Chapitre 12

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Ça n’avait aucun sens.

Lepois releva la tête après avoir parcouru des centaines de documents. Son crâne bourdonnait, son dos et son cou, raidis par l’immobilité. Il se passa la main dans les cheveux, défit des boucles rebelles puis se massa les tempes, comme pour ls’aider à ingurgiter les informations.

Il n’y comprenait rien. Les pièces étaient nombreuses, détaillées, foisonnaient d’interrogatoires, de notes, de recherches. Des jours auraient été nécessaires pour espérer n’en exploiter que la moitié. Le Poinçonneur avait apparemment tué treize femmes, Olga incluse. Bien loin des sept officielles. Cela n’étonnait pas l’inspecteur : la police avait pour habitude de garder nombre de secrets et de n’en divulguer qu’une infime partie à la populace.

Treize victimes. Et autant d’enquêtes, de pistes, de témoignages. Mais s’il prenait du recul, analysait l’ensemble, il n’en ressortait rien. Des kilomètres de papier noircis, sans aucune progression, réflexion, ni avancée. L’inspecteur éprouvait l’étrange sentiment de se trouver face à l’impressionnante bibliothèque d’un fin érudit, dont tous les livres ne seraient que des trompe-l’œil sans aucun contenu.

Il rangea avec soin les éléments d’enquête et reverrouilla les tiroirs crochetés. Ses articulations engourdies protestèrent quand il se leva. Il se pinça les ailes du nez, se frotta les paupières. Ses cervicales craquèrent l’une après l’autre. Désagréable, comme toujours. Il regarda sa montre à gousset : cinq heures du matin. Il était temps de filer.

Dans la pièce principale, Piémont avait, de son côté, bien avancé. Efficace et consciencieux, il avait exploré des dizaines de tiroirs, replaçant tout à mesure qu’il progressait. Même le plus maniaque des flics n’y verrait que du feu. À l’approche de Lepois, l’Italien se tourna vers lui, grimaçant de dépit.

— C’est que du vent, là-dedans, grinça-t-il de son accent transalpin. Des pages de stronzate dont il n’y a rien à tirer. Qu’est-ce que c’est que ces schiocchi, chef ?

— Aucune idée, marmonna Lepois.

Il aurait voulu s’asseoir, prendre le temps de réfléchir, assimiler leur découverte. La Brigade, fer de lance de la lutte contre le Poinçonneur, ces soi-disant flics d’exceptions, directement sous les ordres du ministre de la Police Baroche, ne servaient à rien ! En six mois, ils n’avaient pas été foutus d’avancer d’un pouce. N’importe quel condé de quartier, même le pire d’entre tous, aurait obtenu plus qu’eux en une semaine d’enquête !

Comment expliquer cette mascarade ? Étaient-ils si médiocres ? Il en aurait attesté, bien sûr, mais à ce point-là ? À moins que le Poinçonneur ne s’avérât plus malin qu’eux ? Ou bien… ou bien quoi, d’ailleurs ? À nouveau, face à lui, une brume épaisse. Il avait forcé une porte interdite, espérant y voir plus clair, et se retrouvait devant une centaine d’autres, toutes cadenassées et hors d’atteinte.

— C’est comme s’ils voulaient faire croire qu’ils travaillaient, reprit l’Italien. Per lo spettacolo.

— C’est ça, approuva l’inspecteur, maussade. Juste bon pour épater un œil profane.

Qui ce manège devait-il impressionner ? Le préfet ? Le ministre ? La populace ? Bon sang ! Il en avait assez de ces questions, poupées gigognes dont il ne voyait pas la fin.

— J’ignorais que l’empire pouvait gaspiller de l’argent pour rien, s’amusa l’ancien policier. Si j’avais su, j’aurais demandé à Napoléon deux ou trois cent mille francs.

— Sûr qu’il te les aurait accordés, avec ton sourire de Don Juan.


Un sifflement, à peine audible.

Depuis le couloir, Crochaille venait d’émettre le signal : quelqu’un s’approchait. Manquait plus que ça ! Lepois inspecta la pièce. Tout paraissait en ordre, identique à ce qu’ils avaient trouvé à leur arrivée. Ça devrait donner le change.

— On file, souffla-t-il à Piémont.

Ils sortirent des locaux de la Brigade en silence, les sens aux aguets. Crochaille, immobile, leur fit signe, pointant l’obscurité.

— Des bruits de pas, en dessous, murmura le guetteur.

Devant eux, l’escalier. Une lumière blafarde dansait sur les marches inférieures. On venait dans leur direction ! Pas de cris ni de cavalcade, on ne les avait pas encore repérés. Lepois réfléchit, se rappela le plan de la préfecture. Ils n’avaient que peu de choix, s’ils voulaient éviter les nouveaux venus.

