Chapitre 18

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— M’sieur ? Une p’tite pièce pour un pauvre malheureux ?

Le mendiant agitait sa sébile sous le nez du policier. Trois broques tintaient, piètre imitation des carillons de l’église Saint-Eustache, au rythme des coups de poignet de l’homme encapuchonné. Son visage était grêlé par la vérole et mangé par une épaisse barbe rousse. Ses yeux restaient dissimulés dans l’ombre de sa protection de toile grossière. Première fois qu’il le voyait dans le quartier, celui-là.

Lepois n’avait rien contre les traines-misères. Ils l’aidaient même assez souvent dans ses activités. Rien de tel qu’un invisible pour vous rapporter tous les renseignements intéressants du secteur. Mais l’inspecteur veillait à limiter leur nombre, histoire de ne pas transformer la Bourse en nouvelle Cour des miracles. La criminalité, inéluctablement, augmenterait en flèche et la préfecture finirait par diriger son œil dans le coin. Cela signifierait plus de flics, des nouveaux qui n’étaient pas au courant de la vie par ici. Et donc des ennuis, une fois encore, par tombereaux.

— D’où tu viens ? demanda le policier, bourru.

— Du Marais, m’sieur. Mais, j’aimais pas, là-bas. J’me faisais cogner presque tous les jours par les autres larbins. J’ai rien contre un gnon de temps en temps, mais ça devenait une habitude, alors j’ai récupéré mes guenilles, et j’me suis tiré.

— Pour atterrir dans mon secteur.

— Pas ma faute ! J’ai bien tenté d’aller dans l’coin du Panthéon, mais là, c’étaient ces couillons d’étudiants qui m’esquintaient. Et y m’piquaient en plus mes récoltes, ces parpaillots !

L’inspecteur observa le gueux, étudia ses vêtements crasseux, ses mains aux longs doigts sales. Il y en avait des dizaines comme lui, dans les environs. Vétérans de l’armée sans le sou au retour des campagnes de l’empire, honnêtes manœuvres victimes d’un accident qui se retrouvaient sans emploi du jour au lendemain, alcooliques trop penchés sur la boisson, joueurs ayant dilapidé les économies du foyer en paris ou jeux de carte. Tous ces misérables échouaient sur les trottoirs, grapillaient une pièce ou un bout de pain, dans l’espoir de repousser encore un peu la mort qui les attendait. Il devait en apprendre plus sur celui-là, histoire de savoir s’il pouvait le laisser traîner dans le quartier ou s’il était préférable de l’en éjecter au plus vite.

— Où est-ce que tu dors ?

— Ici ou là, m’sieur. En c’moment, j’ai un petit nid derrière la Bourse où j’suis assez tranquille. Mais j’me plains pas, notez. Il y fait pas trop froid et j’suis à l’abri du vent.

— Seul ?

— Z’avez vu ma tête ? Vous croyez vraiment qu’une donzelle voudrait de ce tas de déchets, m’sieur ?

Lepois haussa les épaules. L’homme n’avait pas tort, mais il en existait pour tous les goûts. Il avait déjà vu de vraies beautés traîner avec des monstruosités. Et même pas pour leur argent. Le mendiant remua, déplia la jambe qu’il tenait recroquevillée sous lui. Le policier s’apprêta à subir l’assaut de l’odeur pestilentielle qui ne manquerait pas de s’échapper de ces bas-fonds. Il imaginait déjà les remugles l’assaillir, emplir ses narines, remuer ses tripes. Il fronça les sourcils. Quelque chose d’inhabituel. Une odeur… une odeur… de savon ?

Le marpaud leva les yeux vers l’inspecteur. Des yeux perçants, vifs, sans aucune trace de misère ou de décrépitude. Un rictus fendit son visage, dévoilant une rangée de dents parfaitement alignées.

Lepois recula, trébucha, manqua de chuter en arrière. Quelqu’un, dans son dos, le rattrapa de justesse, le repoussa en avant. Il allait se retourner, prendre, réflexe de survie, ses jambes à son cou. Ce mendiant-là ne faisait pas partie de la cloche. Tout ça sentait le traquenard à plein nez, et le poisson ferré, c’était lui.

