Chapitre 1

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Rien n’avait changé dans son quartier. La vie de Lepois partait en lambeau, ses certitudes s’envolaient, il avait écopé de tueurs à ses trousses, mais cette partie de la capitale s’en foutait éperdument et poursuivait ses activités sans frémir.

Pourquoi en aurait-il été différemment ? Un protecteur chassait l’autre. Certains se montraient plus efficaces, d’autres plus gourmands, ou tordus, mais la populace ne souhaitait qu’une chose : conserver sa tranquillité et voir le commerce fleurir. L’inspecteur se savait sur le déclin, son pouvoir s’amenuisait jour après jour. Il avait chuté de ce piédestal qu’il avait mis des années à bâtir. Bessière avait asséné le premier coup en venant le chercher aux Trois couleurs. Peut-être aurait-il pu garder une chance s’il avait réagi autrement ? Il aurait pu se rebeller, distribuer assez de gnons pour réussir à s’échapper et rejoindre seul, la tête haute, le commissariat.

Et tu te serais pris une volée d’invectives de la part de Marchand, au passage.

Marchand. À l’évocation de ce nom, Lepois pressa le pas. Il devait le trouver au plus vite, l’avertir de ce qui venait de se passer, lui demander de prévenir Mary et, si possible, la protéger. Est-ce que les argousins seraient au moins capables de ça ? Il ne voyait de toute façon pas d’autre solution. Balas avait raison, il se ferait allonger à cent mètres de l’entrée s’il était assez toqué pour se présenter chez les Berthier. Le commissaire restait son seul contact sûr dans le secteur. Sûr… et assez puissant pour l’appuyer.


L’aveugle cul-de-jatte du Savoye lui adressa un large salut de la main depuis son poste d’observation. Décidément pas au point, sa technique. Mais après tout, s’il martelait toujours là, c’est que des pigeons tombaient encore dans le panneau et lui refilaient un peu de piécettes.

Trente mètres plus loin, deux policiers arpentaient le trottoir, duo parfaitement synchronisé de ce pas spécifique de la maréchaussée. Ni trop rapide, ni trop lent, mais assez chaloupé pour faire balancer le bâton à leur ceinture. Le regard dans le vague, ils voulaient donner l’impression de tout observer d’un seul coup d’œil. Mais un gamin aurait pu leur piquer leurs lacets qu’ils n’auraient rien remarqué. Le premier était maigre et chétif, tandis que le second puait l’ancien militaire. Il les connaissait bien, ces deux-là. Presque aussi véreux que lui, ils n’avaient pas leur pareil pour se faire payer des verres à boire et offrir des repas. Leur principale activité, en dehors de ces plaisirs, consistait à se trouver un coin à l’abri du vent ou de la pluie. Ils pouvaient alors se rouler une cigarette à l’aide de tabac déjà fumé plusieurs fois. Ils étaient devenus tellement maîtres dans l’art de la récupération que l’inspecteur les suspectait d’avoir inventé la génération spontanée de mégots. Ils parvenaient à tirer d’un vieux résidu écrasé contre un mur de quoi recréer une grillante presque convenable. À leurs yeux.

Lepois les salua d’un signe de la main. Le malingre marqua un temps d’arrêt, asséna un coup de coude à son compère, et tous deux restèrent immobiles, à vingt pas de lui. Qu’est-ce qu’ils ont, ces deux couillons ? Ils esquissèrent enfin un signe de tête hésitant avant de se remettre en chemin d’un pas inhabituellement rapide puis obliquèrent dans une venelle.

Sa disgrâce semblait encore plus importante qu’il ne l’avait craint. Si même les parias du poste l’évitaient, ça devait sentir le roussi, du côté de la maison des cognes. Il aurait pu tenter de les suivre, les questionner pour en tirer une ou deux informations avant de poursuivre sa route. Mais ces deux là, habiles dans la fuite, pouvaient trouver refuge dans un trou de souris et ne pas en ressortir tant qu’il restait la moindre trace de danger. Des heures auraient été nécessaires pour les débusquer, et il n’avait pas de temps devant lui.

