Chapitre 21

8 minutes de lecture

Gouvion prit le temps d’allumer un cigare, en tira une longue bouffée, les yeux rivés dans ceux du policier.

— Que pensiez-vous réellement dénicher en venant chez moi, monsieur l’inspecteur ?

Bonne question. Voir ta trogne, peut-être ?

Après tout, rencontrer celui qui semblait tirer les ficelles qui le faisaient danser depuis des mois revêtait un certain attrait. Et puis, avec un peu de chance, il aurait pu découvrir n’importe quoi, un indice mal dissimulé, un livre de compte abandonné sur une table ou une pleine cargaison d’esclaves en train de patienter dans la cour ? Pas exigeant, Lepois. Juste un petit coup de main du destin, pour une fois. Rien qu’une fois. Sauf que pas de chance, les Moires, comme d’habitude, avaient choisi d’aller taper le carton dans un rade plutôt que de venir se pencher sur son épaule.

— Vous avez conscience, inspecteur, que vos malfrats ne trouveront rien ici, n’est-ce pas ? Mes gens sont d’ailleurs en ce moment en train de les accompagner vers la sortie. S’ils se montrent sages, ils ne seront presque pas bastonnés.

Le policier s’affaissa légèrement tandis que l’autre continuait de tirer lentement sur son cigare. La messe était dite et sa stupide tentative venait de s’effondrer sur elle-même.

— Inspecteur Lepois, laissons, je vous en prie, votre fausse identité de côté. Oublions également ce brave commissaire Déroulère qui, j’en suis persuadé, ne sait rien du document qu’il aurait signé.

Le policier resta imperturbable. Tout juste ses mains tressaillirent-elles à l’énoncé de son nom. Il se sentait presque soulagé, finalement, d’avoir été démasqué. Peut-être également vexé, mais cette farce qu’il avait lui-même créée s’achevait enfin.

— Il est temps de cesser cette pantomime, poursuivit Gouvion. Asseyez-vous, je vous en prie… monsieur Lepois.

— Je ne pense pas que…

Deux serviteurs pénétrèrent dans le salon, arme au poing. Un troisième larbin se tenait dans le dos de l’inspecteur. Les poils de sa nuque se hérissèrent.

— Assis, ai-je dit.

L’homme d’affaires n’avait pas bougé. Même le ton de sa voix restait le même. L’ordre tomba et Lepois, vaincu, obéit avec cependant encore chevillé au corps l’espoir de gagner du temps, tenter de se sortir de cette nasse où il s’était lui-même fourré, comme un grand.

— Dites-moi, monsieur Lepois, de quel crime m’accusez-vous précisément ? Non pas que je m’adonne à tant d’activités répréhensibles que je ne puisse savoir pour laquelle on voudrait m’interroger, mais l’honnête citoyen que je suis aimerait apprendre pourquoi la maréchaussée s’intéresse soudain à lui.

Il s’amusait de la situation, un éclat narquois dans le regard. Les doigts placés en cloche devant lui, il observait sa proie, attentif à la moindre réaction de son interlocuteur.

Autant poursuivre sur cette voie boueuse, se convainquit Lepois. Après tout, il était venu là pour ça.

— Je vous soupçonne d’être impliqué dans le meurtre d’une prostituée, Olga Perentchka, rue Quincampoix, annonça-t-il d’une voix presque assurée.

— Allons donc. Une prostituée ? Et quand cela, je vous prie ?

— Fin octobre.

— Quelle tristesse ! Pour vous, j’entends. J’ai passé ces deux derniers mois auprès de ma tendre épouse et de mon cher fils, à Nancy. J’aurais voulu vous aider en me montrant coupable de ce crime, sincèrement.

Fous-toi encore de moi, tiens !

Les fondations du château de cartes du policier, déjà bien fragiles, s’effondraient. Ce n’était pas vrai. Pas une fois de plus ! Il avait espéré toucher du bout des doigts la solution de l’affaire, s’était persuadé, après l’échec du Poinçonneur, que cet homme dirigeait tout et avait ordonné la mort d’Olga.

