Chapitre 14

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Le majordome autorisa l’inspecteur à entrer, non sans lui avoir jeté un regard empli de mépris, comme seule cette espèce savait produire. Il désigna le vestibule, vide de toute chaise ou fauteuil.

— Attendez ici, monsieur, je vous prie, grinça-t-il. Je vais faire prévenir madame de votre… visite.

Lepois, pour le moment encore docile, obéit sans renâcler. Depuis son arrivée dans l’immeuble de la rue de Longchamp, il avait glané des informations indispensables sur le milieu social de cette femme. Un titre ne valait pas toujours grand chose, il l’avait appris depuis longtemps, tout comme les fanfreluches aux murs, dorures et autres moulures. Mais le nombre de strates de serviteurs indiquait à coup sûr le niveau réel de la propriétaire. Et en la matière, cette comtesse devait se situer quelque part non loin de l’Olympe : portier, gardien, valet, majordome, l’armée se trouvait au complet. Et désormais, cette interminable attente, point culminant de la comédie des loufiats.

Un ultime larbin, enfin, ouvrit la double porte jusque-là fermée. Et un de plus ! Abrupt, d’une raideur militaire, il s’adressa au policier d’un ton revêche aux parfums Prusse profonde :

— Madame la comtesse va vous recevoir… monsieur.

Juste la dose nécessaire de dénigrement dans cette courte pause. Au moins, on acceptait de le voir… Le Germain, sans aucun respect des convenances, signe du niveau peu élevé à ses yeux de la condition de l’inspecteur, passa le premier, à deux doigts de lui refermer l’huis au nez. Damné teuton ! se retint-il de vociférer. L’autre l’avait fait exprès, c’était évident.


— Hans, voici donc cet importun policier ? l’accueilli une voix féminine, sèche et gagnée par la lassitude.

— C’est lui, madame, répondit le dénommé Hans, comme s’il ne parlait que d’un objet sans importance.

La femme, assise dans un capiteux fauteuil face à un âtre rougeoyant, remua et fit onduler les plis épais de sa robe de taffetas broché. Blonde, elle devait avoir à peu près son âge. Belle, sans aucun doute, elle arborait une lippe boudeuse censée mimer une gamine trop vite devenue adulte. Lepois reconnut aussitôt l’inconnue de la cérémonie de Mallet, celle qui avait fait taire les médisants d’une simple remarque. Bon sang ! Ce que ce monde est trop petit !

— Et que nous vaut sa visite ? reprit-elle, ignorant toujours le policier. Aurions-nous des choses à nous repprocher, mon cher Hans ?

— Par je sache, madame. Il faut croire que si cet homme est venu jusqu’ici, c’est qu’il doit avoir ses raisons.

— Probablement, mon ami, probablement. Il faudra que je le demande à ce cher Baroche.

La perfide ! En un mot, elle avait sapé tout l’effet de Lepois. Le ministre de la police, une fois de plus, dans ses pattes. Avec sa chance, elle devait être un de ses proches. Toujours autant de veine ! À force, Baroche allait finir par entendre parler de lui. Et là, les vrais ennuis commenceraient. À moins qu’ils ne deviennent amis pour la vie, inséparables compères de la maréchaussée ?

Prochaine étape à tout ce foutoir, songea l’inspecteur avec dépit, froisser un intime de l’Héritier, Louis Napoléon Bonaparte. Ou non, pourquoi vouloir gagner petit ? Autant irriter un proche de l’Empereur, tant qu’il y était ! Avec tout ça, son nom deviendrait connu dans toutes les hautes sphères du pouvoir. Il ne lui resterait alors plus qu’à se faire tricoter des chaussettes rapidement, avant de se voir expédié dans les steppes russes.

— Madame, osa-t-il, tant pour cesser ce dialogue humiliant dont il se trouvait exclu que pour tenter de reprendre la main, je suis à la recherche d’une personne à votre service, et…

— Le voilà qui parle ! s’exclama la comtesse. Hans, avez-vous vu cela ?

— J’ai vu, madame, j’ai vu.

— Sans demander la parole ni s’assurer que nous avions fini notre conversation !

— Intolérable, madame.

— Sachez, inspecteur, le toisa la comtesse, qu’il est fort malvenu de pénétrer ainsi dans mon intimité et m’annoncer être en recherche d’un membre de ma maisonnée.

Elle balaya l’air devant elle d’un revers de la main, comme pour chasser les paroles de l’impertinent.

— Je réponds de toute façon de chacun de mes gens, poursuivit-elle, et vous assure qu’aucun ne saurait commettre quelque impair que ce soit.