L’inspecteur reprit son chemin, avec l’impression d’une nouvelle flopée d’emmerdes à venir, ajoutée à ce qui le poursuivait déjà. Les piétons semblaient désormais s’écarter sur son passage, comme s’il crachait comme un phtisique. Un potier rentra précipitamment dans son échoppe à sa hauteur, et même La Gorge détourna le regard, de l’autre côté de la rue.

Ça pue, bordel, ça pue.

S’il faisait pas attention, il allait pas tarder à se retrouver avec le couteau de son successeur entre les omoplates...


Le planton, un épais moustachu à la bedaine ceinturée de prêt salua Lepois d’un air revêche. Rien de changé, au moins : ils ne s’étaient jamais appréciés, et c’était presque réconfortant de noter cette stabilité dans cette période où tout se désagrégeait bien trop vite. À la réflexion, l’inspecteur n’aurait peut-être pas dû récupérer à son compte le tripot que l’autre avait monté, à même pas cinquante mètres du poste. Rentable, la salle de jeu aurait pu assurer au vigilant gardien une future retraite rondelette… s’il n’avait pas pris soin de dilapider ses recettes en alcool et en gagneuses. Finalement, en coupant cette source, il lui avait peut-être rendu service ?

Lepois passa devant Cerbère. C’était pas un sourire, qu’il venait de noter sur son visage ?

La pièce principale du commissariat bourdonnait. L’inspecteur se fraya un chemin au milieu de la cohue habituelle, des cris et des invectives. Bessière l’attendait, assis sur son bureau. Comme c’est étonnant.

— Fous le camp, Lepois !

Le ton était donné. Ne pas lui démolir les dents… ne pas lui démolir les dents…

— J’ai pas de temps à perdre avec toi, Bessière. Je viens voir Marchand, pas ta sale trogne.

— Vu l’odeur que tu dégages, tu ferais mieux d’aller te tremper dans la Seine, avant.

L’inspecteur prit alors conscience de son état. Il se souvint du liquide visqueux sorti du cadavre, à la morgue, des éclaboussures de sang et de viscères. Pour une fois, t’as pas tort, crétin de cogne.

— T’as rien à foutre, Bessière, à traîner toujours autour de mon bureau ? Et merde quoi, poser ton cul gras sur mes affaires, elles t’ont rien fait, pourtant. Tu vas dehors de temps en temps, au moins ?

— Ben figure-toi, jubila l’autre, que j’ai justement quelque chose d’important à accomplir aujourd’hui. Et rien que d’y penser, ça me fait déjà du bien.

— Fais gaffe à pas tacher ta culotte, lui lança Lepois en se remettant en chemin vers le bureau du commissaire.

Il avait perdu assez de temps avec cet imbécile, même s’il crevait d’envie de se défouler sur une cible facile. Mais Bessière s’interposa, d’une main ferme sur son épaule.

Qu’est-ce que c’est encore que ce merdier ?

— Toi tu poses pas ta pogne sur moi, gronda l’inspecteur.

Il se dégagea d’une ruade, prêt à en découdre si besoin.

— Tu vas où comme ça, Lepois ? lui demanda sa Némésis. Les civils ont pas le droit d’aller plus loin dans le poste, tu dois pourtant les savoir.

Les ?

Le policier resta immobile une poignée de seconde, le temps que les paroles pénètrent son esprit et allument des feux d’alarme partout où elles passaient. Civil ? Le jour du jugement dernier était-il arrivé pour lui ?

— Hé oui, sale con, triompha Bessière. T’es viré. Je voulais faire durer un peu le plaisir, mais c’est si bon de voir ta gueule dépitée.

Viré ? Qu’est-ce qu’il s’était passé, durant son absence ? Un coup de Gouvion, déjà ? Il ne s’était écoulé que quelques heures depuis qu’il avait quitté sa demeure, comment aurait-il pu agir aussi vite ?

— Où est le commissaire ? gronda Lepois.

Bessière bomba le torse, rictus sur le visage. Il tient sa vengeance, ce fumier.

