Chapitre 15

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Le légiste fixait le policier d’un regard noir. Assis derrière son bureau, il l’avait écouté en silence exposer la raison de sa venue.

— Donc, résuma Balas, tu voudrais examiner les corps hébergés à la morgue pour y trouver, par hasard, celui d’un homme que tu n’as jamais vu et dont tu ne sais même pas s’il est mort, c’est ça ?

— À quelques détails près, oui, c’est bien ça, répliqua Lepois.

À la sortie de chez madame de T., l’inspecteur s’était en effet empressé de rejoindre l’Île de la Cité à la poursuite de son intuition initiale : si Alexandr était canné, il possédait une infime chance de le retrouver dans l’antre du légiste. Avant de quitter la rue de Longchamp, il s’était fait détailler par le gardien de la comtesse la physionomie du disparu et avait dû se résigner, totalement asséché par le nain tailleur, à se séparer de sa montre.

— Et tu ne pouvais pas directement te rendre dans la salle d’exposition avec tous ces imbéciles, plutôt que de venir m’emmerder ? marmonna le médecin.

— Je me suis dit que je pourrais avoir droit à une petite visite privée, à la place.

— Je suppose que tu ne vas pas m’expliquer pourquoi tu veux le retrouver, ton gonze ?

— Non, sourit Lepois.

— Évidemment. J’ai bien envie de te foutre dehors à coups de scalpel dans le fondement, monsieur le policier. Mais t’as piqué ma curiosité, Foutredieu ! Et si ta recherche me permet de vider les réserves, ça m’arrangerait : c’est un flux continu, en ce moment. À croire que la fin de l’année détraque tous les dérangés.

— Bah ! Sans ça, tu te retrouverais sans travail, mon gros.

— Sans ça, je pourrais être chez moi à siroter un brandy, oui !

— Possible. Et tu passerais ton temps à ruminer et à vouloir écraser les visages de tes amis de l’Académie. Sans compter la gueule de bois sévère que tu te traînerais tout au long de la journée. Crois-moi, il vaut mieux que tu charcutes des macchabées plutôt que des vieux croulants encore en partie en vie.

— N’empêche que c’est tentant, ton idée, grinça Balas, les doigts dans sa barbe.

— Je te comprends, vu que j’aimerais faire la même chose avec la moitié de mes collègues.

Le médecin se leva, extirpa sa large carrure d’un fauteuil trop étroit pour lui, tritura ses favoris, songeur.

— Allez, embarque, lâcha-t-il finalement. Je vais te montrer ce qu’on a en réserve.

Lepois poussa un soupir de soulagement : il n’avait pas craint un refus de son ami, mais un interrogatoire en bonne et due forme qui l’aurait obligé à en dévoiler plus qu’il ne le voulait. Car une chose demeurait certaine : moins il parlerait, plus il pourrait avancer facilement. À la vitesse où ses contacts cannaient, il devait se montrer prudent. D’autant plus que le côtoyer s’avérait en ce moment plus dangereux que de se promener dans le Marais, une bourse pleine à la main. Ou tenter de jouer à tire moi la barbichette avec un homme de la Garde.


Il suivit donc Balas jusqu’à la salle des morts où s’alignaient sagement les cadavres en attente d’exposition.

— T’as de la chance, reprit Balas, devant les corps allongés sur les tables de marbre, rafraîchis par un filet d’eau. On a rentré les moutons il y a moins d’une heure, à la fermeture des portes.

Il appuya sur un commutateur et une lueur vive éclaira la pièce. Magie de cette électricité encore si peu répandue, même ici, au cœur de l’empire.

