Chapitre 3 

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Les mœurs possédaient sur Olga un dossier impressionnant. L’agent affecté aux archives avait d’abord exigé une consultation sur place. Mais vu le nombre de documents à étudier, Lepois avait dû se fendre d’un ou deux billets pour pouvoir sortir les pièces. De jolies images de l’empereur contre un peu de papier, le préposé s’était estimé gagnant sans trop rechigner. Bien sûr, le commissaire Déroulère avait dû débarquer dans ses rayonnages poussiéreux pour demander quels dossiers Lepois avait consultés. Voilà un fonctionnaire, songea Lepois, dont la carrière aux mœurs allait s’arrêter plus vite que prévu. Pas son problème, de toute façon. L’appât du gain et de l’argent facile rendait toujours un peu con.

L’inspecteur avait passé deux jours entiers à compulser les listes de noms qui s’alignaient sur plusieurs feuillets. Le sous-sol du Savoye, à nouveau, hébergeait son fantôme. Il ne songeait plus à rien d’autre qu’à ses recherches. Parfois, une pensée fugace l’emportait vers Mary ou les Trois couleurs. Par instants, une ombre au visage de Carmelle semblait onduler dans la périphérie de son champ de vision. Mais il repoussait sans ménagement tous ces appels du pied de son inconscient. Plus tard, il irait voir la rouquine. Plus tard. Quand… quand il aurait percé le mystère d’Olga, ou quand il aurait trouvé assez de courage pour les affronter. Colère certaine de l’Irlandaise face à sa nouvelle disparition, tristesse profonde de la Berthier et des autres filles.


Parfois, seul un X indiquait le passage d’un client inconnu. De temps en temps, une description sommaire, pour un régulier non encore identifié : « Gros. Cheveux bruns. Cicatrice », « Vieux. Bien habillé. Canne », ou bien « Jeune. Fringant. Fiacre luxueux ». Rien de poétique ou de lyrique, uniquement les observations épurées de flics en planque. Mais à sa grande satisfaction, il trouvait aussi à d’autres moments une description plus précise : un nom, un prénom, voire même une adresse. Lepois notait, croisait les patronymes, les jours et les heures de « visite ».

Pourquoi les mœurs avaient-ils rassemblé autant d’informations sur une simple prostituée, une pauvre insoumise qui créchait dans un bouge ? Aucun intérêt, pour eux : pas de riches clients, pas de fréquentations à menacer ou à extorquer. Aucun chantage en vue, aucune pression politique. D’autant plus surprenant qu’Olga ne recevait que peu de chalands : trois ou quatre chaque jour, tout au plus. Tandis que la moyenne des filles tournait autour de vingt, voire quarante passes quotidiennes pour les meilleures d’entre elles, exploitées par leurs souteneurs jusqu’aux limites du supportable. Celles-ci, étoiles filantes des nuits parisiennes, se consumaient au bout de quelques mois, abimées, épuisées, malades ou, pire encore, dans leur situation : enceintes.

Avec si peu de couchants, la prostituée devait ramener tout au plus dans les trente francs par jour. Même pas de quoi se payer sa crèche et manger à sa faim. L’inspecteur n’imaginait donc que deux possibilités : soit les talents particuliers d’Olga lui permettaient des tarifs au-dessus de la norme, soit un miché l’entretenait. Peu de gagneuses pouvaient se targuer de faire cracher plus cher que le marché. Elles devaient pour cela posséder de sérieux atouts. Bien sûr, Olga demeurait toujours vierge, mais là encore, ça ne collait pas : une pucelle ne pouvait se faire déflorer qu’une seule fois, et les autres passages étaient certes appréciés, mais pas au point de payer autant.

Ne restait que le navet qui alignait les billets pour conserver les charmes de la petite. Et celui-là devait se trouver parmi les réguliers. Car les mêmes noms revenaient souvent. Une dizaine, environ. Tous, d’ailleurs, écopaient d’un symbole : croix, carré, rond ou triangle. L’inspecteur nota d’envoyer ses limiers à la recherche de leur signification : il s’imaginait mal retourner voir Déroulère pour un cours accéléré. Encore que la perspective pourrait s’avérer amusante.

Un broque attira son attention. Piotr Dolgovitch. Aucune idée de qui était ce gaillard, mais ça donnait, avec Olga, deux Slaves dans une seule histoire. L’empire, cosmopolite, se vantait de rassembler plus de cent nationalités différentes – toutes, d’ailleurs, aux mêmes ancêtres, de braves et vaillants Gaulois chevelus et allant torse nu. Mais la coïncidence aiguisait ses sens de flic. Et coup de chance, ce mystérieux gaillard possédait une adresse identifiée par les mœurs.

