Chapitre 11

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À la nuit tombée, Paris muait. Les becs de gaz s’allumaient, les ombres grandissaient autour des badauds qui pressaient le pas. Des boutiques fermaient, tandis que d’autres, plus discrètes, s’ébrouaient pour une longue veillée. Les ouvriers, camelots, agents de bureaux ou artisans quittaient leur travail. Ils s’effondreraient dans leur lit, ivres de fatigue, et parfois d’alcool, ou se noieraient dans les fêtes et lieux de perdition de la capitale. Les malandrins sortaient de leurs tanières, prêts pour leurs maraudes nocturnes.

La préfecture de Police, elle, ne dormait jamais. Bastion de l’ordre et de l’autorité, elle surveillait les citoyens, depuis la rive nord de l’île de la Cité. L’ancien hôtel des premiers présidents du Parlement de Paris, dédale de couloirs, escaliers et recoins aussi sombres qu’insalubres, ne parvenait pas à absorber le crime endémique de la capitale. Faute de place, un suspect, profitant d’un transfert entre deux salles, pouvait s’échapper à l’occasion d’une bousculade. Victimes et bourreaux se croisaient, quand ils ne se retrouvaient pas réunis dans la même pièce et des complices, laissés ensemble, convenaient d’un discours crédible avant l’interrogatoire. Parfois, un témoin précieux finissait poignardé dans un passage exigu par l’homme de main d’un accusé. Franchir les portes de la rue de Jérusalem s’avérait souvent plus risqué que de s’enfoncer dans les taudis de la cité.

Dans les sous-sols moisissaient les prévenus attendant de connaître leur sort. Entassés dans des cachots humides, plongés dans l’obscurité, une tout autre loi s’imposait : celle du plus fort et du plus violent. Seuls de rares privilégiés, protégés en haut lieu ou particulièrement riches, évitaient cette fosse commune et trouvaient refuge dans les cellules du niveau supérieur. On s’y serrait à quatre ou cinq dans quelques mètres carrés, mais le repas était servi deux fois par jour et, avec un peu de chance, on pouvait se dégotter une couverture presque saine.

Ce temple sacré reflétait l’image de la maréchaussée dans tout l’empire : inefficace, débordée et gangrénée par la corruption.


— Inspecteur, vous êtes sûr de votre affaire ? s’inquiéta Crochaille, l’un des trois voleurs réunis avec Lepois autour d’une table de trictrac.

— Ouais, rétorqua le policier d’un ton neutre.

— La préfecture, c’est bien ça ? intervint l’Assommoir, le deuxième malfrat.

— C’est ça.

— Là où se trouvent la moitié des condés de Paris ? trancha Piémont, troisième du lot.

— À quelques dizaines près, c’est plus ou moins ça, oui.

— Et l’idée n’est pas de cambrioler la place pour de l’argent ?

— Pas vraiment, sourit l’inspecteur.

— Mais c’est de la folie ! Autant forcer la prison de la Grande Roquette directement ! grogna Crochaille.

— Ou s’y rendre tout seul, menottes aux poings, appuya l’Assommoir.

— Je préférerais encore faire le casse de la Banque Impériale, ajouta Piémont. Personne ne l’a tenté, et là, au moins, ça épaterait les copains !

— Ceci dit, son directeur vient de se faire limoger pour avoir détourné les millions du corps expéditionnaire du Mexique, remarqua Crochaille, sourire en coin. Il doit plus rester grand-chose, et en réalité, on serait pas les premiers à forcer Madame.

— Messieurs, intervint Lepois. Si j’ai fait appel à vous, ce n’est pas sans raison. Les casses, ce sont vos affaires, pas les miennes. Et vous êtes les meilleurs dans toute la capitale pour ce genre d’histoires.

Flatterie peut-être facile, mais proche de la vérité. Ces trois-là étaient considérés dans le milieu comme les princes des monte-en-l’air, les rois de la cambriole, les empereurs du crochetage. Aucune serrure, aucune armoire blindée ni coffre ne leur résistait. Conscients de leur réputation, ils n’acceptaient de nouveaux coups qu’en s’assurant d’être payés rubis sur l’ongle. Ou à condition que ça leur permît d’augmenter encore leur légende. Et sur ce coup, ils allaient être servis.

