Chapitre 16 

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— Karl, arrête tes conneries ! hurla Lepois, encore sonné. Qu’est-ce qui te prend, t’as trop reniflé de pisse de mort, merde !

— Maintenant, mon petit gars, tu vas me dire tout ce que tu sais, cracha l’autre, le poing serré.

Le policier recula d’un pas, stupéfait et un brin effrayé par la réaction du médecin. Il veut vraiment me sauter sur le râble, cet idiot. Cette scène recelait après tout quelque chose d’inéluctable, depuis le temps que Balas devait lui en coller une.

La main droite de Lepois, sans même y réfléchir, se dirigea vers son arme par pure précaution professionnelle.

— Pas touche ! ordonna le légiste. Sinon Léonard devra te trancher les jarrets. Il ne sait faire que ça, mais il le fait bien.

Léonard ? Qu’est-ce qu’il vient foutre dans ce merdier, le disciple ?

L’inspecteur se retint de jeter un œil dans son dos, vérifier la présence de l’assistant, quelque part dans la pièce. Il écarta les bras, dans l’espoir de ne pas dégrader encore la situation. Dieu seul savait ce dont ce maudit barbu était capable, une fois dirigé par la colère.

— Écoute, Karl, ça suffit maintenant, reprit-il aussi posément que possible. Je… je m’excuse… pour… pour je sais pas trop quoi, mais je m’excuse, ça te va ?

— Parle ! gronda l’autre. Tout de suite ! Dis-moi ce que tu sais sur toute cette histoire, ou je te jure que tu ressortiras avec plus de bleus que jamais dans ta vie.

— D’accord, d’accord, je vais t’expliquer. Mais déjà, tu vas te calmer un peu, te rasseoir et me laisser récupérer mes esprits après ta gentille caresse.

La tête du policier résonnait encore, et la moitié de sa mâchoire bouillonnait sous la douleur.

Le terrain cédé par Lepois sembla apaiser en partie le courroux du légiste. Il desserra ses battoirs, tandis qu’un peu de sang refluait de son visage rouge de colère.

— Essaye pas de gagner du temps, Henry. Déballe, et tout de suite.

— D’abord, tu vas demander à Léonard de nous laisser tous les deux, j’ai pas envie qu’un larron tienne la chandelle pendant notre causerie intime.

Et j’ai pas envie qu’un gamin se fasse éventrer pour avoir entendu une conversation interdite, ajouta-t-il pour lui-même.

— Léonard ? Qu’est-ce que tu me parles de Léonard, le cogne ?

Lepois se retourna vivement devant le rictus de victoire de Balas. Personne ne l’attendait, dissimulé derrière lui, un couteau entre les pognes. Pas de Léonard, d’empereur du Japon ou de grand Bachi-bouzouk. Juste des cadavres, silencieux et, à coup sûr, morts de rire.

— Ce brave petit, reprit le légiste, doit être chez sa maman à roupiller tranquillement.

— T’es franchement trop con, grogna Lepois.

— Et moi, j’en ai assez de te voir te radiner ici avec tes mystères, tes emmerdes et tes questions, pour te tirer juste après et nettoyer ta fosse à purin !

Balas n’avait pas tort, au fond. Lepois restait un solitaire qui menait ses enquêtes sans supporter la présence d’un partenaire. Tout le monde le savait, au poste, et personne ne se proposait depuis bien longtemps pour l’accompagner. Le dernier en date avait été un jeune blanc-bec arriviste, cinq ans plus tôt. Hermétique au mode de fonctionnement de l’inspecteur, il avait vite compris qu’il ne parviendrait pas à progresser avec un mentor pareil. Lepois devait avouer qu’il lui en avait fait baver à ce merdeux. Il l’avait envoyé dans tous les taudis possibles crotter son pantalon onéreux et saloper définitivement ses jolies chaussures vernies. Depuis, on lui avait flanqué une paix royale. Et Marchand prenait bien sûr soin de ne lui affecter aucun nouveau venu.

Même au cours de ses tournées, il travaillait seul, alors que la présence d’un ou deux gros bras aurait pu lui permettre bien plus facilement de se tirer d’affaires compliquées. Mais un acolyte ne s’avérait jamais entièrement fiable : il pouvait parler, demander une part plus importante ou bien, cela s’était déjà vu, se retourner contre son patron et prendre sa place à la tête des opérations.


