Chapitre 9

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Le policier traversa le boulevard-frontière, englué dans de la mélasse au milieu d’un épais brouillard. Il avait profité de la courte marche pour ordonner ses pensées, ranger les maigres éléments en sa possession, noter les prochaines étapes de son enquête. La Louisiane, en premier lieu. Il irait ensuite retrouver une vieille connaissance.

Mais Mary le perturbait. Elle l’avait entraîné dans ce bourbier. Juste pour une amie ? Ça ne collait pas. Et maintenant que la situation risquait de dégénérer, elle faisait marche arrière, l’incitait à abandonner. Malgré ses paroles de miel, les informations données sur le bordel et la visite médicale sonnaient faux. Savait-elle quelque chose sur Olga ? Ou bien demeurait-elle dans cette ignorance dont elle se parait ?


— Olga qui ? lui cracha au visage un homme épais et couturé de derrière son comptoir.

Ici, Lepois n’était plus chez lui. Son territoire s’arrêtait sur le trottoir d’en face, et il n’était pour son interlocuteur qu’un importun trop curieux, rentré dans le Louisiane à la recherche de bon temps.

— Olga Perentchka, répondit l’inspecteur d’une voix neutre, sans laisser transparaître aucune émotion.

L’homme cracha par terre, de son côté du bar. Inutile d’imaginer l’état du plancher, à ses pieds.

— Connais pas, grogna-t-il, un sourire narquois aux lèvres.

De ceux qu’on arbore en guettant la réaction de celui d’en face, à l’affût de la moindre excuse pour lui tomber sur le râble. De ceux que l’inspecteur avait coutume d’user à foison.

Bien. Il allait donc devoir monter d’un cran. Lentement, il étudia la salle. Précaution inutile, il avait déjà repéré les lieux à son arrivée. Mais il convenait de toujours soigner la mise en scène.

L’endroit était quasiment désert. Trois jeunes femmes, assises avec nonchalance sur un canapé, lui jetèrent à peine un regard. Pas vraiment avenantes, les demoiselles. Pourtant jolies, blondes, pulpeuses et avec quelque chose d’inhabituel dans les yeux. Peut-être une touche de tristesse, ou de désespoir. Un client solitaire installé à une table finissait son verre de vin, le nez plongé dans ses pensées. Deux hommes jouaient aux cartes, dans un coin. Des billets froissés allaient et venaient entre deux jurons.

Rien d’original. À l’exception de la décoration. Des moulures sur toutes les poutres, un balcon ouvragé courant tout autour du premier étage, des odeurs d’épices et de rhum. Surchargée, elle devait probablement imiter le style colonial de la province impériale d’Amérique dont elle tirait le nom. En dehors de cette particularité, le policier connaissait ce genre d’endroit. Interchangeables, ils fonctionnaient tous selon les mêmes règles. Et là, il se retrouvait dans son univers.

— Alors, mon gros, siffla-t-il, une fois sa tournée d’inspection achevée. L’homme grinça, serra ses deux battoirs à viande qui lui servaient de mains. Tu dois avoir du flair, sans quoi on t’aurait pas mis à ce poste d’observation. Et donc, en bon chien de garde que tu es, t’as dû sentir en moi le flic avant même que j’entre.

Un flic qui sent le charbon et la poussière, songea Lepois avec ironie. Mais inutile de s’attarder sur ce genre de détails.

— Tu sais qu’il me suffit d’un claquement de doigts pour faire descendre les mœurs dans ton bouge, poursuivit-il d’un ton menaçant. Et tu les connais, les mœurs. Ils se servent d’abord, et ensuite… eh bien, ils se servent encore. En amochant une fille ou deux au passage, pour le plaisir.

— Dis donc, l’artiste ! gronda le molosse. Sa main fila sous le comptoir, en sortit un merlin taché de sang. T’es pas chez toi ici, le cogne, t’as pas à faire ta loi.

Il écrasa son arme à quelques centimètres des doigts de Lepois.

Le gros avait plus ou moins raison. Il n’avait aucune légitimité pour intervenir dans ce bouge. Et se posait toujours le problème du protecteur. Flic ou voyou, il n’en savait rien. Le respect des conventions entre gens du métier aurait voulu qu’il n’empiétât pas sur les plates-bandes du voisin. Ou qu’il prît au moins la peine de l’avertir auparavant, afin de trouver un arrangement civilisé et juste pour les deux parties. Ce qui impliquait le moins de pertes possible : associés, argent ou filles, au choix.

