Chapitre 3

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Jules le fixait de son sourire béant. Lepois marcha avec dégoût sur la flaque de sang que l’obscurité lui avait dissimulée. Il s’approchait à pas lents, observait avec attention les alentours, tous les sens aux aguets. Retenant son souffle, il prit le pouls de son ami. Sstupide et parfaitement inutile, mais impossible de ne pas s’y plier. Aucun mouvement, aucun battement. Tu t’attendais à quoi ? Une blague ? Un déguisement de carnaval ?

Les yeux du policier s’habituaient lentement à la pénombre. Pas de trace de lutte, on avait assassiné Jules sans même qu’il ait pu se défendre. Une connaissance ? Le corps était encore chaud. Lepois se redressa soudain, une sueur glacée coula le long de son échine. Le tueur ne se trouvait pas loin et peut-être même encore dans l’établissement ! Il s’empara de son arme de service, se rua vers le couloir.

— Monsieur Henry, qu’est-ce qui se passe ? interrogea Louison, apeurée par l’attitude du policier.

Sans un mot pour la tenancière, l’inspecteur pénétra dans chacune des pièces privées, sans aucune prudence, au risque de se faire trouer par un assassin piégé là. Mêmes décors, mêmes restes de repas. Le service laisse vraiment à désirer dans ce bouge.

Choux-blanc. Toutes désertes. Bien évidemment.


L’épouse fidèle attendait, une ombre de peur brouillait ses traits. Louison ? Impossible… Il faudrait qu’elle soit bien plus… Lepois s’avança vers elle, son arme pointée sans même qu’il le note dans sa direction. Elle émit un hoquet de surprise, recula d’un pas, les deux mains sur sa poitrine.

— Qui est entré dans cette pièce, hormis vous ?

— Mais… enfin… personne. Il n’y a que moi qui…

— Personne ? En êtes-vous bien sûre ?

Il avança vers sa cible, les traits durcis par la colère et la tristesse. Il sentait ses doigts autour de la crosse de son revolver. Son index au contact de la gâchette. Aurait-elle pu assassiner Jules ? Il lui suffirait d’une simple pression. Juste ce qu’il fallait pour que le percuteur vienne frapper la balle. Non… impossible. Il n’y croyait pas.

D’un autre côté, pour ce que valait son instinct, depuis quelque temps...

Louison s’agitait. Paniquée, elle ne trouva même pas la présence d’esprit de rebrousser chemin, s’enfuir par cette porte qui menait à la salle principale du rade. Elle recula, se retrouva coincée dans une encoignure de porte.

— Que se passe-t-il, Monsieur Henry ? Vous me faites peur…

— Marchand, nom de Dieu ! Marchand est mort !

La tenancière étouffa un cri. Elle resta immobile, pétrifiée, une poignée de seconde puis, mue par une force soudaine, se rua vers Lepois, sans prendre garde au canon de l’arme. Le policier se campa sur ses appuis, prêt à faire feu. S’était-il trompé ? Étaient-ce des larmes, sur les joues de cet assassin en jupon ? La femme le contourna - il n’existait même plus à ses yeux -, se rua vers la chambre qui abritait le corps de Jules.

— Noooooon ! gémit-elle en apercevant le tableau macabre.

Sa voix se brisa dans un sanglot, elle s’effondra, chuta lourdement au sol. Elle pleurait, hoquetait, incapable de se contrôler. À moins de se montrer sacrément maline et manipulatrice, Louison offrait le spectacle d’une souffrance réelle, celle d’une maîtresse éplorée qui venait de perdre son amant.

Visiblement, c’est pas elle, mon vieux…

Alors, qui d’autre ? Le mari ? Image d’Épinal éculée d’un trio amoureux où le cocu finissait par occire son rival ? Bateau. Et connaissant Édouard, la jalousie ne risquait pas vraiment de l’étouffer, vu le commerce de sa femme. Quant à le voir trouver assez de force pour égorger un commissaire de police…

Le cogne prit le pas sur l’ami. Il devait glaner des informations, essayer de trouver un sens à ce merdier. Il devait bien ça à Jules, bon sang.

— Louison, reprit Lepois d’une voix contrôlée avec peine, une main posée sur l’épaule de la malheureuse. Qui d’autre est venu dans ces salons ?

Elle leva un visage transformé par la peine. Visiblement, Jules avait dépassé depuis longtemps la simple relation professionnelle. Elle le dévisagea, perdue, avant de déglutir avec peine.

— Je… je ne sais plus… Trois… non, quatre clients. Trois hommes, une femme.

— Ensembles ?

— Non… La femme était seule, un des hommes également. Les deux autres ont mangé ensemble.

— Personne d’autre ?

— Non… je… je ne crois pas.

— Qui les a servis, ces « clients » ?

Le ton du commissaire déclencha chez Louison un grimace.

— Notre servante, Manon, siffla-t-elle. Je… je ne m’occupais que du commissaire, quand il était là…

Traitement de faveur pour un ponte du quartier. Décidément, le patron savait y faire.

— Elle est où cette Manon ?

— À l’étage, dans sa chambre. Après le service, elle doit… elle se repose, Monsieur Henry… Je… vous voyez…

Une nouvelle tête à interroger. Si on lui en laissait le temps. Les minutes filaient et il ne restait plus beaucoup de grains de sable avant que ça ne se gâte.