L’inspecteur les avait convoqués dans le sous-sol de cette salle de jeu du Marais suite à l’humiliant échec subi dans la matinée : optimiste, ou un brin stupide, il avait tenté de pénétrer dans la préfecture. Il avait profité de l’animation et du tohu-bohu pour franchir la garde sans encombre, s’enfonçant dans les méandres du bâtiment en direction des locaux de la Brigade Spéciale. Il avait croisé plusieurs visages familiers, les saluant d’un bref signe de tête. Certains regards se posaient sur lui avec curiosité. D’autres, avec beaucoup plus d’animosité.

Une lourde main s’était soudain abattue sur son épaule, stoppant net sa progression inespérée.

— T’as rien à faire ici, lui avait asséné l’inspecteur Marin, responsable de la Brigade.

— Marin, t’es encore là ? Il est passé midi, et tu travailles encore ? Tu vas finir par t’user à la tâche, mon ami.

— Rigole, avait rétorqué le flic, piqué au vif. Mais moi, j’ai toujours ma plaque, à cette heure-ci. Vu que tu as été mis à pied, tu es considéré comme un intrus dans la maison. Donc, tu as le choix : tu décampes, ou tu finis au sous-sol.

— Je vois que, pour une fois, t’es au courant de quelque chose, siffla Lepois. Tu vas peut-être ressembler à un flic, un jour ?

L’inspecteur savait qu’il était inutile de négocier : la partie était déjà perdue. Deux policiers, bras droits de Marin et recrutés parmi les ex-bagnards, l’avaient escorté, ou plutôt expulsé, vers la sortie.

Il avait au moins tenté la voie légale avant d’entrer par la porte de derrière. Toujours ça qu’il pourrait avancer, s’il se faisait pincer.

— Je connais la maison comme ma poche, rassura le policier, afin de galvaniser ses troupes. Je vous ai promis cinq cents francs en guise d’acompte, les voilà. Il marqua une pause, ajoutant dans un sourire : en réalité, il manque cinquante billets… les faux frais, vous connaissez ça...

Sans leur laisser le temps de répondre, il enchaîna et leur dévoila son plan : ils passeraient par la rue de Jérusalem, puis par celle de Nazareth. Au-delà de l’arc de pierre surplombant cette impasse qui donnait jadis dans la cour de la Sainte-Chapelle, ils trouveraient une double porte, assez large pour laisser passer un chariot. Celle-ci ouvrait l’accès à une réserve. L’endroit n’était pas gardé, ils pourraient sans peine s’infiltrer dans le bâtiment.

Les trois malfrats renâclèrent encore un peu. Il ne s’agissait que de discussions de façade : malgré leurs doutes, ils avaient hâte de forcer ce repaire de flics. De quoi se faire payer des coups à boire jusqu’à la fin de leur vie en échange d’anecdotes bien choisies. À condition de ne pas être capturé ni de se récupérer une méchante balle entre les omoplates.


Vingt-trois heures. Le groupe patientait sous un porche, à vingt mètres de la préfecture. L’équipe de nuit avait pris sa garde, le calme était en partie revenu. Ils s’engouffrèrent un à un dans le passage, comme n’importe quels quidams qui viendraient déposer à la police. Ombres silencieuses, ils dépassèrent l’entrée principale et poursuivirent leur chemin, longeant les murs, pour s’arrêter devant la porte de la réserve. Cette partie du plan restait la plus dangereuse : que quelqu’un surgît, et ils se retrouveraient faits comme des rats, à fureter en pleine nuit dans des lieux interdits.

Lepois sentit son pouls s’accélérer, mais Crochaille, le plus adroit des acolytes, vint à bout du cadenas en une poignée de secondes. Sans un bruit, ils pénétrèrent dans la vaste pièce. Silencieuse. Déjà ça de pris. Comme convenu, l’Assommoir, le plus costaud des compères, resterait là à monter la garde. Il avait la charge de surveiller leurs arrières et, si besoin, de neutraliser d’éventuels importuns.

— Oublie pas ce que je t’ai dit, murmura l’inspecteur. Tu endors, mais tu tues pas. Dose ta force.

— Promis, chef. J’estourbis et je tue pas, opina la brute.

— Gant de velours, hein ? appuya par sécurité le policier.

— Et main de fer, chef, s’amusa l’Assommoir.

— Alors, garde-les dans tes poches, s’il te plaît.