— Par ici, souffla-t-il à ses compères.

Il s’élança, obliqua vers un couloir si étroit que deux personnes ne pouvaient s’y croiser de front. Ils progressèrent pendant dix mètres encore, puis empruntèrent un passage sur leur gauche. Juste à temps. À peine Piémont, le dernier de la file, franchit-il le coude que la lueur vive d’une lanterne lécha les murs derrière lui.

— Tu vois bien qu’il n’y a personne, marmonna une voix endormie.

— N’empêche que je te jure d’avoir entendu du bruit, tout à l’heure, au-dessus de nos têtes, répliqua un deuxième homme d’un ton bourru.

— Ouais, ben, en attendant, je me serais bien passé de cette promenade. Les autres ont dû vider le dernier pichet de vin, et j’avais une main d’enfer !

Les deux inconnus se turent. Leur lampe oscilla de droite et de gauche. Lepois et ses camarades retenaient leur souffle. Ils n’osaient plus bouger, de peur qu’un craquement du plancher ou un raclement de semelle n’attirât l’attention des flics. S’ils poussaient plus avant leur exploration…

— Hé, t’as vu, s’exclama le premier homme. La Brigade ferme même pas à clé, maintenant. On y jette un œil ?

— Ouais, c’est ça, vas-y, grogna le deuxième flic. Si tu veux perdre une rotule et la moitié de tes dents, surtout, vas-y. C’t’endroit est interdit à nous autres, tu le sais bien.

— Et si y a des intrus et qu’ils sont cachés là-dedans, hein ?

— Si y a des intrus, comme tu dis, ils connaîtront le même sort. Moi, je rentre pas. Balance un coup de lampe, pour voir, mais j’irai pas plus loin.

La porte, bon dieu ! Dans leur précipitation, ils avaient oublié de refermer cette foutue porte ! Lepois l’entendit pivoter sur ses gonds. Des bruits de pas, puis le silence, et au bout de courtes secondes :

— Voilà, ça y est, t’es content ? Y a personne, comme je te l’avais dit. Maintenant, je me carre de ce que tu fais, mais moi, je redescends !

Maugréant, le flic rebroussa chemin. La lumière passa devant leur étroit couloir. Derrière lui suivait à pas pressés le deuxième policier, à l’origine de cette courte expédition qui avait failli coûter cher à Lepois et ses complices.

— Bien joué, Crochaille, murmura-t-il une fois les deux flics éloignés. Sans toi, on serait allongés sur le sol, les mains menottées dans le dos à cette heure-ci.

— Rien n’échappe à mon ouïe, chef.

— Sauf quand ta femme s’égosille avec ton cousin, lança Piémont, sarcastique.

— T’vas voir, c’que je vais te mettre, j’vais te faire plaisir à l’italienne, moi ! grogna le monte-en-l’air.

Par la Madono ! C’est moi qui vais te trancher, succhiacazzi !

— Silence ! intervint l’inspecteur avant que la situation ne dégénérât, la main sur son artillerie. Le prochain qui l’ouvre, je le dessoude ! Si vous voulez vous asticoter, vous ferez ça dehors. On n’est pas passés loin de la catastrophe, j’ai pas envie que nos deux fureteurs repointent le bout de leur nez.

Les deux hommes, prudents, choisirent de faire profil bas. Non sans se jeter de furieux regards qui auguraient un règlement de compte prochain. Lepois repartit aussitôt, glissant le long des murs obscurs. Il leur restait encore une heure avant que l’équipe de jour ne vînt prendre son poste. Largement de quoi s’extirper de ce guêpier.


L’Assommoir, leur camarade laissé dans l’entrepôt pour couvrir leurs arrières les attendait sagement, assis sur trois policiers entassés sur le sol, inconscients.

— Qu’est-ce que t’as fichu ? s’alarma l’inspecteur.

— C’est pas ma faute, chef. Ces trois flics ont décidé de faire une ronde. Ou de pisser dans l’impasse, j’sais pas. Mais quand ils ont vu que la porte était ouverte, ils sont rentrés. Il a bien fallu que j’agisse.

— Tu les as…

La brute partit d’un rire retenu, borborygme proche d’un éléphant dont on aurait muselé la trompe.

— Naaaaan, chef, j’obéis aux ordres, moi ! Assommé, vous avez dit. Ils se réveilleront d’ici une heure ou deux avec un sacré mal de crâne, c’est tout. Enfin… sauf pour celui-là, peut-être, ajouta-t-il d’un mouvement de tête. Il a rouvert les yeux, alors il a eu droit à une double dose.