L’inspecteur observait les gestes de son adversaire, repassait ses paroles, soupesait ses intonations. Il aurait voulu s’isoler, disparaître dans une pièce silencieuse pour organiser ses pensées. La piste de la prostituée, une fois de plus, s’éteignait misérablement.

— Je ne vous crois pas, murmura-t-il, épuisé.

— À votre guise, si vous souhaitez encore perdre votre temps. J’ai pour habitude, monsieur Lepois, de ne pas nier l’évidence, mais également de ne pas m’accuser de crimes que je n’ai pas commis. Voyez-vous, on cherche si souvent à me rendre fautif de tous les maux de la terre que je dois me montrer méfiant. Savez-vous que des Russes veulent mener une croisade contre moi ? ajouta Gouvion après un court silence.

L’attention du policier se détourna de la vision du corps mutilé de la jeune prostituée qui hantait ses pensées depuis des semaines. Qu’est-ce qu’il avait à parler des Russes, celui-là ? Son cerveau, enfin, sortit lentement de la mélasse. Les Russes, bien sûr… Piotr, Alexandr… Le réseau. Il se moquait ouvertement de lui, en plus de tout ça !

— Eh oui. Que peuvent-ils d’ailleurs me reprocher ? Le savez-vous, monsieur Lepois ?

La façon qu’avait Gouvion de l’appeler « monsieur » lui mettait les nerfs à vif. Ce « monsieur » crissait comme une bouchée de graviers. Il le dépossédait de son grade, de sa propre fonction, le ramenait au rang du commun des mortels, c’est à dire, aux yeux de cet homme, à quasiment rien.

— Un trafic d’esclaves, peut-être ? siffla-t-il, dents serrées, soudain galvanisé par cette nouvelle estocade.

— Esclaves, dites-vous ? Quel mot surprenant. N’ont-ils pas été éradiqués de notre bel empire ? Et qui oserait s’opposer à la volonté de notre bien-aimé Napoléon II ?

— Quelqu’un d’assez puissant et riche pour ça, peut-être.

— Exactement, monsieur Lepois, je crois que vous avez raison. Au moins autant que moi, dirais-je, sans cela ce serait du suicide.

— Probablement. Certains d’entre eux étant morts à cette heure, vos problèmes deviennent d’un coup moins importants, je suppose ?

— Morts ? Quelle intéressante nouvelle. Une certaine tristesse, bien sûr, pour leurs proches... ou leurs familles. Mais passons, après tout, ces braves Russes morts, peut-être pourrais-je enfin jouir d’une sereine tranquillité ? Je vous remercie de m’avoir apporté cette information, monsieur.

— Inspecteur, grinça Lepois.


Gouvion se leva, traversa le salon d’un pas lent, sans prendre la peine de souligner la remarque du policier. Il s’attarda devant une nature morte, épousa de la main les courbes d’une nymphe callipyge. Lepois bouillonnait. Ce faquin venait d’avouer à demi-mot avoir trempé dans la mort des membres du réseau et n’en semblait même pas gêné. Il aurait voulu se lever à son tour, lui sauter sur le râble, pourquoi pas lui aligner quelques avoines puis le ramener par le fondement au poste. Après tout, il pouvait toujours tenter… Il devrait pouvoir au moins parcourir… disons, trois... quatre mètres, peut-être, avant de se retrouver transformé en passoire ?

— Voyez-vous, monsieur Lepois, je suis très embêté. Vous êtes venu jusqu’à moi, et je vous en remercie. Cela m’a évité de vous… eh bien… convoquer.

— J’en suis fort aise.

— Moi également. L’enquête que vous menez, sans autorisation aucune, rappelons-le, sur le meurtre de cette prostituée cause d’importants soucis. Vous irritez, aussi m’a-t-on chargé de vous demander de stopper votre quête au sujet de cette… Olga.

Lepois tressaillit. La porte s’entrouvrait à nouveau. Il avait l’habitude de taper sur les nerfs d’à peu près tout le monde, rien de nouveau de ce côté-là. Mais pourquoi envoyer un homme tel que Gouvion le mettre en garde, alors qu’une mutation à deux cents kilomètres de Paris aurait suffi à calmer ses ardeurs ? On ne parlait donc pas d’officiels, il en était persuadé. L’homme en face de lui aurait donc des supérieurs ? Sa calebasse menaçait d’exploser vu la vitesse à laquelle ça turbinait, là-dessous. Au moins il savait à présent pourquoi son hôte l’avait laissé pénétrer dans sa demeure, malgré la maladresse de son équipée : il avait un message à lui transmettre et avait choisi de profiter de l’occasion.

