Chapitre 8

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Pour la seconde fois, il se trouvait face à la grille de la demeure du gouverneur. Le gardien l’étudiait, impression de déjà-vu, un molosse bavant et grognant au bout d’une laisse. Ça, c’était nouveau.

— Et vous me dites que vous êtes inspecteur, c’est ça ?

— C’est ce qui est écrit sur le papier que je vous présente, oui.

Lepois perdait patience : il parlementait sans aucun succès depuis trop longtemps avec ce cerbère. Déjà que ça ne l’enchantait pas vraiment de revenir dans le Quartier Protégé : il venait tout juste de s’éviter une avoinée pour sa dernière escapade, et savait bien que Marchand ne le couvrirait pas deux fois de suite.

— Et vous voulez voir Madame ?

— Vous avez bien compris, félicitations.

L’homme se rembrunit. Il se gratta l’épaisse barbe noire qui mangeait une partie de son visage. Peut-être que Lepois n’aurait pas dû lancer cette pique facile, mais il se retenait depuis un bon moment de lui gueuler dessus, de toute façon.

— Et pour quelle raison ?

— À votre avis ? Tapage nocturne ?

— Vous vous moquez, inspecteur !

— Non, j’essaye au contraire de vous prendre au sérieux, mais c’est pas facile.

— Mais vous êtes déjà venu, le soir de la cérémonie. Et vous n’avez pas dit que vous étiez un co… un policier.

— Vous m’épatez, cher ami, quelle mémoire ! Écoutez, je ne voudrais pas me montrer désobligeant, mais soit vous me laissez passer, soit je vais chercher ma brigade et on investit la maison.

Désespéré quitte ou double de la dernière chance. Le gardien, de l’autre côté de la grille, réfléchit un instant. Puis une ombre de malice remplaça le doute sur son visage.

— Votre brigade, vous dites ? Vous savez où vous êtes, inspecteur ? Dans le Quartier Protégé, et ici, il n’y a pas de brigade qui tienne. C’est la milice qui fait la loi, dans le coin, pas vous.

Raté ! Il ne lui restait plus que la bonne vieille méthode. Cette enquête finirait par lui manger toute son épargne, à force. Il tendit un billet de cent francs, qu’il glissa entre deux barreaux. Le gardien fixa le pot-de-vin, avança la main puis, sans prévenir, lâcha la laisse de son chien. Celui-ci bondit sur la grille, la gueule béante. Le policier eut juste le temps de se reculer, au moment où les crocs du cabot se refermaient sur les morceaux de papier, les déchirant d’un coup sec.

— Non mais ça va pas ! gémit Lepois, le cœur battant la chamade.

Un grésillement, depuis le poste du vigile.

— Léonce, que se passe-t-il ? questionna une voix déformée.

— Un policier, Madame, se dépêcha de répondre ledit Léonce dans un cornet de cuivre. Il veut vous rencontrer.

— Un policier ? Mais faites-le rentrer, voyons ! Pourquoi tergiverser ainsi ?

— J’ai pensé que…

— Léonce…

— Bien, Madame.

Une poignée de secondes plus tard, le portail s’ouvrait, juste assez pour laisser passer l’inspecteur. Le regard mauvais du chien de garde se mêlait à celui, non moins sombre, de son maître. Dommage, je l’aimais pourtant bien, celui-là.


— Inspecteur… Lepois, dites-vous ? interrogea la veuve Mallet. N’étiez-vous pas à l’enterrement de mon cher époux ?

— Parfaitement, madame, répondit le policier, le cœur battant.

Toujours vêtue de deuil, la femme avait repris un peu de couleurs et, sans son voile noir, ses yeux ambrés semblaient deviner les pensées de l’inspecteur. Plus belle et plus impressionnante encore que dans ses souvenirs, elle l’avait accueilli dans le salon réservé aux invités, là où s’était déroulée la cérémonie funèbre. Assise dans un large fauteuil, glaciale, elle ne s’était pas levée à son entrée et ne l’avait même pas convié à prendre place.

Mal à l’aise, Lepois restait planté devant elle, comme un serf face à un grand seigneur du siècle passé.

— Et pourquoi donc revenir ? cingla-t-elle, après une courte pause.

— Pardonnez ce subterfuge, répliqua le policier, de plus en plus déstabilisé, mais je mène une enquête, madame.

— Une enquête ? Quelle enquête ? Aurait-elle un lien avec la mort de mon mari ?

Sa voix faiblit à peine. Elle ficha son regard sur Lepois, les yeux plissés. Elle ne flancherait pas, surtout pas devant un inconnu, songea-t-il.

— À moins que vous ne soyez là au sujet des accusations à son encontre ? reprit-elle aussitôt, cassante.

Elle semblait prête à fondre sur l’inspecteur, froide et combative. Preuve d’une grande force, elle pouvait encore mordre.

