Chapitre 5

11 minutes de lecture

Lepois s’extirpa d’un sommeil de plomb avec une gueule de bois d’enfer. Il ouvrit des yeux douloureux, pour les refermer aussitôt. Le plafond dansait au-dessus de lui et on avait ramené les cloches de Notre-Dame au pied de son lit. Il laissa les étoiles s’éteindre doucement, attendit que la messe soit dite.

Deuxième essai. Plus prudent. Une paupière. Puis l’autre. Pour l’instant, tout allait bien. Il patienta, compta jusqu’à cent, s’arrêta à la moitié, le crâne en feu. Il se redressa avec précaution, cru que son cerveau allait s’ouvrir en deux sous l’effort. Encore une étape de franchie.

Inspection rapide des alentours. Visiblement, il n’avait pas échoué chez Balas, ça puait trop. Dommage, il aurait bien aimé se faire dorloter comme la dernière fois. Il se trouvait dans un lit… Merde, mais c’est mon lit, ça ! En toute logique, par conséquent, sauf à avoir été victime d’un tour de passe-passe, au-delà de son plumard, il trouverait le reste de son palace. Déjà ça de gagné.

Vérification de principe. Il avait bien échoué dans son bouge douillet. Ça sentait le moisi, depuis qu’une infiltration d’eau avait bousillé l’appartement du dessus. La crasse s’emmagasinait dans les coins, et avait d’ailleurs commencé à coloniser une bonne moitié de sa chambre. Et son foutu chat, tout du moins celui de la voisine à moitié aveugle, avait une fois de plus pissé sur le tapis qui recouvrait un trou dans le plancher. On ne pouvait pas lui retirer ça, il se contentait de peu.


Lepois fouilla dans sa mémoire pour tenter de se rappeler ses dernières heures de conscience. Elles remontaient à quand, d’ailleurs ? La veille, probablement, vu le pâle soleil qui filtrait à travers ses rideaux. Le café russe. Ses bras lui confirmèrent ce souvenir : sur ce point, il n’avait pas rêvé, ses deux épaules avaient littéralement été broyées par un concasseur moscovite. Par réflexe, il tâta ses reins, manqua tourner de l’œil. Un hématome de la taille… de la taille d’un poing noircissait ses flancs. Il repéra, incrustée dans la peau, juste en dessous de ses côtes gauches, la marque d’une chevalière. Y prennent même pas soin de cogner après avoir retiré leurs breloques !

Bien. Il en était donc au placage sur le comptoir. Piotr avait suivi. Ce bon Piotr, avec sa cicatrice de pirate. Une discussion chaleureuse entre camarades, et puis… Et puis plus rien. Si, en réalité : le souvenir d’un coup qui fusait vers son visage. Incroyable ! Son nouvel ami l’avait cogné... Honteux !


Péniblement, l’inspecteur s’extirpa de son paletot, à la recherche de son manteau. Avec un peu de chance, il y trouverait des indices sur la suite de sa folle nuit parisienne. Il se lança, s’arrêta. Il allait continuer en rampant, finalement. Il se traîna sur le sol, mit la main sur son Graal. Rapide inspection de ses poches : on retrouvait toujours l’histoire de la soirée précédente, dans ses poches. Sauf que là, il ne palpait rien, et plus de traces de son portefeuille. On l’avait donc détroussé. Première fois depuis dix ans. Merci Piotr.

Il se souvint soudain. Un réveil déjà difficile, quelque part dans Paris, le quinzième, en toute logique. Il s’était retrouvé sur une large artère, les passants l’évitaient, pensant certainement à une grosse limace d’ivrogne. Il avait hélé un fiacre, baragouiné son adresse et s’était enfoncé à nouveau, au bord de l’inconscience, sur la banquette arrière qui sentait le pet et le vomi. Tout un programme. Le cocher l’avait même aidé à sortir de son véhicule. Pas de chance. Il s’était fait avoir par un détrousseur, ces chauffeurs de nuit spécialisés dans le rapatriement, et le pillage, des sacs à vin. Ils se payaient directement dans les escarcelles de leurs clients. La poisse ! Si on apprenait cette mésaventure, il deviendrait la risée de tout le quartier ! Lepois, victime d’un détrousseur, la belle histoire que voilà.

Étrangement, ses papiers de cogne et ses deux revolvers se trouvaient toujours à leur place. La journée venait de gagner un point de bonheur.

