Chapitre 2

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Trouver Marchand. L’interroger. L’engueuler. Et l’envoyer fissa voir Mary. Peut-être aussi tenter de comprendre comment il s’était fait virer aussi vite. Il s’y était préparé depuis des années, évidemment, mais conservait quand même comme un goût âcre dans le fond de la gorge. Un peu comme après avoir tiré sur un mauvais cigare de contrebande ou mangé un ragout faisandé.

L’image de Gouvion-Saint-Cyr s’imprima une fois de plus dans l’esprit de Lepois. Il ne perdait rien pour attendre celui-là. Vouloir le dessouder, passe encore. Mais le faire dégager comme un malpropre, c’était inacceptable. Par contre, comment trouver une logique entre ces deux éléments ? À quoi bon renvoyer un macchabée ? Il n’avait même pas de future veuve qui aurait pu prétendre à sa pension d’ex cogne. Mais plus tard. D’abord, Marchand. Ensuite, les réflexions.

Jules avait pour habitude de manger dans une gargote du quartier. Un bouge infâme que Lepois s’était juré de ne plus jamais fréquenter depuis sa rencontre avec un croisement entre une souris et un furet, occupé à déféquer par un bout ce qu’il piquait par l’autre dans son assiette. Il s’en était tiré avec trois jours plié sur ses toilettes, les tripes en feu. Son ami l’avait incité à plusieurs reprises à l’accompagner à nouveau, allant même jusqu’à offrir de l’inviter, mais l’inspecteur avait tenu bon. Si un jour Paris se trouvait assiégée, il accepterait peut-être de revoir sa copie. Et encore, à condition que tous les animaux du jardin des Plantes aient été bouffés et qu’il ne reste plus un seul cabot dans les rues.

L’après-midi était déjà bien entamé, les auberges et estaminets se vidaient peu à peu de leurs clients rassasiés et, bien souvent, déjà bien trop avinés. « C’est qu’il faut tenir jusqu’au soir ! » tonnaient les ivrognes à la sortie de leurs agapes quotidiennes. Lepois n’avait rien contre une bonne rasade de temps en temps, mais ça émoussait les réflexes et ça avait souvent tendance à vous inciter à faire des choses pas très malines. Comme de courir après une prostituée assassinée, lui souffla une petite voix mesquine.

Un instant, il hésita à stopper la recherche de son ami. Il pourrait chercher plus tard pourquoi on l’avait lourdé, et filer tout de suite chez Mary. Mais les paroles de Balas résonnaient en boucle dans sa tête : si les tueurs en avaient bien après lui, ils l’attendraient de pied ferme, prêts à le transformer en petit bonhomme de plomb.


Les trois cocottes. Parfois, le patron d’un établissement ne cherchait vraiment pas loin pour trouver un nom à son bouge. Pourquoi pas Les trois gagneuses ? Ou Les petites véroles, tant qu’il y était ? Lepois s’arrêta devant la porte, la main sur la poignée. Putain, Jules, tu vas me le payer, je t’avais juré de plus jamais refoutre les pieds ici !

La salle principale s’était en partie vidée et seule une poignée de retardataires faisait encore durer le déplaisir à leurs boyaux. Les restes des repas jonchaient les tables et le sol et, Lepois en était persuadé, ça devait commencer à grouiller entre les pattes et sous les buffets.

Edouard, le propriétaire, afficha son plus beau sourire à l’entrée de l’inspecteur. Front dégarni jusqu’à la nuque, barbe taillée à la serpe et un œil qui semblait toujours dire merde à l’autre, il se dirigea de sa démarche mielleuse vers lui, la moitié de son regard fixé encore quelque part du côté de la cheminée. Le policier ne pouvait pas supporter ce misérable. Chaque fois que l’autre venait payer son dû, il avait envie de le cogner. Trop affable, trop sirupeux. D’ailleurs, ce foutu charlatan devait déjà le savoir en disgrâce, comme la moitié du quartier, mais poursuivait son manège sans une once de courage. Couille molle !

— Monsieur Henry ! Votre visite est inespérée.

— Comme tu le dis…

L’autre sourit encore plus largement. Dans une seconde, il allait se fendre en courbettes et léchage de semelles.

— J’avais cru comprendre que vous ne vouliez plus venir dans mon humble établissement, et…

— Ferme-là ! Je cherche le commissaire Marchand. Il est là ?

— Le commissaire ? Oui, bredouilla le propriétaire, bien sûr, il est là tous les midi.

Bingo ! Il ne serait pas venu jusqu’ici pour rien. Premier bon point de la journée.

— Et il est où ?

— C’est que… il n’aime pas être dérangé pendant son repas, inspecteur, et…

L’autre transpirait, à présent. Qu’est-ce qu’il lui cachait, ce sagouin ? Lepois s’avança d’un pas, menaçant.

— Ecoute, mon petit gars. C’est déjà un miracle que je sois venu dans ta tôle, vu ce que ça m’a couté la dernière fois. Alors, si tu veux pas que ça finisse mal, tu vas me dire où est mon ami, et on va en rester-là.