Le légiste ne mentait pas : dix locataires, rien que ça ! Certains semblaient là depuis déjà trop longtemps, tandis que d’autres lui paraissaient bien plus frais. Les premiers, faute d’identification rapide, finiraient dans la fosse commune du cimetière du Montparnasse. Les seconds possédaient quelques jours de répit pour laisser le temps à une épouse, un frère ou une mère de les reconnaître. Le policier se dirigea vers ce dernier groupe : Alexandr venait de disparaître, c’était donc là qu’il avait le plus de chance de le retrouver. S’il était bien mort…

Six cadavres, parfaitement alignés devant lui, semblables aux gisants des rois du passé. Avec un peu plus de chair nue et un peu moins de soieries. Il délaissa une femme à la tête tranchée – bonne cliente pour la fosse, celle-là –, un adolescent aux bras sectionnés et un enfant comme paisiblement assoupi… si ce n’était le trou béant au beau milieu de sa poitrine. Il ne lui restait donc que trois possibilités. Et l’affaire s’avérait compliquée : par-delà la mort, reconnaître un proche pouvait déjà devenir difficile. S’y exercer quand il s’agissait d’un parfait inconnu dont on ne possédait qu’une succincte description s’apparentait à jongler avec des torches les yeux bandés. Risqué, et peu efficace.

Le premier cadavre, un noyé, serait un choix par défaut : l’eau avait commencé son œuvre, gonflé les tissus et fait virer sa peau vers un violacé proche d’un jus de mûres. L’inspecteur se pencha sur les deux dernières victimes. Une plaie par balle, de toute évidence, et une strangulation. Cheveux courts, tempes dégarnies, avait détaillé le gardien de madame de T. Choux blancs, se désola Lepois : aucun des deux ne correspondait à la description.

— Ton noyé, là, il a été repêché où ?

— Dans la Seine, au niveau de la boucle de Boulogne.

— Quand ?

— Ce matin, répliqua Balas. Il était encore plein de flotte. Un gamin l’a récupéré dans ses filets. Autant te dire que ça a fait du barouf, par là-bas.

Ça pouvait coller. En étudiant de plus près l’outre déformée, est-ce qu’il n’avait pas le front haut, celui-ci ?

— Tu as ses affaires ?

— Quoi ? Tu veux piller, un mort, inspecteur ? sourit le légiste. Dans la caisse, sous la table. Fais ton choix, c’est jour de promotion.

Lepois sortit les effets de l’inconnu avec la désagréable sensation de déposséder le malheureux. Les vêtements encore trempés par l’eau boueuse du fleuve, il en examina les poches avec un brin de dégoût. Vides, bien évidemment. Il s’attaqua au manteau, une pièce de bonne facture, conçue pour durer des années. Rien également.

— C’est tout ? se désola le policier après son inspection. Rien d’autre ?

— Si, bien sûr, maintenant que tu me le demandes. Il avait plusieurs lingots et des bons d’emprunt mexicains. Je les ai mis à sécher, sur le toit.

— C’est ça, grogna Lepois, fous-toi de moi, surtout.

— Avec plaisir.

Dépité, l’inspecteur préféra examiner une deuxième fois les effets du noyé plutôt que de rentrer dans une joute verbale avec le légiste. Ses mains rencontrèrent une excroissance, dans la doublure du manteau. D’un geste impatient, il s’empara d’une lame et découpa l’étoffe.

— Eh ! Fais attention ! intervint Balas. Si t’abîmes, tu paies.

— Sers-toi dans ses lingots ! répliqua Lepois, cinglant.

Ses doigts pénétrèrent dans l’orifice, fouillèrent avec avidité et agrippèrent rapidement quelque chose. Fébrile, l’inspecteur retira sa pêche miraculeuse. Il tenait une pochette de cuir huilé. Avec de la chance, c’est sec, là-dedans.

Balas avait changé de physionomie. D’irrité et goguenard, il redevint sérieux, intrigué par la trouvaille.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Lepois le fit taire d’un mouvement vif, dénoua les cordelettes rendues récalcitrantes par l’humidité et déplia ce qui ressemblait à un portefeuille. Dissimulé à l’intérieur, un morceau de papier, en parfait état. L’étui avait rempli son rôle : protéger le courrier des assauts extérieurs. Son cœur cogna dans sa poitrine. Qu’allait-il découvrir ? Une missive de la plus haute importance ? Ou bien… ou bien une bête liste de courses ?

Il écarquilla les yeux à la lecture du message. Des lignes tracées avec soin. Des lignes… de caractère cyrillique, auxquels il ne comprenait rien ! Non, Bon Dieu, non ! Pas cette foutue blague ! Il glissa sur des lettres inconnues, des mots imprononçables. Tout en bas du texte, une lettre. Une seule et unique lettre : « O ». Il ne pouvait s’agir que d’Olga. Il tenait entre ses mains un courrier, écrit par la petite ! Et son macchabée pouvait bien être Alexandr ! La comtesse devrait attendre longtemps avant de savourer son bortsch.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Balas, à la vue de la mine déconfite du policier. On vient de t’annoncer que tu es père, c’est ça ?