— Je sais pas où il est, je suis pas sa mère. Il est parti manger il y a une heure, il devrait pas tarder. Mais toi, tu dégages, t’es qu’un civil, je viens de te le dire.

Il se frotta le menton, mima la réflexion.

— À moins que tu aies des crimes à avouer ?

Lepois retint avec peine une furieuse envie d’aligner le policier. Lui rectifier le tarin, histoire de finir le travail de Balas. Mais il devait d’abord trouver son ami. Ensuite, le temps des règlements de compte. Il toisa Bessière, fit mine de reculer, avant de foncer dans le tas, à l’image d’un joueur de soule défonçant les lignes de la défense. Il parvint à s’engager dans le couloir qui menait au bureau de Jules. Son adversaire, remis du choc initial, le poursuivait en beuglant tout ce qu’il pouvait.

L’inspecteur se rua dans l’office du commissaire.

Vide. Merde.

Le coup le projeta contre le mur, sa tête vint cogner avec violence le plâtre qui s’effrita sous l’impact. Le gros guignol s’était jeté sur lui avec toute la force de sa haine enfin libérée. Plus d’inspecteur Lepois protégé par Marchand. Plus de monsieur Henry qui dirigeait le quartier. Il avait devant lui la cible dont il avait rêvé depuis des années.

— Allez, Lepois, cracha Bessière. Défends-toi, que je puisse te passer à tabac.

L’autre n’attendait que ça. Un geste de sa part, et ça deviendrait un pugilat. Avec le vacarme qu’ils produisaient, le reste des argousins allait pas tarder à débarquer dans leur couloir. Il pourrait en calmer un, peut-être deux, mais ne parviendrait pas à tous les étaler.

— Ça ira, grimaça Lepois, le goût du sang dans la bouche et les oreilles emplies du tintement des cloches de l’église Saint-Nicolas. Je préfère te laisser avec tes petits copains. Ça te donnera l’occasion de t’enfiler dans l’arrière-cour.

Bessière grogna, mâchoire contractée. Sa main se dirigea vers l’étui de son arme de service.

Bon, ça suffit !

D’un geste vif, Lepois sortit le premier son revolver. Il pointa le front de Bessière, juste entre ses deux yeux.

— Si tu bouges… si tu veux jouer au colleteur, ta cervelle va repeindre les murs.

— T’es fini, Lepois, bredouilla Bessière. T’en prendre à un flic… tu viens de signer ton arrêt de mort.

— Ben… je t’entraînerai avec moi, alors, mon con.

Lentement, il contourna son assaillant. Par chance, le cogne tremblait tellement qu’il n’avait pas encore eu l’idée d’essayer de dégainer, pour voir. Incroyable ce que la menace d’un peu de plomb pouvait déclencher.

— C’est bien. Gentil toutou.

Bessière devint livide. De peur, probablement. Et de rage contenue, évidemment.

Pas pensable de traverser le poste avec une pétoire à la main, il créerait une émeute, et un de ces abrutis d’argousins risquerait de lui ficher une balle dans la caboche. Lepois se dirigea à reculons vers une sortie latérale. Elle donnait sur cette fameuse arrière-cour dédiée à Bessière et à ses amis, il pourrait filer par là s’il se montrait assez rapide.

D’une poussée, il abaissa la poignée, s’engagea dans l’ouverture.

— Bonjour à ta sœur, Bessière. Il paraît qu’elle a pris cher, hier, sur les quais.

Facile. Petit. Mais c’est tout ce qu’il avait sous la main.

Il se précipita à l’extérieur, renversa une pile de caisses derrière lui. Autant ne pas lui mâcher le travail.


Dehors, aucun effet mélodramatique. Pas de pluie battante. Pas de neige qui se serait décidée à tomber pile au bon moment. Même pas un éclair ou un ciel tourmenté. Juste un plafond gris, terne, pour accueillir son limogeage. Déprimant.

Il se mit à courir. S’éloigner de ces foutres-merdes. Et trouver Marchand, plus que jamais.

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