Chapitre 6

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Le gouverneur Mallet habitait rue de Longchamp. En plein Quartier Protégé. Et ça, c’était un problème : même un cogne n’avait que peu de chances de pouvoir pénétrer dans ce cénacle réservé aux riches et aux puissants. Une milice privée sécurisait le secteur, à la fois force de police et militaire. Et la guerre ouverte entre ces mercenaires et les argousins de la capitale durait depuis des décennies. Pour preuve, Lepois venait de se faire refouler, en trois passages différents, comme un lépreux à une sauterie de l’impératrice.

Il se résolut donc à franchir les murailles par des moyens moins légaux, et par là même, plus douloureux pour son maigre pécule. Incroyable comme le destin, même lorsqu’il voulait faire preuve d’honnêteté, le forçait à user de voies détournées.

Quotidiennement, une nuée de livreurs apportait boissons, mets de qualités, matières premières et fournitures diverses aux habitants privilégiés de cette partie de la capitale. Chaque ville accueillait en ses murs un Quartier Protégé, mais celui de Paris, bien sûr, écrasait de loin tous les autres par sa taille et son opulence. Toute la zone contenue entre la Seine, l’Avenue des Champs-Élysées et le bois de Boulogne se trouvait ceinturée d’une haute muraille, défendue par des portes sévèrement gardées. En bord de Seine trônait le palais de Chaillot, résidence de l’empereur, où la cour, les riches industriels et les diplomates du monde entier se pressaient aux pieds – au chevet, diraient les langues trop pendues – de l’homme le plus puissant du globe.

Les miliciens inspectaient tout chargement avec attention. Ils ordonnaient d’ouvrir les ballots, percer les barriques, dérouler les étoffes à la recherche de marchandises de contrebande. L’octroi, en comparaison, donnait l’impression d’une congrégation d’amateurs.

Application de façade : quelques francs, un billet, une bouteille ou un morceau de tissu de valeur permettaient de détourner leurs regards.

Maluchard, trafiquant de ses connaissances habitué à franchir ces portes chaque jour, glissa une petite bourse dans la main du garde. Les yeux baissés et le chapeau enfoncé sur le crâne, il attendit que l’autre s’emparât de son cadeau.

— Vous allez où ? grogna le vigile du haut de sa bedaine proéminente.

— Rue de Lübeck, répliqua le marsouin. Livraison de vin de Loire pour l’estaminet de l’Aigle impérial.

— Du vin ? Qu’est-ce qui me dit que c’est du vin, là-dedans ?

Mais c’est qu’il était gourmand, le planton !

— Z’avez qu’à vérifier, y a deux bouteilles, à l’arrière.

Maluchard, habitué à jouer à ce petit jeu, en connaissait les règles par cœur.

— Et c’est qui, celui-là ? questionna à nouveau le milicien.

Gourmand et brise-menu, au passage.

— Un nouvel apprenti.

— Un peu vieux, pour un apprenti…

— Pas tant que ça, rétorqua le contrebandier dans un sourire. Mais il a beaucoup souffert dans son enfance, ça l’a marqué.

— Il s’est battu ?

— Bah ! Des vauriens qu’ont essayé de nous voler notre tonneau, dans le Marais.

Pas crédible pour un sou : l’hématome de Lepois n’avait rien de frais, mais les apparences étaient sauves, et si un officier observait leur échange, il ne trouverait rien à redire et, surtout, ne fourrerait pas son nez dans leurs affaires. Autant rester entre gens de bonne compagnie et ne pas attirer l’attention sur leur arrangement.

L’attelage se remit en route, passa entre les portes et s’enfonça dans le Quartier Protégé. Mary aurait aimé pouvoir venir ici, songea Lepois. Mary… Le cœur du policier se serra, sa respiration s’interrompit un instant.

— Ça va pas, Henry ? s’inquiéta son camarade. M’dis pas que t’as la trouille, hein ?

— Non, allez, file donc, on a assez perdu de temps, grommela-t-il, tentant en vain de chasser le souvenir de la rousse.