— Du Russe, bordel de merde ! se contenta de jurer Lepois. Du putain de Russe !

Le légiste marqua une courte pause avant de reprendre aussitôt, visiblement intéressé :

— Tiens donc ? Original, ça. Comme ta Sainte-nitouche de prostituée de la dernière fois ?

— Oui, rétorqua Lepois, glacial.

— Alors comme ça, tu t’es mis à la Vodka et au caviar ?

— Non. Plutôt au bortsch et aux matriochkas.

— Hein ?

— Laisse. Trop long à t’expliquer. En attendant, je suis coincé. J’ai jamais été doué en langue étrangère… alors, en Russe…

Balas tendit la main, le visage grave.

— Allez, file-moi ça, que je jette un œil. Ma première femme était Russe, et vu le nombre de lettres d’insultes qu’elle m’a envoyées, je peux lire du Tolstoï dans le texte, maintenant.


Le légiste parcourut la missive en silence, concentré. Il fronça les sourcils à plusieurs reprises, ses traits se durcirent comme s’il éprouvait des difficultés à déchiffrer les caractères. Ce vantard se serait-il trop avancé sur sa carrière de traducteur ? Lepois patientait au prix d’un grand effort, à deux doigts d’arracher le morceau de papier des mains de son ami et de filer vers la cathédrale Nevski alpaguer le premier slave venu. Il trépignait, le souffle court mais se retenait d’interrompre Balas.

Son examen terminé, celui-ci posa un regard vide sur l’inspecteur.

— Tu peines, lui lança Lepois ?

— Hein ? Quoi ? Non… Enfin, si, peut-être…

Karl étudia à nouveau les quelques lignes pendant plusieurs minutes, plissa les yeux, comme s’il cherchait à déchiffrer des hiéroglyphes, puis reprit, d’une voix dépitée :

— Bon, pour tout t’avouer, je crois que mon russe est un peu rouillé, je suis désolé.

— C’est ton ex-femme qui va se sentir mal aimée, une fois de plus. Dis-moi au moins ce que tu as pu comprendre.

— Franchement, il n’y a rien d’intéressant, tu sais…

Lepois n’en pouvait plus, au bord de l’explosion.

— Karl… si tu ne l’ouvres pas tout de suite, je te fais bouffer ton formol. Et même celui des jumeaux.

Le médecin baissa la tête, étudia les carreaux de faïence un long moment avant de reporter son attention sur l’inspecteur, le regard dur et les traits marqués par une irritation non feinte.

— Ça suffit tes menaces, Henry ! Je commence à en avoir assez. Tu te pointes à chaque fois comme un cheveu sur la soupe, à la morgue, chez moi, tu me balances tes emmerdes, et tu te tires aussitôt, en me laissant comme un imbécile avec mes questions.

Balas s’avança vers le policier, poings serrés, prêt à en découdre s’il le devait.

— Maintenant, c’est à toi de te coucher si tu veux en avoir plus, inspecteur de mes deux. Le brave légiste en a marre de servir de pion dans ton bordel. Arrête de te foutre de ma gueule, ou tu vas te faire étaler, Henry !

Lepois se redressa, se campa sur ses appuis, par précaution. Il adressa un sourire rassurant à son camarade, dans l’espoir de faire retomber cette pression montée bien trop vite.

— Tout doux, la brute, ironisa-t-il. Je te préfère quand tu bougonnes ou quand tu bois ton brandy, pas quand t’essayes de...

L’immense paluche du légiste s’écrasa sur la moitié du visage du pauvre policier. Sonné, il chancela, emporté par la force du coup reçu et se retint de justesse sur une table de dissection, la main posée à l’endroit où aurait dû se trouver la tête de la décapitée.

— Bon Dieu ! Karl ! Ça va pas ? gémit-il.

Mais l’autre revenait déjà à la charge, prêt à asséner la seconde couche.

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