— Est-ce que vous les connaissiez, ces quatre-là ?

Louison marqua une pause, resta silencieuse un long moment. Lepois raffermit la pression de sa main sur l’épaule de la pauvre femme.

— C’est important. Quelqu’un a tué le commissaire, il n’y a que vous qui pouvez m’aider.

— J’avais déjà rencontré un des hommes, je crois. Mais je ne sais pas qui c’est. Et les autres… les autres, non, je ne les connais pas.

Le tueur devait être un de ces quatre-là. Quatre inconnus. Sans nom et sans visage. Facile.


La porte, au fond du couloir, s’ouvrit à la volée. Edouard apparut, une antique pétoire à la main. Deus ex machina de bordel crasseux.

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

En voilà un qui arrivait comme les troupes auxiliaires à la bataille. Suffisamment en retard pour ne pas prendre trop de coup, mais assez tôt pour justifier de sa solde.

— Le commissaire Marchand a été assassiné, siffla Lepois.

Il observait les traits du mielleux, histoire de vérifier sa théorie. Celui-ci pâlit, relâcha sa poigne sur son arme, chancela. Ça, un tueur ?

— Assassiné ? Comment est-ce… Personne n’est entré ici, inspecteur. Je veille personnellement à ce que mes… clients ne soient pas dérangés.

L’autre s’interrompit, fixa Lepois de longues secondes puis fronça les sourcils, acteur de théâtre prêt à déclamer une mauvaise tirade.

— Personne n’est rentré, reprit-il, sauf vous.

Et voilà ! Le policier s’y était attendu, à celle-là. Dès qu’il avait trouvé le cadavre de son ami. Il avait juste espéré que les soupçons ne lui tombent sur le râble qu’un peu plus tard, une fois qu’il aurait pris le large. Il avait même envisagé un instant de prendre la poudre d’escampette comme un monte-en-l’air par la lucarne de la chambre de Jules.

— C’est vrai, ça, intervint Louison entre deux reniflements. Vous m’interrogez, mais… mais c’est vous qui avez découvert le corps. Vous auriez pu…

Numéro deux, maintenant ! L’union fait la force, comme toujours.

L’épouse se plaça en protection derrière son escogriffe de mari.

— Vous auriez parfaitement pu tuer le commissaire, persifla-t-il. Pour mieux nous accuser de ce meurtre après.

Edouard recula de deux pas, tant pour gagner un peu de distance que pour essayer de replacer Louison devant lui. Courage, toujours le courage. Il redressa son tromblon, les mains moites.

— Ne… ne bougez pas, inspecteur… Je… vous êtes mon prisonnier, et... et on va aller chercher vos collègues.

— Ex-collègues, tête de piaf !

Lepois redressa d’un geste vif le canon de son arme. Droit vers le front du téméraire.

— Essaye, pour voir, tonna-t-il. Moi, ça ne me dérange pas d’appuyer, je suis plus à ça prêt. Et si je me prends une volée de plomb, au moins tout ce merdier s’achèvera.

Il n’en croyait pas un mot, mais comptait sur la couardise du patron. Celui-ci tremblait de tout son corps, transpirait à grosses gouttes. Il s’éloigna de deux pas supplémentaires. Le canon de son arme oscillait dangereusement de haut en bas.

Il est capable de me balancer une décharge sans le vouloir, ce couillon.

L’inspecteur s’avança, menaçant. L’autre semblait pétrifié, incapable de bouger.

— Tu vas me laisser passer, Édouard. Joue pas au héros, je préfère encore te voir continuer à préparer ta tambouille.

D’un geste de la main, il ordonne au duo de s’écarter de son chemin. C’est maintenant que tout se joue. Si cet imbécile éternue, je me fais trouer.

— Inspecteur… vous… je dois… bredouilla le tenancier.

— Tu dois rien du tout. Et tu pourras même raconter cette aventure à tes clients, t’as vu la chance de que tu as ? Rien que pour ça, ça vaut le coup de pas crever, tu crois pas ?

Louison obéit la première et trouva refuge dans l’embrasure d’une des chambres. Désormais seul avec le policier, Édouard vit s’envoler aussitôt les derniers restes de son maigre courage. Piteux, il suivit sa femme, la queue basse.

S’il y a quelqu’un là-haut, merci pour le coup de pouce.

Lepois contourna le couple, sans dévier sa ligne de mire. Il sorti du couloir à reculons et traversa la pièce désormais déserte. Coup de chance, pour une fois, personne ne serait témoin de sa fuite. Toujours ça de pris.

Encore trois mètres, l’extérieur. Il claqua la porte et s’éloigna d’un pas vif, son revolver sagement retourné dans son étui. Pas le temps de trainer, d’ici peu le quartier allait grouiller d’argousins à la recherche d’un ancien collègue suspecté du meurtre de leur chef.

Il devrait disparaître. S’enfoncer dans les méandres de son quartier, en espérant trouver assez d’appui sans se faire trahir trop vite. Il lui restait encore une dernière chose à accomplir. Avant de rejoindre les parias et les oubliés de l’espèce humaine. Au moins pour un temps.

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