Le policier ressentit une douleur sourde lui écraser l’arrière du crâne. Il chancela. Sa vision se brouilla, ses oreilles bourdonnèrent. Avant que sa conscience ne s’échappe, il put encore croiser le regard du faux gueux. Il l’observait avec attention, comme l’aurait fait un gamin juste après avoir arraché les ailes d’une mouche.

— Reposez-vous bien, inspecteur Lepois.


Une salle, sombre et humide. Des liens lui entravaient les poignets et les chevilles. Il se trouvait attaché à un solide anneau scellé dans le mur. Simple, classique, efficace.

Rapide inventaire de la situation. Il était toujours en vie, prisonnier – ça, pas difficile de le deviner –, sans aucune idée de l’identité de son ravisseur ni des raisons de sa captivité. Le policier se tortilla, testa la solidité des cordes et nœuds qui l’immobilisaient. Solides, en toute apparence. Sa tête le lançait, il sentait quelque chose de poisseux juste au-dessus de sa nuque. Du sang qui n’avait pas encore complètement séché. Il n’était donc pas resté inconscient très longtemps, et devait probablement se trouver quelque part dans le quartier, ou pas bien loin. Il se sentit étrangement rassuré à l’idée de se savoir aux environs de son territoire.

— Vous êtes enfin réveillé, inspecteur ? J’ai craint un moment de devoir user de manœuvres plus radicales pour vous ramener parmi nous.

L’homme se tenait devant lui. De taille moyenne, il arborait un bouc roux taillé à la perfection, les cheveux peignés en arrière. Un nez fin et droit séparait un visage aux traits réguliers. Des yeux bleu eau irradiaient d’une douceur dérangeante, et ses lèvres délicates, presque féminines, arboraient un sourire avenant. Plus aucune trace de vérole sur cette peau lisse. Saloperie de maquillage. Il portait des vêtements de belle facture, des chaussures vernies et manipulait une canne à pommeau d’argent.

— Qui êtes-vous ? se sentit obligé de demander l’inspecteur. Et où suis-je ?

— Ha, ces questions. Toujours les mêmes, n’est-ce pas ? On espère un peu d’originalité, mais les réflexes et des générations avant nous ramènent invariablement à ces quelques mots.

Les traits de son geôlier se durcirent en un instant. Il s’approcha de son prisonnier, leva sa canne pour le frapper d’un geste sec. Pas suffisamment pour blesser, mais juste assez pour rappeler à l’ordre un garnement irrespectueux.

— Vous venez de poser vos deux seules et uniques questions, inspecteur. Une de plus et la sanction sera bien plus douloureuse.

Le sourire réapparu aussi vite qu’il s’était effacé, le visage redevint affable, apaisé. Lepois frémit. Cet homme laissait transpirer une violence cachée, prompte à surgir à tout instant. Le policier décida de se montrer docile, tant pour observer son adversaire que pour rester à l’abri d’une punition certaine.

— Mais puisque vous avez utilisé vos deux chances, je vais y répondre. Qui suis-je ? Le champ est vaste, car qui peut se définir avec exactitude ? Comment vous décririez-vous, d’ailleurs ? Inspecteur Lepois, affecté au commissariat de la Bourse ? C’est correct, mais incomplet, n’est-ce pas ? Pourquoi pas : Monsieur Henry, protecteur du quartier et de ses habitants ? Un brin pompeux, je trouve. Essayons autre chose, en ce cas…mmhhh… disons… Henry Lepois, ancien sous-officier de l’armée impériale, corps expéditionnaire du Tonkin, médaillé de guerre, opiomane repenti et fervent… comment dirions-nous ? Fervent adepte des croisements inter races, peut-être ?

Le policier se retint de montrer la moindre réaction. Cet homme connaissait en apparence tout de sa vie. Même ses secrets les mieux cachés. Même ses démons les plus profondément enfouis. Il se sentit mis à nu, dépossédé de ce qu’il était, de sa vie, de son passé. Le meilleur des argousins en saurait moins que ça à son sujet.