Parfait, il ne me reste plus qu’à te rendre une petite visite mon déjà presque ami Piotr.


Des cris, au-dessus de lui. Des bruits de pas, une altercation. Impossible de ne pas reconnaître cette voix. Mary. Lepois repoussa ses dossiers, remit de l’ordre dans ses vêtements, osa même se recoiffer. Autant essayer de donner une image convenable avant le début de la tempête.

La porte s’ouvrit à la volée. La rouquine jaillit, suivie de près par Rose et le faux aveugle de faction sur le porche de l’établissement.

— Henry ! Tu te fous de moi ? Tu vas rester caché encore combien de temps, dans ce bouge ?

— Mademoiselle ! s’offusqua la propriétaire. D’une, vous n’avez rien à faire ici. De deux, respectez mon café !

— Je respecte ce qui est respectable ! rétorqua l’Irlandaise.

Lepois n’avait jamais assisté à ces combats organisés entre femmes. Il avait entendu dire que le spectacle valait le déplacement, mais il ne voulait surtout pas voir s’affronter ces deux adversaires-là. Trop risqué. Pour lui, surtout. Dans un soupir, il se redressa, mains levées devant lui.

— S’il vous plaît, vous étripez pas ici, ça va tacher ce beau sous-sol.

— Tu sais où tu peux te le carrer, ce sous-sol ? éructa Mary.

Fin de la tentative d’humour. Prévisible, mais ça lui semblait, au début, une bonne idée… Pas tant que ça, du coup.

— M’sieur Henry, entama l’aveugle. Elle s’est pointée comme une furie en d’mandant à vous rencontrer. J’ai bien essayé d’la retenir, mais faut voir la force qu’elle a.

— Elle a renversé deux de mes filles ! ajouta la Savoye. Faut la garder en laisse, celle-là, Henry.

Mary était sur le point de sauter à la gorge de la tenancière. Plus de temps à perdre. Le policier contourna son bureau et s’interposa entre les trois protagonistes.

— Rose, merci de ta prévenance. Je crois que Mary veut me parler, tu peux nous laisser. Et je… je suis désolé pour le désagrément.

L’ancienne actrice se renfrogna, vexée que l’inspecteur n’ait pas pris sa défense. Elle haussa les épaules, adressa un geste sec à son employé.

— Très bien, grinça-t-elle. Mais la prochaine fois que tu veux faire venir des furies, Henry, oublie mon établissement.

— Promis, Rose, ça ne se reproduira plus.

Mary sembla sur le point de protester, emportée par sa colère. Lepois pressa doucement son avant-bras, lui intimant de se taire. La situation s’avérait déjà compliquée, inutile d’en rajouter.


— T’allais attendre encore combien de temps avant de passer me voir ? cracha la rouquine, une fois seule avec le policier. T’es au courant que Carmelle s’est fait tuer, non ? Il t’est pas venu à l’esprit de vérifier comment je me portais, peut-être ?

Oui. Mille fois oui. Elle avait évidemment entièrement raison. Sa lâcheté l’avait empêché de mettre les pieds aux Trois couleurs. Il avait envoyé des observateurs discrets s’assurer que sa régulière allait bien et avait même fait renforcer la sécurité des alentours de la maison, sans en avertir personne. Une véritable petite armée protégeait désormais la propriété des Berthier.

— Je… je suis désolé, balbutia-t-il, sans savoir comment réagir pour ne pas se prendre une nouvelle tornade sur le coin du nez.

— Tu te ne rends pas compte, espèce d’imbécile ? Ta dernière recrue, une paumée récupérée je ne sais où qui se fait larder et, pire encore, mutiler. Et Monsieur reste tranquillement à l’abri dans ce dépotoir !

Bon Dieu ! Pourvu que Rose n’écoute pas, ou ça va chauffer.

— Le corps de cette pauvre fille était exposé dans le hall des Trois couleurs, Henry ! Merde, quoi ! En plein milieu ! Tout le monde l’a vue, moi, les autres, Madame Berthier ! C’était… c’était monstrueux !

— Pardonne-moi, Mary. Je…

Comment lui expliquer ? Comment décrire ce qu’il avait vécu dans cette cave, avec ces deux fous assassins ? Comment lui dire qu’il avait craint un instant que le tueur s’en prenne à elle, par pur plaisir ?