— Non, madame, répondit Lepois avec précaution. Il s’agit du meurtre d’une… d’une femme.

— D’une femme ? s’exclama-t-elle. Voudriez-vous, après avoir bafoué la mémoire de mon mari en vous invitant à une cérémonie privée et vous faire passer pour un de ses amis, le rendre à présent responsable d’une tuerie ?

La remarque de son épouse résonna dans l’esprit de Lepois. Mallet aurait-il pu assassiner Olga ? L’idée l’avait effleuré, bien sûr : à ce stade de son enquête, presque tous les témoins pouvaient avoir été à l’origine du meurtre. Alors, lui ou un autre…

— Et de quelle femme parlez-vous ? cingla la veuve.

Le ton de la voix attira dans le salon le valet qui avait accueille Lepois. Le policier nota à peine cette nouvelle présence, prisonnier de la colère sourde de son interlocutrice. Il devait se lancer, de toute façon, avant de se trouver emporté au loin.

— Une femme… de la rue Quincampoix…

Inutile de rentrer dans les détails : tout Paris connaissait ce quartier, l’un des nombreux de la capitale à offrir des services particuliers. Même si celui-ci était réputé pour sa misère et le peu de qualité de ses gagneuses.

La veuve blêmit, se renfonça dans son fauteuil. Lepois avait visé juste. Elle avait très bien compris ce qu’il sous-entendait et resta un long moment, silencieuse, à fixer le parquet. Ses traits s’affaissèrent, elle parut prendre dix ans en un battement de cils. L’inspecteur l’observait, à trois pas d’elle, le vigilant serviteur dans son dos. Il aurait une fois de plus souhaité s’approcher d’elle, enlacer ses mains, lui glisser des paroles de réconfort. Quel pouvoir cette femme possédait-elle ? Il se sermonna de ses pensées. Ce n’était pas son rôle, à lui. Pas avec elle. Pas ici.

— Racontez-moi, inspecteur, murmura-t-elle finalement. Quitte à me tourmenter, autant continuer d’enfoncer votre lame dans mon cœur.

— Madame, je…

— Racontez-moi, reprit-elle un ton plus haut. Racontez-moi tout, ou je vous promets que vous regretterez d’être venu jusqu’ici.

Derrière le policier, le loufiat avait bougé. Un cliquetis métallique capta son attention. S’était-il emparé d’une arme ? Oserait-il s’attaquer un à représentant des forces de l’ordre ? Mais ils se trouvaient dans le Quartier Protégé, et ici, avec pouvoir et argent, tout devenait possible.

— Inutile d’user de la menace, je vous en prie, je vais tout vous expliquer.

Juste ce que je veux, ajouta-t-il à part lui.

Lassé de son inconfortable position, Lepois s’avança d’un pas et prit place dans un fauteuil, face à la veuve. Un grognement, dans son dos. Le même son métallique. Il est bien armé, ce sagouin. Lepois, négligemment, croisa les jambes, approchant ses doigts de la cheville où il avait dissimulé son pistolet à un coup. On n’était jamais trop prudent.

Madame Mallet fronça les sourcils devant l’attitude inconvenante du policier. Elle leva la main, prête à ordonner à son valet d’intervenir, avant de se raviser, d’une voix sèche :

— Armand, laissez-nous, je vous prie.

— Bien, Madame. Si Madame a besoin de moi…

— Je sais, Armand, vous êtes juste à côté.

Habile moyen de signifier que le serviteur pouvait agir en une fraction de seconde, en cas de nécessité. D’ailleurs, à la réflexion, il se doutait qu’une petite armée devait se trouver autour d’eux, de l’autre côté des portes. Ils n’avaient pas réussi à protéger leur maître, ils n’allaient pas laisser filer sa veuve, sous peine de rapidement dormir sous les ponts.

— Inspecteur, je vous écoute.

Madame Mallet avait retrouvé toute sa superbe, drapée dans une dignité accentuée par son deuil. Lepois avait usé de ce bref échange pour organiser ses pensées. Il n’était pas encore sûr de son angle d’attaque et avait décidé d’opter pour une tactique chère à ses yeux : l’improvisation pure et simple. Première étape : frapper fort, pour tenter de désarçonner son adversaire.

— Votre mari, madame, fréquentait une prostituée.

Il obtint l’effet escompté. La veuve se figea, les mains crispées sur les accoudoirs de son fauteuil. Une veine palpitait à son cou et son expression se durcit au point de se muer en un masque de pierre.

— Croyez-vous que j’ignore cela, monsieur le policier ? crissa-t-elle. Je n’ai pas besoin de vous pour m’apprendre ce genre d’information. Les ragots et jacasseries de salon s’en chargent parfaitement bien, je vous l’assure. Mais, dites-moi, cette prostituée serait-elle cette femme assassinée sur laquelle vous enquêtez ?