— Je sais, je sais. Je vous connais mieux que votre mère. Si tant est, bien sûr, qu’elle fût encore de ce monde. Mais passons, assez parlé de vous, voulez-vous ? Abordons le sujet qui me passionne depuis ma plus tendre enfance : moi. Qui suis-je, demandiez-vous ? Si je vous amenais à la conclusion par une série d’indices savamment délivrés, peut-être y trouveriez-vous votre dû, mais je risquerais de me lasser avant la fin de ce petit jeu. Si par contre je vous répondais que je suis le Poinçonneur, je perdrais une jolie occasion de vous faire lanterner, n’est-ce pas ? Alors… Mais… quel est ce regard ? Aurais-je vendu la mèche sans le vouloir ? Enfer, je me suis laissé emporter par mon beau discours ! Et moi qui avais prévu tout un laïus passionnant…

L’homme sourit à nouveau, pleinement amusé tandis que Lepois pâlissait, des gouttes de sueur perlant à son front. Le Poinçonneur. Bon Dieu ! Il se trouvait entre les mains de ce fumier, et l’autre jouait avec lui. Comment avait-il pu se fourrer dans un tel merdier, une fois de plus ?

— Maintenant que les présentations sont faites, inspecteur, nous allons pouvoir avancer. De grâce, toutefois, ne m’appelez pas par ce surnom ridicule. Je ne l’ai jamais aimé, mais il n’est pas possible d’aller contre sa propre légende, hélas ! Appelez-moi, si vous souhaitez vraiment me donner un nom, par l’une de mes identités. Pour vous, aujourd’hui, ce sera Auguste, s’il vous plait.

Le tueur s’inclina, mima une révérence protocolaire, salut à la gasconne, un chapeau à plume imaginaire à la main. Lepois ne parvenait à y croire. Après l’avoir cherché pendant des jours et des jours, il se trouvait devant le Poinçonneur, ce bourreau à l’origine de tant de meurtres de femmes dans tout Paris. Et l’autre s’amusait de la situation, savourait cette victoire. Ironique destin de flic !

— Que voulez-vous ? lâcha malgré-lui le policier.

La sentence tomba, impitoyable. La canne vint s’abattre sur son épaule, lui arrachant un cri de douleur tandis que son bras tout entier irradiait de souffrance.

— Je vous ai dit plus de question ! tonna son tortionnaire. Ne comprenez-vous pas les mises en garde, à la fin ?

Lepois serra les dents, le front crispé. Son cœur battait à tout rompre, il haletait. Il aurait voulu se lever, se jeter sur ce monstre. Lui arracher la langue, ôter ce rictus qui semblait se moquer de lui depuis le commencement. Il savait qu’il n’avait aucune chance. Au moindre mouvement dangereux, le Poinçonneur se reculerait. Dieu savait ce qu’il pouvait posséder comme armes ou, pire encore, comme instruments de torture. Le policier devait se l’avouer : il tremblait de peur. Une peur violente, insurmontable, qui menaçait de l’emporter s’il n’y prenait pas garde. Il tenta de se calmer, respira profondément. En vain. Son épaule meurtrie l’élançait, et la seule présence du tueur suffisait à lui glacer les sangs.

— Je vous ai étudié, depuis que vous avez commencé, assez stupidement, il faut l’avouer, à me rechercher. Ceci dit, vous vous montrez bien plus efficace que ces imbéciles de la Brigade. Même pas capables de remonter une piste. Pitoyable. Je suis sûr, à ce sujet, que vous les avez crus à mon service, n’est-ce pas ?

Le policier hésita à répondre. Chaque mot pouvait être un piège tendu à son encontre. Chaque phrase pouvait entraîner une sanction, un coup, un supplice. Mais s’il se taisait, il ne ferait qu’attiser encore les réactions du tueur.

— Je l’ai pensé, effectivement, murmura-t-il du bout des lèvres. C’était la seule réponse crédible à mes yeux devant l’absence totale d’avancée de leur part.