D’un geste vif, Lepois libéra un pan de son manteau et dévoila son revolver marine étincelant. L’homme marqua un temps d’arrêt, observa le policier, calcula ses chances de battre de vitesse une balle. Malgré ses maigres connaissances balistiques, il se ravisa et opta pour une autre approche, plus en douceur. De bourrin en pleine charge, la brute devint bourrin au galop. Finesse.

— T’es bien bâti, j’dois l’admettre, lança-t-il. Mais avant qu’on poursuive, elle est où ta carte de cogne ?

La carte. Forcément. Pas si bête que ça, malgré les coups qu’il avait dû se prendre sur la caboche au cours des années. Le molosse s’était souvenu qu’en cette époque impériale, où la police et l’armée jouissaient quasiment des pleins pouvoirs, n’importe quel agent n’avait qu’à montrer patte blanche pour au moins imposer le silence durant quelques secondes. Il pouvait, bien sûr, repartir ensuite entre quatre planches s’il n’avait pas su se montrer assez persuasif. Les risques du métier. Aussi, un inconnu qui se disait flic sans dégainer son papier officiel signifiait deux choses : soit il n’avait rien à foutre là, soit il n’était pas de la Maison. Et dans les deux cas, il ne lui restait plus longtemps à vivre.

Un changement de tactique s’imposait. Tant pis pour la délicatesse.

D’une main, l’inspecteur empoigna le col du gros, tira de toutes ses forces, avec l’impression de déplacer une montagne, et lui fracassa le nez sur le comptoir. De l’autre, il sortit son revolver et l’appuya sur sa tempe.

— Je répète pas, je pense ? murmura-t-il à l’oreille du loufiat.

Dans son dos, les trois jeunes femmes crièrent, paniquées. Sur sa droite, les chaises des deux joueurs de cartes crissèrent sur le parquet. Clients apeurés ou gros bras ?

— S’pèce de… tenta la brute.

— De fils de pute, c’est ça ? grinça Lepois, armant le chien de son pistolet.

L’homme cessa de bouger, prudent. Bon réflexe. Le policier serra un peu plus le cou de son adversaire, faisant virer son visage vers le rouge cramoisi tandis que du sang se répandait sur le zinc.

— Désolé pour le ménage, poursuivit-il. Essaye de l’eau froide, ça marche bien, tu verras.

— Allons, monsieur l’inspecteur, intervint une voix douce, quelque part dans son dos. Voudriez-vous bien laisser mon cher Herbert tranquille ?

Lepois jeta un rapide coup d’œil derrière lui. Le client esseulé s’était redressé, un Remington à la main pointé dans sa direction. Au temps pour le dépressif perdu dans sa solitude. Au fond, les deux joueurs avaient chacun empoigné un revolver. Gros bras, donc.

— Rejoignez-moi, je vous en prie, poursuivit l’inconnu. Et quand vous aurez fini de malmener mon bon ami, il pourra même nous servir deux coupes de mon meilleur champagne.

L’inspecteur lâcha sa prise. Tout comme le dénommé Herbert, il avait procédé aux mêmes calculs et accepté les dures lois de la physique. Il remit en place le col de chemise de son adversaire, occupé à contrôler le flot s’échappant de son appendice, tapota délicatement sur ce torse de taureau comme pour en retirer de la poussière. Décidément, le thème de la journée tournait autour de l’attribut de Cyrano. Il préférait ça aux journées roustons, ça lui flanquait toujours une coulée glaciale dans le dos, de voir les aumônières remontées jusqu’à la gorge de ses opposants. Sa sensibilité, un jour, le perdrait.

Lepois se dirigea vers le solitaire, s’assit en face de lui et posa son arme sur la table. Prudent, il gardait une main dissimulée, prête à sortir le pistolet à un coup porté à sa cheville.

— Nous n’irons pas par quatre chemins, reprit l’homme. Permettez-moi de me présenter… inspecteur ?

— Lepois.

Inutile de tenter l’esbroufe.

— Inspecteur Lepois, ravi de faire votre connaissance.

Il sourit, carnassier, puis désigna le balèze-au-mufle-qui-coule avant de reprendre d’un ton bonhomme :

— Bien que la situation ne s’y prête pas, surtout pour ce cher Herbert. Mais passons, ce ne sont que des problèmes matériels, donc peu importants.