Finalement, cette partie du plan s’avérait la plus risquée.

Lepois se dirigea vers un escalier aux pierres usées par les allées et venues, suivi des deux brigands restants. Ils avançaient avec prudence, dissimulés dans l’obscurité, tout juste éclairés par les rayons de lune filtrant à travers d’étroites fenêtres crasseuses. Ils se trouvaient loin du cœur palpitant de la bâtisse, et cette aile devait demeurer déserte. À moins de tomber sur un flic insomniaque ou un employé zélé.

Depuis combien de temps, d’ailleurs, l’inspecteur n’avait-il pas dormi ? Il ne parvenait plus à en établir le compte. Trente-six heures, peut-être ? Sournoise, la fatigue profita de ce questionnement pour se répandre dans son corps. Ses membres s’engourdirent, ses paupières s’alourdirent. Tu vas quand même pas pioncer ici ? Il se mordit l’intérieur des joues, secoua vivement la tête.

— Ça va pas, chef ? interrogea Crochaille.

— C’est rien, marmonna Lepois. On continue. Et on l’écrase.

Il se dirigeait de mémoire, bifurqua au croisement d’un couloir, tourna vers un passage entre deux bâtiments, tête baissée pour ne pas se cogner. Les portes fermées défilaient. Aucune lumière n’en filtrait, aucun bruit ne les transperçait. Dans cette partie de la préfecture, la machinerie complexe de la police s’était assoupie, au moins pour plusieurs heures.

Une dernière volée de marches, une pièce déserte et biscornue, et enfin, le Graal, l’entrée des bureaux de la Brigade.

— Crochaille, à toi, ordonna Lepois.

L’homme aux doigts de fée s’exécuta. Ses outils tournoyèrent dans la serrure dans un gracieux ballet. Des cliquetis discrets, puis le bruit du pêne qui cédait, ultime signal de sa désespérée résistance. Malgré sa complexité, le verrou n’avait pas tenu plus d’une minute.

— Et voilà, chef ! s’enorgueillit le cambrioleur. Comme à la parade.

Lepois le félicita d’un signe de tête, puis actionna la poignée.


La pièce était bien déserte.

L’inspecteur n’en revenait pas. La Brigade venait tout juste d’écoper d’un nouveau cadavre du Poinçonneur, et ces gars-là avaient, en braves fonctionnaires impériaux, quitté leur bureau comme tous les jours pour rentrer manger leur soupe avec bobonne ! Lepois songea avec plaisir à Marin, dormant du sommeil du juste tandis qu’il violait son intimité... professionnelle.

Pour la première fois, il pénétrait dans le Cénacle, intrus perdu au milieu de l’élite de la police. Du moins, était-ce ce que pensaient les flics de la Brigade. Il observa bureaux, armoires et étagères, tous débordant de documents, carnets, plans ou notes. Ils auraient besoin d’une bonne partie de la nuit pour éplucher cette masse. Par où commencer ?

— Crochaille, tu fais le guet, ordonna Lepois. Piémont, viens avec moi. Ouvre les armoires fermées à clé en premier, et vois ce que tu y trouves. Je veux de la délicatesse, que personne ne remarque notre passage. Moi, je vais chez les inspecteurs, voir ce qu’il y a à piocher.

— Bien, chef, répondirent de concert les deux compères.

Piémont, transalpin originaire de Turin, se mit aussitôt à l’ouvrage. Ancien capitano des carabiniers du Roi de Rome, sa double compétence de voleur et de limier apportait au policier un plus indéniable, lui faisant gagner un temps précieux.

Lepois choisit bien sûr de fouiller en premier le bureau de Marin. Impossible à rater, son nom s’affichait en lettres dorées sur un écritoire de cuir rouge. Quel pédant imbécile ! L’inspecteur s’assit, posa ses mains à plat sur le plateau de bois. Il huma l’atmosphère, renfermée et poussiéreuse – comme Marin – et lutta contre une furieuse envie de souiller le délicat coussin de velours destiné au confort du fessier de ce maraud de flic.

Te laisse pas distraire. D’abord le travail, ensuite, les plaisirs.

D’un geste assuré, il déverrouilla le premier tiroir du secrétaire placé derrière lui. Il en sortit une pile de dossiers et s’attela à les parcourir avec avidité, plissant les yeux dans la pénombre.

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