Mis en confiance par ses récents exploits, le policier se redressa, s’appuya sur le dossier d’une chaise.

Rideau.


Nouveau réveil. À terre, cette fois-ci, la trogne contre la pisse du chat. C’est bien celle du chat, au moins ? Il chassa cette pensée d’un – prudent – hochement de tête. Tout son corps lui faisait mal, il avait dû rester allongé un bon moment. Têtu, il s’obstina à se relever. Avec succès, à présent : ce petit intermède urinaire lui avait permis de récupérer la force nécessaire.

Bon Dieu ! Il venait de croiser son visage dans la glace de son armoire. Un coquard grand comme Paris lui ceinturait l’œil droit. Il n’y était pas allé de main morte, notre ami Piotr. L’inspecteur regarda enfin sa montre : deux heures de l’après-midi. Pour une grasse matinée, celle-ci s’imposait comme la plus longue de toutes. Il avait besoin d’un café. Et de manger quelque chose. Mais pour ça, il devait sortir…


— M’sieur Henry ! Ça fait des jours que j’vous ai pas vu ! Et… mais c’est quoi, cette tête que vous avez ?

Bien sa veine, ça ! Il devait forcément tomber sur lui.

— Rien, la Gorge, maugréa-t-il. Rien. T’as des petits pâtés ?

— Toujours, pour vous, M’sieur Henry !

— Ils soulagent les hématomes ?

— Heu… j’sais pas trop…

Le camelot adressa à l’inspecteur un regard perdu, de ceux qu’on poserait sur un homme nageant dans la Seine. La Seine, quoi ! Avec ses cadavres, ses détritus, et toute cette vie secrète évoluant nulle part ailleurs sur le globe.

— Je dirais que oui, probablement, ajouta-t-il, prenant la remarque de Lepois au sérieux.

— Donne-moi en deux, alors.

L’inspecteur s’éloigna du marchand ambulant, le premier pâté déjà dans sa bouche. Il rassembla toute sa volonté pour ne pas placer le second sur son œil poché. Juste au cas où, pour vérifier, quoi.

Il parvint sans nouvelle rencontre jusqu’à son estaminet préféré, là où il mangeait chaque jour depuis des années. Le Rat mourant – ça ne s’inventait pas – s’était élevé en institution, dans le quartier. Il avait pendant des décennies abrité tout ce que la capitale comptait comme complotistes, régicides, révolutionnaires ou mécontents pathologiques. Ainsi qu’une bonne tripotée de déchets patentés, mais ils ne valaient rien, ceux-là. La Fronde lui avait apporté ses lettres de noblesse. Les premières émeutes de 1789 étaient parties, racontait-on, d’entre ses murs. Puis celles de 1790, 1791, 1793, 1794, et ainsi de suite. Chaque banc, chaque chaise, chaque table étaient gravés du nom d’un de ces malheureux conspirateurs. Écartelés, ébouillantés, bastonnés, décollés, émasculés, ils avaient invariablement goûté à tous les moyens de mourir entre les mains de la justice. Un vrai musée de la rébellion ratée.

Germain, l’actuel propriétaire, lassé de voir la clientèle de son établissement décimée à chaque révolte, employa la manière forte : il exigea de tous ces exaltés politiques le règlement de leurs ardoises. En moins d’un mois, la place fut nettoyée de ses parasites, et le patron put retrouver une certaine sérénité. Ainsi que des finances assainies.

— Monsieur Henry, voilà votre café.

L’homme, rondouillard et jovial, dont une grande mèche de chaume venait sans succès recouvrir la calvitie en voie de colonisation des côtés de son crane, déposa un pot fumant devant l’inspecteur. Il prit soin de ne pas aborder le sujet de l’aspect physique de son client. Un cafetier se devait de rester discret sur les tares éventuelles de ses habitués. Tant qu’ils payaient, bien sûr.

— Je vous apporte votre plat ?

— Ça ira, Germain, je te remercie, la Gorge s’est déjà occupé de moi.

— La Gorge ? Me dites pas que vous goûtez à ses petits pâtés ? Il paraît qu’un malheureux a encore succombé à sa cuisine, la semaine dernière.

— Une théorie scientifique à vérifier, c’est tout.

— Une ?

— Rien, Germain.

— Comme vous voulez, répliqua le patron.