Il tendit une main manucurée vers le policier.

— Je me nomme Anatole Duplessis, honnête et humble dirigeant de ce palace.

Il écarta les bras, en bon camelot vantant sa marchandise. Petit, les traits fins et délicats, il possédait une grâce presque féminine. Son accent et son phrasé interpellaient Lepois, sans qu’il parvienne à en identifier l’origine.

— Je viens du bayou, monsieur l’inspecteur, glissa-t-il, comme lisant dans ses pensées. J’ai tenté d’apporter un peu de couleur locale de ma chère Acadie à cette belle ville de Paris. L’empire est vaste, il est bon de se rappeler ses plus magnifiques provinces, n’est-ce pas ?

L’Acadie, terre impériale au milieu du continent américain, appartenait à la Louisiane. Cette région avait déjà par le passé été source d’affrontements avec les États-Unis d’Amérique du Nord : ce tempétueux voisin ne tolérait pas de voir les troupes de Napoléon patrouiller à ses frontières. Et depuis quelques années, les journaux rapportaient une montée des tensions, les accrochages se répétant entre les deux armées. Toujours de la faute de ces crasseux gardiens de vache, bien évidemment.

Herbert s’approcha du duo, jetant un regard noir à Lepois, malgré des yeux encore injectés de sang. Il déposa deux coupes de cristal remplies de Champagne.

— Ah ! Merveilleux ! s’exclama Duplessis. Mon péché mignon. Portons un toast ! À… à la police. Et à ses intéressantes questions.

— À la police, si vous le souhaitez. Et aux honnêtes commerçants de notre capitale, glissa Lepois dans un sourire.

— Et de Louisiane ! tonna le propriétaire. N’oublions pas ma tendre Louisiane.

L’inspecteur leva son verre, sans même tremper ses lèvres dans le nectar pétillant. L’excès de prudence demeurait un zèle nécessaire dans sa profession.

— Vous vouliez donc des informations sur une dénommée Olga, est-ce bien cela ? En temps normal, je vous aurais laissé régler ceci avec notre ami… et quelques autres de mes compagnons, ajouta-t-il d’un ton où perçait une pointe de menace. Car je l’avoue, je ne parviens pas à retenir le nom de mes protégées. J’ai même essayé de leur donner un numéro, mais là aussi, je m’emmêlais. Pourtant figurez-vous que je me rappelle parfaitement celle-ci. Jolie blonde, pleine de formes et de rondeurs. Elle aurait rapporté gros.

L’homme sourit, satisfait de lui-même. Quel meilleur public que son ego, après tout ? Lepois resta silencieux, fixant dans sa mémoire chaque mot du Cajun pour pouvoir les étudier plus tard.

— Mais voyez-vous, cher inspecteur, cette pouliche était regardante. Elle n’acceptait de recevoir que les clients de son choix. De son choix ! s’emporta Duplessis. Vous vous rendez compte ?

— Probablement.

Le policier conservait un calme apparent, malgré le sentiment de triomphe qui l’envahissait. Il avait touché juste. Cette virée au Louisiane se révélait plus qu’intéressante. Pourquoi une simple prostituée sélectionnerait-elle ses passes ? Seules les grandes actrices ou les gagneuses les plus célèbres pouvaient se le permettre. Et encore, elles devaient souvent se résoudre à jouer sur le nombre plutôt que sur la qualité. Pas étonnant que la petite soit tombée aussi bas pour arriver rue Quincampoix. Avec ce genre de réputation, aucun bordel n’avait dû l’accepter. Incapable de payer, elle avait lentement descendu l’escalier qui l’avait menée à l’enfer de sa chambre décrépie. Pauvre fille.

— J’ai donc dû m’en séparer. À contrecœur, je vous le promets. Quel gâchis ! Et attention, inspecteur, quand je dis séparer, je ne sous-entends rien. Je l’ai flanquée à la porte, à peine quelques jours après son arrivée. Je ne suis pas là pour payer sans rien récupérer.

— Le commerce impose des choix draconiens, n’est-ce pas ? ironisa Lepois. Mais saviez-vous qu’elle était restée vierge ?

Duplessis écarquilla les yeux.

— Comment ça, vierge ? Mais c’est impossible, voyons… Il se reprit aussitôt, affichant une mine désolée : et dire que je suis passé à côté de cette perle rare...

— Quand est-ce que vous l’avez virée ? le coupa le policier, irrité.