La demeure de l’ancien gouverneur ne déparait pas dans la rue fastueuse située à un jet de pierre du Palais. Haute de deux étages, la maison se fondait dans un parc arboré d’arbres majestueux. Aucun véhicule de cogne garé sur le trottoir, pas de journaliste furetant entre deux poubelles. Le suicide du déchu n’intéressait déjà plus.

Lepois traversa la chaussée aux pavés si propres et si bien ajustés qu’on aurait pu les croire posés là le matin même. Il actionna la cloche de la grille d’entrée, rompant le silence alentour. Un gardien, portant un brassard de crêpe noir, s’approcha, la mine triste.

— Vous venez pour l’enterrement ? interrogea-t-il, étudiant d’un air soupçonneux l’inconnu.

Le policier sauta sur l’occasion, bien trop belle.

— Oui… l’enterrement. Je… j’espère ne pas être en retard ?

— Vous l’êtes. Monsieur a été inhumé il y a une heure de cela.

— Quel malheur ! gémit l’inspecteur. J’ai été retenu aux portes du quartier, et…

— Vous n’aviez pas de laissez-passer spécial pour la cérémonie ?

L’inquisition du gardien menaçait dangereusement le mensonge de Lepois. Mais il avait choisi cette voie, il ne pouvait plus faire demi-tour. Il désigna son coquard, une moue résignée sur le visage.

— Figurez-vous que je me suis fait agresser sur le chemin. Des bandits ont arrêté mon fiacre, m’ont forcé à en descendre et m’ont tout dérobé. J’ai même dû finir à pied, rendez-vous compte !

— Scandaleux ! ponctua l’autre. Pas plus tard qu’avant-hier, on m’a volé mon portefeuille ! En plein Paris, au milieu de la foule des Champs-Élysées ! On se demande ce que fait la police…

— Oui, on se le demande.

Le gardien ouvrit les portes de la propriété, adressant cette fois-ci un regard complice à Lepois. Rien de tel qu’un ennui commun pour rapprocher deux inconnus. Attentionné, l’homme tendit même à son camarade d’infortune un bandeau similaire au sien.

— Tenez, monsieur. Pour la cérémonie.

Lepois remercia son sauveur puis s’engagea dans l’allée de gravier, son deuil fictif désormais affiché à la vue de tous.

Grands bourgeois, politiques et nobles d’empire se pressaient autour de la veuve. Contrebandier en pleine réunion de gabelous, Lepois se fondit toutefois sans peine dans cette assemblée : il ne valait rien, ils ne le voyaient donc même pas.

Le salon de Mallet avait dû se vider le jour de sa disgrâce. Il se remplissait à nouveau pour sa mort. Car s’il s’avérait impensable de fréquenter un homme perdu, il devenait primordial de se montrer à son enterrement, mine attristée et, si possible, soulignée de quelques larmes bienvenues essuyées d’un revers de main. Le trépas rapprochait tous les êtres. Surtout lorsqu’il se ponctuait d’un suicide en pleine tourmente.

La veuve, en grande tenue de deuil, paraissait noyée au milieu d’une nuée de femmes affectées. Son visage dissimulé par un voile de dentelle noir, elle ne répondait aux salutations et condoléances que d’un bref signe de tête. Lepois soupira, à plus de dix mètres de là. La cérémonie lui avait permis de pénétrer dans la demeure, mais l’empêcherait de poser les indispensables questions à madame Mallet : l’aborder en évoquant la fréquentation par le défunt d’une prostituée assassinée quelques semaines plus tôt risquait de gripper assez rapidement l’entrevue. Par dépit, l’inspecteur opta pour une autre tactique : tendre l’oreille.

— Le pauvre homme s’est tiré une balle dans la tête, se désola une grande brune, au milieu d’un groupe dont il venait de se rapprocher.

Sa toilette, splendide, marquait son rang, et le ton de sa voix trahissait une certaine fascination pour la fin si terrible du « pauvre homme ».

— Il paraît qu’on a retrouvé des morceaux de cervelle dans tout son bureau, répliqua un corpulent à la barbe épaisse, faisant frémir les dames alentour.

— Monsieur Duteil, vous êtes un monstre ! s’offusqua la brune d’un rire étouffé.