— Cela aurait pu en être ainsi, vous avez raison. J’avoue même que j’aurais aimé ce scénario. L’assassin qui aurait infiltré la Brigade chargée de le capturer. Avouez tout de même qu’il y aurait eu là matière à roman, non ? Mais les choses sont plus simples que cela, j’en suis navré.

L’homme se tut, conscient d’avoir aiguisé la curiosité de son prisonnier. Il s’éloigna de quelques pas, alluma une lampe à pétrole qui éclaircit la pièce. Enfin, Lepois parvenait à discerner avec plus de précision où il se trouvait. Une cave, de toute évidence, il s’en doutait déjà. Mais bien plus propre qu’il ne l’aurait imaginé. Elle ressemblait même fortement à la salle d’autopsie de Balas, avec sa table d’acier, ses instruments, ses parois de faïence. Des éprouvettes, tubes et réceptacles de formes et de tailles diverses lui donnaient toutefois plutôt l’aspect d’une sorte de laboratoire souterrain.

— Impressionnant, n’est-ce pas ? se paonna le tueur. Ceci est mon petit chez moi, la pièce dans laquelle j’aime à m’adonner à quelques expériences, à mes heures perdues. Mais ne vous méprenez pas, s’il vous plaît. Je ne découpe personne, ici, sortons des clichés, je vous en prie. Apprenez, inspecteur, que je me passionne pour la chimie. Rien de spectaculaire, bien sûr, pas de transmutation de fer en or, je laisse ça à ces corniauds d’alchimistes. Non, moi, ce que j’affectionne, c’est la recherche médicale. Etonnant, pensez-vous ? Je ne désespère pas de découvrir un remède pour quelque maladie incurable. Reste à savoir si je divulguerai ma découverte pour le bien de l’humanité. Ou pas.

Il remplit un verre d’un liquide ocre, le porta à ses lèvres, terminant son geste d’un claquement de langue

Cet homme est fou, songea Lepois. Il s’amuse, joue, manipule à son envie.

— Ce bourbon n’a pas son pareil pour alléger l’esprit et libérer les pensées. Je vous y ferais bien goûter, mais je n’en ai pour le moment pas envie. Mais revenons à la Brigade. Sachez, inspecteur, que je n’ai aucun rapport avec eux. J’aimerais croire qu’ils ne progressent pas à cause de ma grande intelligence, mais il semblerait, malheureusement, que la vérité soit ailleurs. Ces braves policiers, élite parmi l’élite, n’avancent pas parce qu’ils ne le veulent pas. C’est désolant, presque humiliant. Mais j’ai dû me résoudre à cette triste conclusion. J’ai pourtant bien essayé de les tester, laissé des indices gros comme un général de division en retraite, mais rien n’y a fait : ils sont restés bredouilles, inutiles, inaptes.

Lepois, malgré lui, écarquilla les yeux. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? La Brigade était mauvaise, fait établi pour lui de longue date. Marin était un incapable, un branquignole, et ses hommes des manchots sans cervelle. Une question brula les lèvres de l’inspecteur : qui contrôlait la Brigade et l’empêchait de progresser, si ce n’était le Poinçonneur ? Le tueur remarqua la stupéfaction de son prisonnier. Il devait même l’attendre. Il l’observa longuement, avant de s’appuyer sur le dossier d’un fauteuil, les deux mains sur sa canne.

— Hé oui, inspecteur. Qui ? n’est-ce pas ? Qui les manipule, dans ce cas ? Voilà de quoi ranimer un mort, vous ne croyez pas ? J’ai ma petite idée, bien évidemment, mais je préfère pour le moment rester silencieux à ce sujet. Il est des rochers qu’il vaut mieux ne pas retourner, la bête tapie dans l’obscurité étant bien trop dangereuse pour venir la chatouiller.

Une porte grinça sur ses gonds, dans l’obscurité du fond de la pièce. Un rais de lumière pénétra dans le laboratoire, une silhouette se découpa dans l’encadrement. Le Poinçonneur se tourna vers le nouvel arrivant, lui fit signe d’approcher.

— Entre, mon cher ami, entre donc. L’inspecteur et moi t’attendions.

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