les gravit quatre à quatre, s’engouffra dans le couloir qui menait à la chambre de sa régulière. Il ouvrit sa porte à la volée, la surpris en plein ébat avec un bourgeois bedonnant. Soulagé de la voir saine et sauve, l’inspecteur ne prit même pas le temps de souffrir en découvrant la scène. Il dégaina son revolver, s’avança vers le duo, menaçant.

— Dégage ! se contenta-t-il d’ordonner.

Mary, par réflexe, avait relevé le drap sur elle, laissant le gros homme nu comme un ver, une main devant, une main derrière.

— Mais... tenta le bourgeois.

— Mais rien du tout. Dégage, je te dis !

L’Irlandaise avait capté le regard de son protecteur. Inutile de discuter, il aurait pu tirer, dans un accès de colère. Le client, déconfit, apeuré, ramassa ses frusques et courut hors de la chambre, dans le plus simple appareil. Ses fesses molles rebondissaient à chacun de ses pas tandis que son engin rendu flasque par la trouille, s’il avait un jour été dressé, battait la mesure.

— Henry, si tu pouvais éviter de prendre l’habitude de chasser tous mes michés, ça m’arrangerait, lança Mary, tant pour sermonner le policier que pour tenter de détendre l’atmosphère.

— Prends des affaires. Dans cinq minutes, on file.

— Quoi ? Mais qu’est-ce qui t’arrive ?

— Cinq minutes.

Le ton de la voix de Lepois, son attitude, produisirent l’effet escompté. La prostituée se leva, s’habilla en toute hâte et fourra dans un sac de voyage les premiers vêtements qui passaient à sa portée. Elle n’osait aucune question, aucune remarque. Peut-être avait-elle toujours craint un moment comme celui-ci… Peut-être même s’y était-elle préparée ?

— Emporte de l’argent.

La rouquine s’exécutait en silence et ses gestes, automatiques, soulignaient son état de choc. Elle jetait par instants des coups d’œil inquiets au policier, sans croiser son regard. Elle reportait aussitôt son attention sur ses affaires, fourrées sans aucun ordre dans le bagage.

Lepois s’agita soudain. Il grogna, empoigna Mary, le pistolet toujours dans son autre main.

— Ça suffit, maintenant. Tu en as assez pris.

— Est-ce que tu vas enfin m’expliquer ? s’irrita Mary alors qu’ils filaient dans le couloir.

— Tout à l’heure.

— Tu me fais mal, bon sang ! Tu vas me défaire le poignet, à force, espèce de brute.

La prostituée frappa le flanc de l’inspecteur. Celui-ci s’immobilisa, desserra son étreinte, soudain conscient de sa force. Il esquissa un rictus, plus proche d’une grimace que d’un réel signe d’excuse.

— Pardon, grommela-t-il.

Mary profita de cette courte halte pour reprendre de l’assurance. Elle se redressa, releva le menton, campée sur sa position.

— Je te préviens que si tu me malmènes encore comme ça, je te lacère le visage. Dis-moi ce qui se passe où je te promets que ça va te coûter tes balladeuses.

— S’il te plaît, se lamenta soudain le policier, presque suppliant. Ne complique pas les choses. Suis-moi, ou nous ne verrons probablement pas la fin de cette journée.

La rouquine flancha à nouveau. Elle pâlit, décontenancée par la peur qui sourdait de son protecteur.

— Henry… murmura-t-elle. Qu’est-ce… qu’est-ce que tu as fait ?

Lepois se contenta de hausser les épaules tout en reprenant sa course, sans lâcher la main de la prostituée. Pas maintenant. Il n’avait pas le temps pour se lancer dans une laborieuse explication. Plus tard. Tout à l’heure… quand… quand ils seraient en sécurité… quelque part.


Deux hommes les attendaient en bas. Carrés, le visage couturé, des biceps gros comme des rondins, ils occupaient tout l’espace. Merde, le comité d’accueil. La Berthier se précipita vers le policier, l’air malicieux.