Le légiste, partiellement calmé, déplia la lettre après un court moment de réflexion. Il la tendit à Lepois, toujours aussi indéchiffrable aux yeux du policier.

— Je vais te montrer que je suis de bonne volonté, monsieur l’inspecteur, et je vais tirer le premier. Mais pas de blague, ou je te jure que tu le regretteras. Ce courrier, visiblement, provient d’une certaine O, ton Olga, en toute apparence. Elle est destinée à un dénommé A, qui je pense, doit être ton noyé. Elle y écrit qu’elle a peur, qu’elle craint pour leur vie, et qu’un M lui a avoué être en danger.

Il inspira profondément, avant de reprendre :

— Ça te parle, ce code secret pas si secret que ça ?

Si ça lui parlait ? Bien sûr que ça lui parlait ! C’était bien Alexandr qui se tenait sous leurs yeux, gonflé comme une outre. Et cet M ne pouvait être que Mallet, ce qui confirmait les propos de Piotr et ceux de la veuve. Enfin quelque chose qui se clarifiait un tant soit peu.

— Henry ? Recommence pas à te fermer, je te préviens, grogna Balas.

Lepois opina du chef, une moue de dépit sur le visage. Il passa avec prudence sa main sur sa face encore endolorie. Il respecterait sa part de contrat.

— Va peut-être falloir que tu t’assoies, suggéra-t-il au légiste.

— Je suis un grand garçon, je peux encore tenir debout. On peut même y passer la nuit si tu veux.

Alors le policier s’épancha. Il raconta tout, depuis le meurtre d’Olga jusqu’à son arrivée à la morgue à la recherche du cadavre du Russe à la morgue. À mesure qu’il revenait sur les détails de son enquête, sa vision s’éclaircissait. Pas au point de trouver l’illumination divine, mais quelques éléments se mettaient en place. Le lien entre Olga, Piotr et Alexandr devenait plus clair. Le rôle de l’ancien gouverneur Mallet se précisait. Il n’avait encore résolu aucun des meurtres, mais en arrivait à se persuader de tenir en mains les principaux indices pour y parvenir. À condition de les utiliser correctement.

— Attends, murmura Balas, visiblement éprouvé par le récit de l’inspecteur. Tu me dis que tes victimes auraient été dessoudées à cause de leur lien avec ce réseau d’esclavagistes, c’est ça ?

— Je n’ai aucune preuve, pour l’instant, mais ça semble cohérent. Ou alors on se trouverait devant un foutu hasard…

— Mouais, rétorqua le légiste. Des morts bizarres, j’en ai connu. Mais une telle enfilade de perles sans liant, ça serait du jamais vu, si tu veux mon avis.

Il arpenta la pièce de long en large, fauve dans sa cage, posa son regard sur les cadavres qui écoutaient en silence leur échange. Il fourrageait dans sa barbe, en retirait parfois miette ou peluches, en pleine réflexion.

— Si on se résume, reprit-il, Olga est chargée d’infiltrer un bordel qui recrute des esclaves russes en guise de putes.

— Le Lousiane, oui.

— Elle est encartée et elle passe sa visite médicale à Saint-Lazare où Deshayes se fait graisser la patte pour fermer les yeux sur son secret intime. Salopard de Deshayes ! éructa soudain le légiste. Ça fait des années que je crève de lui carrer mon poing sur le nez, à celui-là !

— Et le patron du rade, enchaîna Lepois sans rebondir sur les envies de punition de son ami, Anatole Duplessis, la vire au bout de quelques jours, parce que la gamine ne veut voir que des clients sélectionnés, qui sont en réalité ses contacts.

— Surprenant de la part d’un souteneur, ironisa Balas.

— Totalement, approuva le policier, essayant de ne pas prendre pour lui la remarque de son ami.

— Mais le groupe ne désespère pas, poursuit le légiste, et, sous l’impulsion de Mallet, décide de placer Olga rue Quincampoix. Là, elle servira de lien entre le gouverneur et Piotr. Sauf que Mallet meurt, suicidé en apparence, mais selon toi assassiné par quelqu’un, un tueur professionnel, c’est ça ?