— T’es venu trouver une de tes nouvelles putes, c’est ça ? cracha la rouquine, totalement hors d’elle.

— J’ai été capturé par le Poinçonneur, souffla-t-il d’une voix terne, incapable de tenir plus longtemps.

Mary s’immobilisa, percutée par les mots de Lepois.

— Capturé ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il m’a tendu un piège. Il y a… je ne sais même plus… trois jours ? Je courais après une chimère, Mary. C’est son disciple qui avait tenté d’assassiner Carmelle. Et il l’a envoyé… il l’a envoyé… achever son travail…

Les deux amants se fixèrent, silencieux. La prostituée haletait. Ses yeux exprimaient l’incompréhension. Elle semblait osciller entre la peur et la colère.

— Il est mort, Mary. Le Poinçonneur est mort.

— Comment ça, mort ? Personne n’en a parlé. Aucun journal, rien.

Lepois tiqua. Enterré dans sa cave, occupé à parcourir les dossiers des mœurs, il n’avait même pas pris garde de vérifier si le décès du tueur avait été révélé. Visiblement, les officiels avaient décidé de garder sa disparition secrète pendant encore un certain temps.

— Je peux t’assurer qu’il ne restait plus grand-chose de lui, la dernière fois que je l’ai vu.

— Mais enfin… une nouvelle pareille…

— Je demanderai à l’empereur pourquoi ce choix, quand je le rencontrerai, tacla gratuitement l’inspecteur. Pardonne-moi, se reprit-il aussitôt. Possible que le scandale concernant la Brigade ait incité les galonnés d’attendre un peu avant d’annoncer la fin du Poinçonneur.

L’idée semblait cohérente. La préfecture, pour se racheter de l’humiliation, nommerait certainement un nouveau groupe de choc, réduit à une petite poignée d’enquêteurs chevronnés. Ils arrêteraient alors l’assassin, un pauvre hère capturé dans un taudis quelconque. On l’obligerait à avouer ses crimes imaginaires. On lui promettrait richesse et sécurité, avant de le raccourcir sur la place publique, devant le peuple réuni pour célébrer la fin de ses cauchemars. Happy end, scanderaient les Anglais.

— Dans ce cas, reprit Mary, hésitante et pleine d’espoir. Dans ce cas, ton enquête sur Olga est terminée, n’est-ce pas ? On va pouvoir mettre tout ça de côté et…

— Ce n’est pas lui qui l’a assassinée.

— Comment ? Qu’est-ce que tu racontes ?

— Ce n’est pas lui. Il me l’a… il me l’a… avoué.

Mary semblait incrédule devant l’incongruité des propos de l’inspecteur. Lui-même ne parvenait pas à croire ce qu’il prononçait. Son visage se ferma à nouveau, ses traits se durcirent. Le regard noir qu’elle jeta sur Lepois le fit frémir.

— Avoué ? asséna-t-elle, d’une voix sombre. Un tueur, un monstre, un cinglé te fait une confidence avant de crever, et toi, tu le crois ? Mais t’es malade, Henry !

— Possible.

La prostituée sembla hésiter. Elle devint livide, parut flancher, se calmer, avant de s’agiter à nouveau. Ses pupilles s’étrécirent. Ça va exploser, n’eut que le temps de comprendre le policier.

— Merde, à la fin ! ça suffit, toutes ces conneries ! Arrête tout ça, bon sang ! Arrête ça ou… ou je… ou je te quitte, sombre crétin !

Lepois resta abasourdi, sonné. Il recula, sous le choc. Mary le fixait, ivre de rage.

Mais réponds, bon Dieu, réponds ! Impossible. Aucun son ne voulait sortir de la bouche du policier.

— Va te faire foutre ! Va te faire foutre, Henry ! hurla l’Irlandaise devant le silence prolongé de l’inspecteur. Crève, si tu le souhaites, mais ça sera sans moi !

La rouquine fit demi-tour, quitta la cave, faisant claquer la porte avec force derrière elle.

Elle était partie. Bon sang ! Elle était partie. Il aurait dû lui courir après, tenter de la rattraper. Au lieu de quoi, hébété, assommé par le coup reçu, il se dirigea vers la planche qui lui servait de bureau, récupéra l’adresse de ce Piotr et sortit à son tour, empruntant le passage dissimulé qui menait au bâtiment adjacent. Il ne contrôlait plus ses gestes, avançait à l’instinct, sans se montrer capable de réfléchir.

Lâche, t’as même pas le courage de risquer de la croiser.

Et pour une fois, le policier se trouvait en accord avec sa conscience.

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