L’inspecteur commençait à bouillir. On lui avait déjà servi ce type de discours, chez les Mallet, et ça allait cinq minutes, ces histoires ! Passe encore de se faire recevoir comme un chien dans un jeu de quilles, de poireauter pendant des plombes dans un cagibi et de l’ignorer à l’instar d’un pot de fleurs oublié dans un coin. Mais se foutre ouvertement de sa tête, ça avait tendance à vite le faire bouillir. Comtesse ou pas. Proche de Baroche, de Napoléon ou du Pape, il s’en cognait, finalement. D’autant qu’il avait lâché toutes ses économies dans cet épisode, et que deux braves hommes venaient de mourir pour lui permettre d’arriver jusqu’ici.

Lepois s’avança d’un pas, menaçant, une main sur sa cuisse, toute proche de son arme.

— Sachez, comtesse, gronda-t-il, que je suis seul à même de juger de cela.

Le Germain, vif, se plaça en protection entre l’inspecteur et sa maîtresse. Image en miroir du policier, il effleurait de l’extrémité de ses doigts les boutons de sa veste. Toi aussi, t’es équipé, mon brave Prussien ? Je m’en doutais un peu, pour tout te dire. Un duel, dans de si beaux appartements, ça va être une première, pour moi...

Les deux hommes s’affrontèrent du regard, chacun à l’affût d’un mouvement de son adversaire pour agir. Après un court instant de silence, Madame de T. se leva d’un bond, furieuse et se précipita entre les deux opposants. Courage ou folie ? Impossible à déterminer, tant elle tempêtait.

— Ça suffit, vous ne m’amusez plus ! Si vous voulez vous trouer la peau, fixez un rendez-vous dans les douves de Vincennes, mais n’allez pas tacher mes tapis ! Où vous croyez-vous ? Dans un quartier mal famé où on règle ses comptes à coup de pistolet ? Hans, reculez-vous dans l’instant ! Et vous, inspecteur, cessez de jouer le rôle du mauvais policier, je vous prie, ou vous le regretterez !

Rouge de colère et d’indignation, elle tançait tour à tour les deux coqs. Ceux-ci, fauchés en plein élan, revivaient de douloureuses heures passées sur les bancs de l’école à se faire sermonner par une sœur acariâtre ou un professeur virulent.

— Hans, vous êtes si prompt à réagir que c’en est à mourir ! Et vous, inspecteur, qu’avez-vous donc à jouer le matamore, alors que vous n’avez rien à faire par ici ?

Touché. Lepois rengaina aussitôt son orgueil de mâle. Cette femme devait posséder des pouvoirs quasi divins et parviendrait à coup sûr à briser une charge de cavalerie d’un simple haussement de sourcils.

Vaincus, les deux adversaires reprirent des postures plus convenables et la comtesse se radoucit enfin, un sourire de satisfaction sur le visage, capable d’achever de charmer les plus chafouins.

— Si vous nous exposiez maintenant la raison de votre visite, inspecteur ? Rappelez-moi votre nom, je vous prie ?

Elle l’avait parfaitement noté mais soulignait ainsi, si besoin était, que son identité était connue et que chacune de ses paroles ou de ses actions pouvait être répétée.

— Lepois, votre grâce. Inspecteur Henry Lepois.

— Oui, voilà, c’est ça ! s’enthousiasma-t-elle, parfaite imitation de l’ingénue frivole. Or donc, votre venue, inspecteur Lepois ?

— Je souhaitais m’entretenir avec vous au sujet de l’un de vos valets, un certain Alexandr.

Hans laissa échapper un rictus mauvais, tandis que la comtesse se crispait.

— Alexandr, dites-vous ? Et que lui voulez-vous, à ce brave homme ?

Le policier s’était préparé à cette question. Incapable de trancher, il avait, par lâcheté, décidé de choisir sa version le moment venu. Et alors que ce fichu moment se tenait devant lui, provocateur, il n’avait toujours aucune idée de ce qu’il pouvait répondre. Impossible de parler du meurtre de Mallet, du réseau, d’Olga, de l’accident, de Piotr. En somme, autant ne pas évoquer quoi que ce soit en relation avec son affaire…

— Il est… soupçonné de trafic de tabac, dans mon secteur, lança-t-il, désespéré.

Maintenant que son choix était fait, il ne restait plus à Lepois qu’à enfiler les perles de ses idées une à une pour obtenir une parure convenable.

— Une contrebande, poursuivit-il, de part et d’autre du mur. Pour alimenter la capitale des produits de haute qualité du Quartier Protégé. Des mois d’enquête. Il n’est qu’un contact, en toute apparence, tout juste impliqué. Mais son témoignage revêt toutefois un intérêt particulier. Aussi, si je pouvais lui poser quelques questions…

Voilà. Il avait mouillé le Russe, au risque de compromettre sa place auprès de la comtesse. Mais il s’en carrait totalement. Il devait parler à cet Alexandr, tant pis pour lui s’il devait pour cela se faire ramener par Hans à coups de botte jusqu’à Moscou.