— Je me suis dit qu’un peu de soutien vous ferait pas de mal.

Lepois se détendit alors. Il venait de reconnaître les gardiens habituels des Trois couleurs. Il se dirigea vers eux, leur empoigna tour à tour l’avant-bras.

— Jolivert, Leplantu ! Ce que ça fait plaisir !

— Henry, si on peut t’aider, ça sera toujours avec joie, tu le sais bien.

Se voir entouré de ses anciens camarades de l’armée le rassura. En cas de coup de force, leur expérience lui serait précieuse.

— Merci, les gars. Et merci à vous, madame Berthier.

— Tout le monde semble vous oublier, monsieur Henry. Mais pas moi. Je ne sais pas ce qui se passe, mais si je peux aider…

Habile femme. Elle avait tout de suite saisi l’importance de la situation et avait agi sans hésiter. Lepois éprouva pour la tenancière un profond sentiment de gratitude. En cette période troublée, le moindre soutien valait de l’or.

— Maintenant, filez ! Mon mari vous attend, derrière. Il a emprunté un véhicule et vous escortera où vous le souhaitez. Ça évitera à un conducteur de fiacre d’avoir la langue trop bien pendue.

— Je ne sais pas comment vous remercier…

— Restez en vie, ça sera un bon début. Prenez soin de Mary, surtout. Et si vous pouviez me ramener mon homme en un seul morceau, ça serait pas plus mal. On s’habitue, vous savez.

Elle désigna d’un geste vif la porte de service.

— Allez, ouste ! Je ne veux plus vous voir ici.

Lepois s’empara de la main de la rouquine restée silencieuse et fila vers l’issue, son escorte sur ses pas.


Berthier les attendait, comme annoncé. Leur voiture fumait et vibrait. Toujours dans la discrétion… Mais il n’avait pas d’autre choix, et puis Paris était sillonnée par ces engins de malheur, ça ne devrait pas être trop difficile de se fondre dans la masse.

Au moment de prendre place à l’arrière du véhicule, tandis que les deux molosses s’installaient à côté du chauffeur, Lepois se rappela sa dernière escapade motorisée. Des hommes étaient morts et un quartier entier en avait été ébranlé. Il essayerait de faire moins spectaculaire, cette fois-ci.

— Monsieur Henry, je vous amène où ? demanda Berthier.

Bonne question, ça. Il voulait fuir pour protéger Mary, d’accord. Et pour aller où ? Dans la précipitation, il n’avait même pas pris le temps d’échafauder un plan valable.

— À la petite Villette, lança-t-il sans réfléchir.

— C’est parti, milord !

Le chauffeur déverrouilla une manette, tira sur une poignée et leur véhicule s’ébranla. Il oscilla un instant puis gagna lentement en vitesse à mesure que la pression augmentait dans la chaudière et activait arbres et vilebrequins. Ou quelque chose dans le genre.

La petite Villette. L’idée n’était pas mauvaise, après tout. Au-delà des murs de la cité s’étendaient les quartiers ouvriers de l’est. L’inspecteur connaissait une porte discrète qui permettait de franchir sans encombre les murailles. Avec de la chance, elle ne serait pas surveillée. Ensuite, il leur suffirait de trouver un abri, une pension ou un appartement à louer. N’importe quoi ferait l’affaire, tant que ça canarderait pas au bout d’une heure.

Ballotté par les secousses, le policier resserra fermement son emprise sur son arme, posée sur sa cuisse. Quelques secondes de gagnées pouvaient tout changer. À l’avant, Jolivert et Leplantu avaient fait de même, vigilants à chaque véhicule croisé, à tout attroupement sur la chaussée. De vrais professionnels. Contre son flanc, le corps de Mary. Haletante, elle serrait les mâchoires, une main posée sur sa robe, tremblante.

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