Gouvion s’empara d’un tison dont il se servit pour activer le feu mourant d’une vaste cheminée qui occupait un pan de mur entier. Il resta ainsi, songeur, un long moment tandis qu’une douce chaleur s’insinuait jusqu’à Lepois.

— Je n’ai rien à voir avec le meurtre de cette Olga, je vous l’assure. Pour ce qui est des autres… accidents, je ne dirais pas que j’y suis tout autant étranger, bien sûr, mais en affaire, il est vrai que le retrait d’un adversaire facilite les choses.

— Vous avouez donc ? osa Lepois en songeant aux cadavres laissés derrière lui.

Un rire tonitruant répondit à cette question maladroite.

— Allons, mon ami, je pensais pourtant que nous avions dépassé ce stade du policier et de l’accusé. J’en serais presque offusqué, moi qui estimais que nous étions en train de nouer des liens solides. Quoi qu’il en soit, oubliez cette Olga, ce sera préférable, je vous l’assure.

— Pourquoi ne pas me tuer, dans ce cas ?

— Tentant, il est vrai, s’amusa Gouvion. Ce serait une possibilité. Ne voyez toutefois en moi qu’une sorte de messager, rien de plus. Je n’ai pas le pouvoir de décider, j’en suis désolé, croyez-le, sans quoi tout serait réglé depuis bien longtemps.

Inhabituel. On cherchait à l’épargner, alors qu’il s’était toujours persuadé qu’il finirait planté dans une ruelle. Depuis quand la pègre se montrait miséricordieuse ?

— Monsieur Lepois, retournez dans votre quartier y faire ce que vous faites de mieux. Et peut-être même y trouverez-vous un bonus sous votre oreiller…

Il l’achetait. Rien d’étonnant, vu sa réputation. Mais pour une fois, le policier ressentit de la honte et de l’humiliation dans ce geste. Il se raidit, agrippa les accoudoirs de son fauteuil. Un déclic, dans son dos.

— Pas de mouvement inconsidéré, Lepois. Mes tapis sont neufs, je les aime et je ne voudrais pas en changer.

— Gardez vos billets, murmura l’inspecteur. Je n’ai pas besoin de votre aumône.

— À votre guise, mais c’est fort dommage, sembla regretter Gouvion.

Il se dirigea vers un secrétaire, s’empara d’une enveloppe qu’il tendit, cachetée, au policier.

— Notre entretien se termine ici, monsieur. En tant que bon citoyen, voici une liste de personnes qui m’ont importuné, ces derniers temps. Vous êtes, il me semble, toujours membre des forces de l’ordre, aussi je vous demanderais de me protéger de ces indélicats.

Gouvion adressa un signe de tête à ses serviteurs. Les trois hommes s’approchèrent de l’inspecteur, dans l’attitude de qui n’hésiterait pas à tirer si besoin.

— Je crois que le moment est venu de nous séparer, monsieur Lepois. Inutile de préciser qu’il serait préférable que nous ne nous recroisions jamais. Ces messieurs vont vous accompagner et je vous prierais de faire preuve de savoir-vivre en n’opposant aucune résistance.

Vaincu, broyé par cet adversaire bien plus fin et habile que lui, le policier se leva avec lenteur, assommé, escorté par les trois canons de revolver. Il tenait à la main le document confié par Gouvion. Abasourdi, il n’avait eu d’autre choix que de le prendre, mécaniquement, sans même y songer.


Parvenu sur le trottoir du faubourg Saint-Honoré, les imposantes grilles refermées derrière lui, il ouvrit l’enveloppe et en sortit une feuille de papier pliée en deux. On y avait couché une liste d’une quinzaine de noms. La plupart étaient rayés, parmi eux ceux de Piotr et d’Alexandr.

Au milieu de cet inventaire aux consonances slaves, un patronyme n’était pas encore raturé : Karl Balas.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Pierre Sauvage ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0