— Et vous pensez sincèrement que je vais vous croire, inspecteur ? trancha-t-elle, laissant Lepois sur le flanc. Venir jusqu’ici pour une banale histoire de contrebande ? Alors que l’empire tout entier croule sous les trafics et manigances de ce genre ? Voyons…

Le policier en resta coi. Non par la finesse de son interlocutrice, qu’il devinait bien plus sagace qu’elle ne voulait le laisser penser, mais par la teneur de ses propos, si ouvertement critiques à l’égard de la gangrène qui avait envahi l’empire. Et tout spécifiquement devant un représentant des forces de l’ordre… Enfin, pour ce qu’il valait réellement à ses yeux… La richesse et le pouvoir permettaient bien des écarts, se rappela Lepois, amer.


La comtesse se tenait, bras croisés, Hans à ses côtés. Elle scrutait le policier d’un air ironique, semblait lui reprocher en silence sa maladresse.

— Quoi qu’il en soit, Alexandr n’est plus là, rétorqua-t-elle d’un ton irrité.

— Comment ça, plus là ?

— Qu’en sais-je ? Il avait journée de relâche, hier, mais n’est pas revenu. J’en rage encore ! Je recevais ce midi la princesse Dolgoroukov, et Alexandr n’avait pas son pareil pour préparer le bortsch. Au lieu de cela, mon cuisinier a dû servir à la hâte un velouté de tomates ! Un velouté ! J’en aurais défailli. Moi qui avais vanté les mérites de ma table à la princesse, je suis passée pour une imbécile. Et devant elle, de surcroît, ajouta-t-elle, d’une voix sourde.

Visiblement, ces deux femmes devaient peu s’apprécier, ou à tout le moins se vouer une antipathie tout juste respectueuse, songea Lepois. Sous ses yeux, madame de T. s’agita à nouveau. Il devait à tout pris parvenir à circonvenir l’incendie, tant qu’il le pouvait encore.

— Est-il coutumier du fait ? glissa-t-il du ton le plus neutre possible.

— Coutumier ? Certainement pas, je ne l’aurais pas toléré ! Je l’ai recruté sur les conseils d’une amie. Pas cette princesse, ne vous y trompez pas, une vraie amie, en qui j’ai toute confiance. Je manquais cruellement de personnel, et je l’ai engagé dans l’urgence sans demander l’aval de mon époux, le comte était absent pour affaires dans ses usines en Prusse. Cet homme était à mon service depuis un mois environ, et avait, jusqu’à hier, fait preuve de fidélité et de professionnalisme absolus. D’ailleurs, j’étais si contente de moi, voyez-vous : monsieur le comte, de retour il y a quelques jours, s’est montré enchanté par les qualités de cet homme, c’est vous dire…

Un tison triturait les flancs de l’inspecteur. Olga. L’embuscade. Piotr. Et maintenant cet Alexandr qui ne donnait plus signe de vie. Quelqu’un nettoyait avec application les alentours. Et il était persuadé que la comtesse ne retrouverait plus son expert en bortsch.

— Qui vous a recommandé cet homme ? tenta-t-il, sans grand espoir.

— Inspecteur, vous allez trop loin ! Je n’impliquerai pas mon amie dans cette affaire. Elle va se sentir déjà si coupable du désagrément que j’ai subi. Il y a, monsieur, des extrémités auxquelles je ne céderai jamais, dussé-je y laisser vie et réputation.

— Je comprends, murmura-t-il, se reculant aussitôt, sous le regard goguenard du valet. Ça n’a pas d’importance, de toute façon, vous avez raison.

Il n’en pensait rien, évidemment, mais savait reconnaître, parfois, une impasse quand il s’y précipitait.

Le Prussien profita de cet échange pour s’avancer, martial. Imperceptiblement, madame de T. s’effaça, se replaça derrière son serviteur. Étrange duo que formaient ces deux-là.

— Je crois que Madame vous a dit tout ce qu’elle pouvait… inspecteur.

Encore cette pause ! S’il n’avait pas craint les foudres de la comtesse, Lepois aurait fait ravaler toute sa suffisance à ce misérable. Mais il s’inclina malgré tout : inutile de tenter un nouvel assaut, il risquait de se faire laminer. Par son hôtesse, bien entendu.

— Comtesse, je vous remercie infiniment. Votre accueil fut un honneur, et vos informations des plus précieuses.

Lèche-bottes ! Trouillard ! se sermonna-t-il.

L’aristocrate lui donna congé d’un signe de tête et, escorté par le loufiat, il reprit le chemin du vestibule. Avant qu’il ne disparaisse, elle toussota et ajouta, d’un ton amusé :

— Et à l’avenir, inspecteur, je pourrai vous recommander un ou deux tailleurs de ma connaissance. Le vôtre s’est moqué de vous.

La flèche du Parthe toucha en plein cœur. Il crut entendre, suprême supplice, le Germain rire sous cape. Lepois s’arrêta, ses épaules s’affaissèrent. Il ne put répondre qu’un marmonné « merci » avant de quitter l’appartement. Ultime humiliation de la journée.

Il allait faire payer à Balas ses contacts moisis.

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