— Je ne sais pas… il y a cinq, peut-être six mois ? L’homme marqua une pause, se pencha vers l’inspecteur, matois. Mais pourquoi vous intéressez-vous à elle, d’ailleurs ? minauda-t-il. Aurait-elle commis quelques… maladresses ?

Le ton, les manières du Cadien exaspéraient Lepois. Il se retenait de lui écraser le nez à lui aussi, mais craignait qu’Herbert n’ait eu le temps de s’équiper d’une artillerie plus conséquente que son cure-dent. Sans oublier les deux joueurs, prêts à rajouter quelques lignes de partition.

— Elle est morte, trancha-t-il.

L’homme se recula sur sa chaise, paumes ouvertes devant lui.

— Morte ? Une si délicieuse enfant, c’est tragique. Il fit mine de réfléchir, puis afficha un visage inquiet : mais dites-moi, inspecteur, vous ne me soupçonnez tout de même pas ?

Lepois fixait l’éteignoir de Duplessis. Quel bruit produirait-il en se brisant ? Craquerait-il, comme une branche morte ? Ou bien s’effondrerait-il sur lui-même, soufflé laissé trop longtemps hors du four ?

— À vous de me le dire, crissa le policier, un fin rictus au coin des lèvres.

Les deux hommes s’affrontèrent dans un duel silencieux. Duplessis se détendit soudain, souriant. Un rire, d’abord contenu, s’échappa de sa gorge, se transformant peu à peu en cascade tonitruante. Rejoint par Lepois, sous le regard étonné de l’assistance, ils restèrent ainsi un long moment, comme deux amis partageant un bon calembour.

Et la pantomime débuta, commedia dell’arte à la sauce parisienne.

— Oh, bon sang ! Inspecteur ! hoqueta Duplessis, essuyant une feinte larme au coin de l’œil. J’ai failli y croire.

— N’est-ce pas ?

— Quel acteur, mais quel acteur !

— Je vous en remercie, monsieur.

— Anatole. Appelez-moi Anatole.

— Alors, appelez-moi inspecteur, Anatole.

— Ah ah ! Quel personnage ! s’exclama le maquereau à la réplique de Lepois.

— Mais vous ne l’avez pas tuée, hein ? questionna soudain le policier, sourire avenant sur le visage et regard interrogateur.

— Mais non, mais non, voyons, nia le Cadien, agitant les mains devant lui.

— Promis ?

— Promis. L’homme leva une main en l’air. Je le jure sur… je le jure sur le nez d’Herbert.

— Et lui ? ajouta l’inspecteur, désignant la brute d’un clin d’œil.

— Oh, non, non, pas Herbert. N’est-ce pas, Herbert, que tu n’as pas tué cette pute ?

— Olga, murmura Lepois.

— Pardon ? interrogea Duplessis.

— Rien, oubliez, Anatole.

L’instant de fausse complicité venait de s’envoler, aussi rapidement qu’il était apparu. Duplessis toussa légèrement, remit le col de sa chemise en place.

— À présent que vous êtes rassuré, inspecteur, peut-être allez-vous pouvoir…

— M’en aller ? Effectivement, je crois que nous avons fait le tour de la situation.

Ce n’était pas le cas, mais il sentait le moment venu pour lui de mettre les voiles. Avant que le souteneur ne perdît patience. Les deux hommes se levèrent de concert, Duplessis tendit une main avenante au policier. Qu’il ne daigna pas serrer.

— Portez-vous bien, Lepois, siffla le Cajun, renfrogné. Et prévenez, à votre prochain passage, que j’avertisse mon ami l’inspecteur Fermond. Entre collègues, vous pourrez discuter en bonne intelligence.

— Je n’y manquerai pas, conclut Lepois.

Le patron venait sciemment de lui apprendre le nom de son protecteur. C’était donc un flic. Mise en garde simple, mais efficace, qui avait pour objectif d’inciter le policier à ne plus remettre les pieds dans les parages.


La porte du bordel claqua dans son dos. Il ne s’en était pas si mal sorti, et avait même réussi à glaner plusieurs informations.

Le boulevard bruissait de l’agitation de la capitale impériale. Il héla un fiacre, non sans se promettre de retourner prochainement rendre visite à Duplessis. Il ne le sentait pas, ce type. Il ajouta son nom à sa liste, juste en dessous du Poinçonneur.

La partie suivante allait à coup sûr s’avérer au moins aussi savoureuse.

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