Nouveaux gloussements tempétueux, accompagnés des ricanements des deux autres brigands, toujours satisfaits de voir la maréchaussée à terre. Lepois se serait tapé le front de dépit. Il se dirigea vers les corps et s’agenouilla, pâle, aux pieds du policier en question, un gaillard à l’épaisse moustache rousse. Il tâta son pouls avec appréhension. Il battait. L’inspecteur poussa un soupir de soulagement : une double dose de l’Assommoir se soldait souvent par un dernier souffle.

— Sombre crétin ! Tu ne te rends pas compte que ça va nous attirer tous les ennuis du diable, cette histoire ? s’emporta l’inspecteur. Avec trois flics sur le carreau, ils vont mener une enquête, c’est obligé.

Et un des deux policiers en vadrouille de tout à l’heure se souviendrait alors de la porte de la Brigade ouverte, songea Lepois. Avec de la chance, ils garderaient le silence, craignant une sanction pour ne pas avoir inspecté les lieux. Mais si l’un d’eux parlait, Marin comprendrait aussitôt qui se trouvait à l’origine de l’effraction de la préfecture. Et une nouvelle chiée de purin tomberait sur lui. Il allait finir par s’en étouffer, à force. Mais chaque chose en son temps. D’abord sortir. Puis voler une heure ou deux de sommeil. Ensuite reviendrait le plaisir des emmerdements.

— Bon, reprit l’inspecteur d’un ton grave sous le regard penaud des trois autres. Inutile de traîner. Les flics ne vont pas tarder à se réveiller, et vaudrait mieux ne pas se trouver dans les parages à ce moment-là.

— J’peux leur refiler une couche de plus, si vous voulez, chef, proposa la brute.

— Non… non, ça ira. Je crois que tu en as assez fait. On va éviter de se prendre sur le râble trois meurtres de collègues. Tirons-nous avant que ça grouille de képis.

Il marqua une pause

— Comme convenu, vous aurez vos ballots de tabac demain soir, livrés port au blé par Archibald.

Archibald était un contrebandier… particulier. Plutôt que de se risquer à tenter la course avec les gabelous, il avait opté pour la discrétion et remis à flot un antique sous-marin du début du siècle. Son Nelson, se vantait-il, aurait même combattu à la bataille de Brest en 1805, où la flotte anglaise fût défaite, point de départ de l’invasion de l’île bretonne.

— Cet ivrogne navigue toujours ? lâcha Crochaille. Il a pas encore détruit son rafiot ?

— En attendant, rétorqua Lepois, c’est le seul à passer sans encombre entre les mailles des douaniers.

— Vous m’étonnez, chef, ironisa Piémont. Il flotte pas, il coule, dans son tube de métal qui pue la mort. Et d’ailleurs son tabac, il sent la vase.

— Si vous n’en voulez pas, de sa vase, dites-le-moi, s’irrita le policier, je trouverai preneur.

Les trois voleurs n’ajoutèrent rien. Même moisie, on ne refusait jamais une cargaison offerte. Question de principe.


Après un rapide coup d’œil au-dehors, le groupe sortit de l’entrepôt, reprenant en sens inverse le chemin de l’aller. Lepois ne se trouvait déjà plus là, ses pensées occupées par ce qu’il venait de découvrir.

Parvenu quai de l’Horloge, il chancela soudain, s’appuyant de justesse contre le tronc d’un arbre.

— Chef, faudrait songer à dormir un peu, s’inquiéta Crochaille. Vous ressemblez aux cadavres de la morgue avec votre tête.

C’est Balas qui serait content.

Le policier se redressa, porta la main à son front. Il se sentait fiévreux, un étau lui enserrait le crâne. Passée la tension de leur braquage, toute énergie le fuyait. S’il s’était écouté, il se serait allongé sur le quai de la Seine, pour une poignée d’heures de repos.

— On vous raccompagne, inspecteur ? proposa Piémont, résidu d’esprit de corps de flic.

— Ça ira, bredouilla Lepois. Je… on doit se séparer, pour pas attirer l’attention. Il les fixa tour à tour, sourit avec difficulté, avant d’ajouter, d’une voix lasse : merci pour votre aide. Sans vous…

Ses mots restèrent en suspens. D’un signe de tête bref et complice, le quatuor se sépara, chacun dans une direction différente. Combien de temps avant que ces malfrats ne parlent et se vantent de leurs exploits ? se demanda l’inspecteur. À la réflexion, cette escapade à la préfecture n’était peut-être pas l’idée du siècle. Et en plus, avec tout ça, il avait oublié de laisser un souvenir à Marin...

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