— Quand on pense que c’est cette pauvre Anne-Eugénie qui a découvert le corps de son mari au retour de sa soirée de trictrac ! intervint un béjaune à la barbichette naissante et au nez encore plein du lait de sa mère.

— C’est affreux, fondit en larmes une jolie blonde, elle aussi tout juste sortie de l’adolescence, mais avec déjà suffisamment d’appâts pour attirer les convoitises de ses voisins.

Trop sensible, elle fera pas long feu dans ce marais sans épaissir sa carapace, la petite.

— J’ai entendu dire que le couple battait de l’aile, depuis la disgrâce, glissa, conspirateur, un autre jeune homme, plein de morgue.

— Il semble qu’elle ne parlait plus à son mari, ajouta la brune. C’est ma domestique, Émilie, qui l’a appris d’un de leurs valets.

Le petit personnel n’avait pas son pareil pour faire courir toutes les rumeurs, réelles ou purement inventées, d’une demeure à l’autre. Intimes de la vie de leurs maîtres, ils en connaissaient tous les vices et turpitudes. Une nouvelle d’importance pouvait sans peine rapporter une demi-journée de libre, ou quelques pièces bienvenues. Chaque soir, dans les couloirs des propriétés, des oreilles se collaient, avides, aux portes des chambres à coucher des comtes, ducs, directeurs ou députés, dans l’espoir de glaner des informations croustillantes. Les maîtres eux-mêmes s’arrachaient les plus adroits des serviteurs, afin de bénéficier de leurs renseignements. Au risque de se retrouver, à leur tour, cibles des commérages de leurs condisciples.

La police politique connaissait ces pratiques de longue date, et usait de ces espions à grand renfort de fonds secrets. Mieux introduits que n’importe lequel de ses agents, ces informateurs en frac avaient déjoué plus d’un complot et leur aide avait permis nombre de cabales pour décrédibiliser tel homme influent qui menaçait le pouvoir.

Lepois craint un instant que les médisants ne s’enfoncent dans des discussions stériles quand le dénommé Duteil, visiblement expert dans l’art de tout renverser sur son passage, persifla, un brin trop fort :

— C’est surtout qu’il fréquentait les prostituées, oui !

Des lueurs d’excitation s’allumèrent dans les pupilles des endeuillés. Et probablement également dans celles de l’inspecteur. Il se rapprocha un peu plus du petit groupe. Il avait tiré le gros lot.

— Vous voulez dire… des filles de rue ? s’offusqua la blondinette.

Vraiment pas long feu, celle-là…

— Parfaitement, ma bonne amie. Le secret devait rester bien gardé, mais j’ai parmi mes connaissances un fonctionnaire bien placé dans les bureaux de la préfecture. Et je ne parle pas là de galante compagne de salon. Il voyait la fange, le bas du panier. Avec tout ce que cela comporte de sordide dont j’épargnai vos chastes oreilles.

Le bedonnant se pencha toutefois vers la jeunette, lui glissant, sous la forme d’une fausse confidence que tous pouvaient entendre :

— J’espère pour cette pauvre Anne-Eugénie qu’il ne lui a rapporté aucune maladie vénérienne.

Les femmes cachèrent leurs bouches de leurs doigts délicats, les hommes échangèrent des regards concupiscents. Ils bavaient tous rien qu’à cette idée. Malgré leurs soieries et leur apparat, ceux-là ne valaient pas mieux que les pires commères de la capitale.

— Ça suffit, s’il vous plaît ! s’offusqua une femme à la chevelure blonde délicatement ondulée, demeurée jusque-là silencieuse et immobile.

Sa beauté et sa grâce écrasaient toutes les autres représentantes du sexe féminin.

— Je peux tolérer vos paroles perfides, reprit-elle, cinglante. Mais veillez au moins à respecter la mémoire de mon ami. J’en mourrais de vous entendre plus longtemps !

Chacun, autour d’elle, baissa les yeux. Le freluquet aux trois poils de barbe s’inclina profondément, affectant une mine contrite.

— Pardonnez-nous, comtesse, murmura-t-il. Nos paroles ont devancé nos pensées, et nous en avons oublié où nous nous trouvions.