Il s’apprêtait à repartir, s’immobilisa, hésita. Il jaugeait aussi discrètement que possible l’état du policier.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’irrita Lepois.

— C’est que… nous sommes mardi, monsieur Henry. Et… heu… ils sont là, quoi.

Bon sang ! Mardi. Jour de la levée ! L’inspecteur se pencha pour observer la porte d’entrée. Dans la rue, une dizaine de personnes venait d’arriver, attendant à la file indienne. Tous ses « redevables », les protégés du quartier les plus bas dans l’échelle sociale : porteurs d’eau, vendeurs à la sauvette, savetiers, fripiers, chacun apportait son enveloppe, venait présenter ses doléances, ses suppliques. Les plus gros poissons, riches marchands, tenanciers de bordels ou artisans aisés, n’avaient pas à se déplacer, ils lui faisaient porter leurs contributions aux Trois couleurs, par souci de discrétion. Mais le menu fretin aimait à le rencontrer, échanger avec lui.

— Germain… je crois qu’aujourd’hui, ça va être difficile, marmonna le policier.

— Je le crois aussi, monsieur Henry, confirma le cafetier, son regard se posant à nouveau sur l’œil de Lepois.

— Reporte à demain, si tu veux bien.

— Demain ? Vous êtes sûr, monsieur ?

— Un problème ?

— C’est que… là dehors, ça commence à causer. Ça jase même vraiment, dans le quartier. On vous a vu sortir des Trois couleurs, l’autre jour, entouré de vos collègues. Pas bon pour votre image, ça. Et ça a grincé, quand vous êtes resté enfermé dans le Savoye, ou quand on a appris qu’on vous avait mis à pied. Et avec votre aspect d’aujourd’hui…

Manquait plus que ça, une grogne. Il s’en doutait, bien sûr. Depuis le tout début, même. Protéger un secteur demandait bien plus de travail qu’on ne le pensait, habile et délicat équilibre entre paternalisme et crainte respectueuse. Le moindre grain de sable pouvait détruire la machine la mieux huilée. Alors, déjà que la sienne avait tendance à grincer depuis un bout de temps… Bon Dieu ! Ce qu’il avait envie de tout foutre en l’air, là, maintenant ! Se tirer loin d’ici, ficher le camp avec Mary et… L’inspecteur stoppa net ses pensées. La rouquine l’avait balancé. Et il n’avait pas su la récupérer. Il rêva alors à un autre moyen. Sa main glissa lentement vers l’intérieur de son manteau, effleura à peine la petite boîte de laiton dissimulée dans la doublure. Il la retira aussitôt, comme si ce simple contact lui avait brûlé les chairs. Fais pas le con, Henry. Pas maintenant.

Il reporta son attention sur le propriétaire du Rat, qui continuait à l’observer d’un air inquiet.

— C’est sérieux, à ton avis ?

— Plutôt, oui, concéda Germain. Assez pour que certains s’essaient à rançonner pour leur propre compte les plus impressionnables !

— Bordel ! grogna le policier. T’as les noms ? Que j’aille leur rendre une visite dont ils se souviendront.

— Bien sûr, opina son interlocuteur.

Il sortit de son tablier un calepin usé, griffonna cinq patronymes et tendit le morceau de papier à Lepois. Déjà cinq morpions? Il n’aurait jamais pensé que cela puisse aller aussi vite.

— Merci, l’ami, souffla l’inspecteur.

Il rangea la liste avec soin. Les premiers vautours étaient toujours des chiures de mouches. Des freluquets, attirés par l’odeur de l’argent facile. Il n’aurait pas grand-peine à les… raisonner. Mais cette première vague annonçait une seconde, plus dangereuse, plus efficace. Les autres protecteurs, ses homologues, en quelque sorte, fondraient sur son quartier en piqué pour se repaître de ses restes.

— Apporte-moi un deuxième café, s’il te plaît. Les pâtés de la Gorge sont en train de me bouffer le ventre, faut que je les noie. Ha, et ramène les journaux de ce matin, au passage.

Rien de tel pour recoller à la vie qu’un canard. Avec un peu d’entraînement, par-delà la censure, on pouvait y sentir la ville, en quelques lignes. Ses espoirs, ses craintes, ses joies, ses colères et ses peurs.