Ce fut au tour de Lepois de se sentir déstabilisé. Il s’était préparé à des cris, des larmes, des protestations. Certainement pas à cette analyse froide et presque insensible.

— C’est elle, oui, répondit-il d’un ton qu’il eut du mal à garder neutre. Comment savez-vous ?

— Je ne sais rien. Mais je réfléchis, voyez-vous. Vous venez chez moi avec vos souliers crottés, m’annoncer que vous enquêtez sur un meurtre dans la rue Quincampoix et me faites la révélation, bien réchauffée, des fréquentations tarifées de mon défunt époux. Comment ne pas faire le lien ? Êtes-vous tous aussi futés, dans votre congrégation ?

Lepois encaissa sans broncher. Il l’avait mérité, berné par son désir de voir devant lui une veuve fragile et éplorée. Plus de larmes ni de sanglots. Cette femme lui faisait… lui faisait-elle peur ?

— Suspectez-vous mon mari, inspecteur Lepois ? lança-t-elle, tranchante.

— Je ne peux me prononcer encore. C’est la raison pour laquelle…

— Il était avec moi.

Évidemment. Il s’était attendu à ce genre de réponse...

— Je ne vous ai même pas révélé quand elle a été assassinée.

— C’est bien pour cela que je vous dis qu’il était avec moi. Et toute la maisonnée pourra le confirmer, ajouta-t-elle, imperturbable.

Lepois excellait dans l’art de l’équilibrisme au-dessus des volcans. Du moins s’en persuadait-il. Mais sur ce coup-là, il se voyait bien finir en une gerbe d’étincelle au milieu de la lave.

— Vous faites de toute façon fausse route, inspecteur. Mon mari était certes connu pour ses fréquentations douteuses. Il lui en a d’ailleurs coûté. Issu du peuple, ainsi qu’il aimait à se le répéter, il n’a eu de cesse de le côtoyer, même parvenu aux plus hautes fonctions : petits commerçants, artisans sans le sou ou mendiants profitaient de sa bonté. De là à fréquenter des prostituées, voyez-vous, il n’y avait qu’un pas.

— Prenez garde, intervint aussitôt Lepois, trop content de s’engouffrer dans cette brèche. Avec de tels propos, d’aucuns pourraient vous croire en mauvais termes avec votre défunt époux.

— Mauvais termes ? s’exclama-t-elle. Et pour quelle raison ? Parce qu’il fricotait avec des traînées ? Parce qu’il dilapidait notre argent pour je ne sais quelle œuvre ? Ou parce que, par faiblesse, il a frayé avec la pègre, y perdant sa situation et m’entraînant dans sa chute ?

Nulle feinte, dans cette nouvelle colère. Oublié, le deuil attristé. Une profonde rancœur s’exprimait dans ces propos. Et le doute, une fois de plus, s’insinua dans l’esprit de Lepois : cette femme aurait-elle pu assassiner son mari, vaincue par l’humiliation ? Quel intérêt y aurait-elle trouvé ? Argent ? Vengeance ? Jalousie ? Aurait-elle même pu commanditer le meurtre d’Olga ? Tout ça devenait tordu, beaucoup trop tordu. Une heure plus tôt, il aurait souri à la moindre de ces possibilités.

— Vous venez de comprendre, c’est ça, inspecteur ? Vous êtes enfin arrivé là où je voulais vous amener ? N’aurais-je pas pu tuer mon époux ? Avec la complicité de mes domestiques, pourquoi pas. Voire même ordonner l’élimination de cette prostituée ?

La violence montante des paroles, le rictus ironique ponctuant chaque phrase plongeaient Lepois dans un état de trouble de plus en plus profond. Il remua dans son fauteuil, croisa les bras, pour les décroiser aussitôt, incapable de trouver une position appropriée. La veuve semblait savourer son triomphe, après avoir écrasé le petit policier de sa suffisance et, il ne pouvait le nier, de son intelligence.

Elle se pencha vers lui, réduisant la distance entre eux. De proie, elle était devenue, en quelques mots, prédatrice jouant avec sa victime.

— Eh bien, inspecteur, vous restez muet ? Je vous ai pourtant présenté sur un plateau d’argent tous les éléments qui pourraient m’accuser. Croyez-vous donc que j’aurais pu tuer et mutiler cette Olga ?

Un frisson glacé traversa Lepois. La chair de son cou se hérissa de milliers de pointes acérées. Il se força à garder son calme, lutta contre l’envie de laisser éclater son inespérée victoire.

— Madame, je ne vous ai jamais donné le nom de cette prostituée. Et encore moins détaillé comment elle était morte, lâcha-t-il d’un ton froid et sec.

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