Excuses de façade qui ne trompaient personne, mais que la comtesse choisit cependant d’accepter d’un tout juste esquissé signe de tête, ponctué d’une moue réprobatrice.

— Que je ne vous y reprenne plus, mon cher ami, conclut-elle, telle une mère sermonnant son garnement de fils.

— Comtesse de T., enchaîna aussitôt la brune, trop contente de détourner la conversation pour ne pas subir de remontrances, vous nous avez manqué, au souper de la princesse Dolgoroukov.

— Certes, certes. Mais j’avais à faire et, mon mari venant juste de partir vers la Prusse, je n’aspirais pas aux festivités.

— Quel dommage ! J’espère au moins vous voir au bal de l’impératrice, demain soir. Figurez-vous que…

Lepois s’éloigna. Les mondanités reprenaient, il ne tirerait plus rien de ces vautours. Et à rester si près d’eux trop longtemps, ils risquaient d’en arriver à se questionner sur cet inconnu si intéressé par leurs propos.

Satisfait de ses découvertes, l’inspecteur chercha ensuite un moyen de fureter dans les appartements privés du défunt. Mais les domestiques veillaient et interdisaient à quiconque l’accès aux étages : les objets de valeur disparaissaient fréquemment en pareille occasion, cibles d’indélicats recueillis. Parfois même, et tout particulièrement dans les cas d’un suicide ou d’une mort atroce, on recherchait les effets personnels du regretté. Sans hésiter à s’immiscer jusque dans l’intimité de sa chambre à coucher. Toute babiole alors glanée prenait la forme d’une relique, un gri-gri qu’on conservait précieusement. Ou revendait, tout aussi précieusement.

Cependant, malgré toutes ses tentatives, Lepois ne trouva aucune issue. La valetaille connaissait trop bien la demeure pour s’en laisser compter, et le labyrinthe le ramenait invariablement vers le hall d’entrée. Quel plaisir est-ce qu’ils ont, ces rupins, à habiter dans des baraques aussi grandes ?

Dernier espoir. Avant de se résoudre à quitter les lieux, le policier décida d’aller présenter ses condoléances à la veuve. Il était après tout en théorie venu pour ça. Il prit sa place dans la file des pleureuses et profita de ces quelques instants pour étudier Anne-Eugenie Mallet. Elle devait avoir dans les cinquante ans, mais en paraissait dix de moins, malgré la tristesse. Une mèche de cheveux noirs comme l’ébène s’échappait de son large chapeau de velours. Derrière le voile, troublés par les larmes de chagrin, perçaient des yeux d’un bleu intense, rehaussés par un teint de cuivre, qui fleurait l’exotisme.

— Permettez-moi, Madame, de vous présenter mes plus sincères condoléances, articula Lepois avec précaution, une fois devant elle.

— Merci, monsieur… Monsieur ? sanglota l’éplorée épouse, interpellée par le coquard du policier.

— Lepois, Madame. Henry Lepois.

— Je ne crois hélas pas vous connaître. Étiez-vous des amis de mon mari ?

— Disons que nous partagions… la même affaire.

La veuve observa un instant l’inspecteur, cherchant à sonder ce visage. Il osa soutenir son regard, furieux contre les mots maladroits qu’il venait de laisser échapper.

— Je vous remercie de votre présence, Monsieur Lepois, conclut la veuve. La mémoire de mon cher époux vivra, je l’espère, encore longtemps en vous.

— Je n’en doute pas, madame.

À peine put-il esquisser un signe de tête qu’on le poussait, l’éloignait de cette femme anéantie. Chassé par le courant, Lepois se retrouva à nouveau dans ce fichu hall. Il respira profondément, avec l’impression d’être resté en apnée tout ce temps. Sa poitrine cognait, ses mains étaient moites de sueur.

Bravo, Dom Juan ! Mary vient tout juste de te tourner le dos, et il faut que tu te fasses captiver par une de la haute. Dont le mari n’est pas encore refroidi, au passage ! Du grand art.

Tout occupé par son engueulade intérieure, Lepois se dirigea vers la sortie.

Il devrait de toute façon revenir. Plus tard. Pour… pour poser des questions sur l’ancien gouverneur et sa relation avec Olga. Bien évidemment.

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