Demeuré seul, le temps que Germain le serve, l’inspecteur profita de ce répit pour rassembler ses pensées dispersées. Il tenait quelque chose avec son ami Piotr, il en était persuadé. Pas grand-chose, mais un début de commencement. Et après l’échec de la piste du Poinçonneur, tout était bon à prendre. Il attendrait un ou deux jours avant de se repointer dans le quartier Russe. Histoire que sa visite se tasse et pour ne pas rester au tapis pour de bon.

Une ronde de noms dansait autour du cadavre d’Olga. Le Poinçonneur, bien sûr, désormais quantité négligeable, la Brigade, espèce en voie de disparition. Mais aussi Duplessis, du Lousiane, le Docteur Deshayes de Saint-Lazare. Piotr, maintenant. Sans oublier les mœurs, et Mary, en dernier lieu. Il ne lui restait plus qu’à tisser quelque chose de convenable entre tout ce joli monde.


Lepois déplia la première des feuilles de chou rapportées par Germain. « L’Aiglon », organe de presse officiel, avait le mérite de détenir les nouvelles les mieux validées, puisque directement issues du ministère de l’Information. Aucun intérêt, donc. Il enchaîna aussitôt sur « Le Siècle », déjà bien plus fiable. Qui savait y lire entre les lignes parvenait à se faire une idée assez précise de ce qui agitait l’empire.

Le parti libéral, au pouvoir depuis plusieurs années et mené d’une main de fer par le ministre de la Police Baroche, son chef à lui, en quelque sorte, se trouvait en pleine tempête. Plusieurs de ses cadres, occupant des postes en vue dans l’administration, l’armée ou les forces de l’ordre, avaient été désavoués récemment : malversations financières, escroqueries, affaires de mœurs, les têtes tombaient, pour le plus grand plaisir de leurs adversaires directs, les militaristes, rivaux sur le déclin jusqu’il y a peu.

Au Mexique, cette guerre qui ne disait pas son nom dévorait l’armée impériale. L’aigle venait officiellement y soutenir un pays allié face aux visées expansionnistes des États-Unis d’Amérique du Nord. Regrettable que la population locale ne comprenne pas ce geste emprunt de mansuétude parfaitement désintéressé et mène une guérilla impitoyable aux valeureux soldats de Napoléon II.

À l’est, rien de nouveau. Des régiments entiers décimés par les Tartares de l’Oural, même pas un entrefilet. Officiellement, l’armée gardait le contrôle, et filait des raclées mémorables à ces barbares incultes.

Rubrique faits divers. Deux meurtres, cette nuit. Un pauvre hère agressé rue des Noyers, dans le quartier des écoles, et une femme, près des Halles. Nuit tranquille, donc. La préfecture annonçait la création d’un groupe de choc pour mettre fin aux agissements du Poinçonneur.

Tiens, tiens, tellement prévisible.

Un bal, au palais de Chaillot, le lendemain soir. La haute société allait danser et boire et finir, comme tout un chacun, par expulser tripes et boyaux dans la Seine, en contrebas. L’argent et le pouvoir ne changeaient rien à certaines choses. Il faudrait un jour qu’il trouve un moyen de se faufiler dans ces sauteries. Voir une duchesse se vautrer dans une flaque de vomi devait valoir son pesant d’or.

Lepois poursuivit sa lecture. Des vols, un casse chez un bijoutier de la place Vendôme, le suicide d’un riche banquier, l’avant-veille. L’inspecteur ressentit un choc violent dans la poitrine. Il revint en arrière, repassa le dernier article avec attention : « Monsieur Mallet, gouverneur de la Banque Impériale récemment limogé, s’est donné la mort d’une balle dans la tête en fin de matinée, il y a deux jours ». Le journaliste évoquait une veuve éplorée — ça faisait toujours vendre un peu plus, une veuve éplorée. Il rappelait également le scandale qui avait conduit à sa révocation : l’homme aurait investi plusieurs millions détournés des fonds du Trésor dans des mines d’or, au Mexique, et cet argent aurait servi à financer les activités illicites de l’opposant à l’empire, un certain Juárez, président autoproclamé d’un bout de désert. Rien d’inhabituel, là-dedans. Sauf que le nom de ce mort, il le connaissait : il figurait sur la liste des mœurs, parmi les réguliers d’Olga.

Et soudain, les pièces du casse-tête se remirent en mouvement, grinçaient, peinaient, mais bougeaient enfin à nouveau.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Pierre Sauvage ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0