Le dégarni hésita un instant, tenta de bomber le torse, avant de céder. Il claqua des doigts, comme on appellerait un valet pour nettoyer son bren. Son épouse, répondit aussitôt à l’appel. Jolie, la quarantaine pas encore fanée, sa chevelure noir de jais descendait en ondulant jusqu’à ses reins et sa poitrine généreuse tressautait à chacun de ses pas. Le policier s’était toujours demandé pourquoi son ami venait manger dans ce cloaque. Peut-être tenait-il là un élément de réponse ?

— Louison, monsieur l’inspecteur veut parler au commissaire.

— Vous cherchez monsieur Marchand ? répondit-t-elle d’une voix charmeuse.

Elle marqua une pause, interrogea du regard son mari, avant de reprendre sur un nouveau signe de sa part :

— Venez avec moi, je vais vous accompagner.

La tentatrice adressa un sourire chaleureux au policier tout en l’invitant à la suivre d’un signe de la main. Elle traversa la pièce, sous le regard en biais des attablés. Ses hanches chaloupaient de droite à gauche au rythme de ses pas et Lepois se sentit comme aspiré par ce doux balancement. T’as pas que ça à penser, imbécile !

Elle s’immobilisa devant une tenture, l’écarta, ouvrit une porte dissimulée et découvrit un couloir qui desservait six autres pièces.

— Le commissaire vient toujours manger dans la chambre du fond. Il a ses habitudes, vous savez, et il exige que ça soit moi qui le serve à chaque fois.

La femme se tut, un discret sourire sur les lèvres. Lepois haussa un sourcil. Marchand, sacré chenapan ! L’épouse du patron, et sous son toit, en plus ! À la réflexion, ce matois d’Edouard était bien foutu de monnayer sa moitié à ses clients les plus aisés. D’où cette partie discrète et ces «chambres» privées. Pauvre femme. Non contente de se farcir son mari, elle devait encore servir ses hôtes, en viande, vin et pour finir avec sa propre chair. Salopard de fumier ! percuta soudain Lepois. Le patron lui avait jamais parlé de son petit trafic familial, sans quoi, sa note hebdomadaire aurait pu gonfler. Voilà qui expliquait son hésitation et sa gêne, tout à l’heure. Tout foutait le camp, dans son Paradis. Même les plus couards lui cachaient leurs magouilles.

— Je vois, murmura enfin Lepois, devant le silence de l’épouse.

— Ne me jugez pas, inspecteur. Il faut bien vivre, vous savez.

— Je serais bien le dernier à vous juger, Louison. Vous dites qu’il vient là tous les midi ?

— Oui. Il se repose toujours un peu après son repas, avant que je… débarrasse.

Deuxième service aux petits oignons. Sacré Jules. Droit, sérieux, célibataire endurci, il s’adonnait à la gaudriole pendant que tout le monde le pensait occupé à régler d’innombrables points délicats pour le bien du quartier. Et lui qui sourcillait devant les petites affaires de Lepois !

— Alors, s’il se repose, je vais lui faire une petite surprise.

— C’est qu’il n’aime pas être dérangé, et…

— Ne vous en faites pas, il va être si content de me voir qu’il vous pardonnera ce changement dans ses habitudes.

Pour être surpris, il va être surpris, le Jules. À la place des petits trésors de Louison, c’est ma trogne qu’il va trouver en ouvrant ses paupières.


Sans laisser le temps à la femme de répondre, le policier se dirigea vers la porte du fond et l’ouvrit avec précaution. Si Marchand dormait, il ne voulait surtout pas gâcher sa surprise.

Jules se trouvait bien là, attablé devant un repas à moitié terminé, la tête en appui sur le haut dossier de sa chaise, dans la pénombre de cette alcôve douillette. Dans un coin, une banquette accueillante recouverte de coussins. Sur un mur, une lucarne dissimulée par une étoffe. Des bougies, dans des candélabres argentés et un épais tapis complétaient le tableau du parfait lupanar. Pas trop mal, finalement. Vu le niveau de l’établissement, il s’était attendu à quelque chose de glauque qui sentirait la pisse et les effluves corporelles. Edouard, tu viens de gagner un point dans mon estime. Maintenant, t’as un point, bravo !

Les révélations de Louison avaient amusé l’inspecteur. Il avait même oublié, pour un instant, ses craintes et sa colère bouillonnante. Peut-être même que se foutre de la gueule de son ami et supérieur égayerait un peu cette journée pourtant mal engagée.

— Commissaire Marchand ! susurra-t-il depuis l’entrée de la pièce. Vous êtes prêt pour la suite ?

Jules avait-il ouvert les yeux ? L’inspecteur s’avança d’un pas, frappa dans ses mains, avant de reprendre, un ton plus haut.

— L’empereur est à côté, Marchand. Il t’attend, paraît que tu vas remplacer Baroche.

Lepois s’immobilisa. Jules avait bien les yeux ouverts. Vitreux, immobiles. Sans vie.

Merde ! Bordel de putain de merde !

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