— Clairement. Et suite à ce meurtre, Piotr se sent en danger, il se cache, mais finit par se faire rattraper… par ma faute, murmura l’inspecteur.

— Par ta faute, pour une fois, je n’en suis pas certain, répliqua Karl, la mine fermée. Il savait ce qu’il risquait en menant cette lutte, et connaissait probablement l’issue possible de ses actions.

Lepois se tut un instant au souvenir de sa dernière rencontre avec le balafré. Il avait été à l’origine de leur entretien à la cathédrale et, quoi qu’en dise le légiste, ses poursuivants l’avaient rattrapé après leur rendez-vous.

Karl repartit dans ses cent pas et l’inspecteur, ébranlé, s’appuya contre une des tables de marbre… avant de sentir le contact glacial du cadavre du bref serviteur de la comtesse de T. Il frémit, s’éloigna d’un geste vif du corps en espérant que son ami n’ait pas noté son mouvement de peur. Mais celui-ci lui tournait le dos et tapotait du bout des doigts le crâne d’un autre des macchabées.

— Sérieusement, Karl, soupira le policier.

— Quoi ?

— T’es vraiment obligé de jouer des percussions ?

— Figure-toi, rétorqua-t-il, qu’il n’y a rien de tel qu’un mort pour t’aider à réfléchir : ça parle pas, ça t’interrompt pas, ça te pose pas de questions et ça se donne pas des airs de vierge effarouchée. Et si t’as besoin qu’il te confirme une idée, t’as juste à lui demander d’opiner en ne bougeant pas. Tu vois, c’est facile, non ?

Le légiste utilisait la carte de la dérision et du détachement, mais Lepois connaissait trop bien son ami pour ignorer que plus celui-ci se montrait irrespectueux, plus il se trouvait en réalité destabilisé. Il sut qu’il ne se trompait pas quand le barbu se retourna, le visage fermé, sourcils froncés. Il se tut encore un instant, fixa l’inspecteur en silence, avant de prononcer, d’une voix grave :

— Henry, tu vas devoir passer la main.

— Tu vas pas recommencer, bon Dieu !

— Si, encore et encore. Je ne connais pas ce gros bonnet qui dirige les réseaux d’esclavagistes, mais ne crois pas que tu vas pouvoir t’en tirer à l’affronter tout seul, comme un brave policier.

— Et pourquoi ?

— Parce que ce type doit au moins avoir une armée sous ses ordres !

— J’ai des amis qui…

— Qui te trahiront au premier coup de feu, tu le sais parfaitement bien. S’ils ne travaillent pas déjà pour cet homme et ce groupe.

— On verra bien, en attendant, je suis assez grand pour décider ce qui est bon ou pas pour moi.

— T’es surtout bon pour te faire berner, mon garçon ! asséna le légiste après une courte pause.

— Quoi ?

— Tu ne t’es pas encore demandé ce que ta chère prostituée faisait dans cette histoire tordue ? C’est elle qui t’a envoyé sur l’enquête d’Olga, elle qui t’a refilé les tuyaux sur Saint-Lazare et sur le Louisiane. Un autre coup du hasard, c’est ça ? Elle t’a fait plonger la tête la première dans ce foutoir, Henry ! Et toi, tu t’es laissé mener par le bout du nez, comme un couillon.

Lepois aurait voulu rétorquer quelque chose, cracher une remarque bien sentie au visage du légiste. Mais l’autre avait visé juste. Les soupçons, les questionnements, qui le tiraillaient depuis le commencement, lui éclatèrent soudain devant les yeux. Ses jambes flageolèrent, son cœur s’accéléra dangereusement. La respiration coupée, il déglutit une boule douloureuse qui le brûla jusque dans ses tripes.

— L’amour, ça fait faire des conneries, hein ? grimaça Balas.

— Mary... bredouilla le policier.

— Ouais, Mary…

Ses certitudes s’envolaient. Celle en qui il avait toute confiance l’aurait… trahi ? Il avança dans la salle, la vision brouillée, s’appuya contre le premier soutien à sa portée, trébucha. Il se rattrapa au dernier moment, la main posée sur le bocal abritant les deux jumeaux aux regards vides.

Si les morts s’y mettaient, eux aussi…

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