Chapitre 2

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La morgue dormait encore. Le bâtiment, sorti de terre deux ans plus tôt, occupait la pointe de l’Ile de la Cité, quai de l’Archevêché. Les trois grandes portes de sa façade demeuraient pour l’heure fermées, mais sous peu la foule s’y presserait pour son spectacle quotidien.

Lepois actionna la cloche de l’entrée arrière du bâtiment. Le gardien ouvrit une trappe, les traits bouffis, mécontent de se trouver dérangé.

— C’est quoi ? grogna-t-il d’une voix ensommeillée aux relents d’oignon et d’alcool.

— Inspecteur Lepois, marmonna le policier. Il marqua une courte pause, puis reprit, d’un ton irrité : Foutredieu ! Norbert ! Tu me poseras encore la même question dans dix ans ?

— C’est la règle, répondit l’homme, tout en ouvrant un des battants de la lourde porte. Si je la respecte pas, je sers à rien. Et si je sers à rien, je me retrouverai traîne-la-mort dans le Marais ou à Saint-Marcel. Alors je questionne. Même les grandes personnalités comme la vôtre, inspecteur.

— En attendant, la règle, tu t’en accommodes quand ça t’arrange, hein ? cingla Lepois.

La morgue véhiculait nombre de rumeurs, certaines issues de l’imagination tordue des commères du quartier, d’autres si proches de la vérité qu’elles en auraient fait frémir une jeune demoiselle. On y parlait trafic de cadavres, revendus à des âmes dérangées. On évoquait des vols, des bijoux disparaissant mystérieusement, des dents en or escamotées avant la mise en bière.

Le gardien se fendit d’un large sourire puis reprit, l’œil torve, une main négligemment tendue devant lui.

— Quand ça nous arrange tous les deux, inspecteur. Surtout quand vous venez avant l’ouverture étudier un cadavre qui vous revient pas de droit.

Foutu cloporte ! Le policier déposa une pièce d’un franc dans la paume calleuse. Tel un automate, elle se referma, pour aussitôt disparaître dans la poche de sa veste.

— Monseigneur, le palais est à vous, ironisa l’homme, désignant derrière lui dans une feinte courbette la salle d’arrivée des corps.

Sans un mot, Lepois franchit le vaste espace qui pouvait contenir pas moins de cinq calèches. Une seule, à cette heure matinale, occupait les lieux. Son cocher somnolait sur son banc, et ses trois nouveaux camarades en uniforme faisaient le pied de grue, tirant sur leurs pipes. Ils tentaient de se réchauffer sans succès, tapant de leurs souliers sur le sol de pierre.

Au moins, il était rassuré : la petite était arrivée à bon port. Bon point pour les trois compères. Sans un signe ni un coup d’œil dans leur direction — il ne fallait pas non plus exagérer —, il s’engouffra dans une ouverture sur sa droite, les regards emplis de colère fichés dans son dos.

Il traversa d’un pas vif la salle des morts. Quatorze lits de tôle sur lesquels reposaient les cadavres en attente d’être autopsiés ou sur le point de se retrouver exposés. Une lumière blafarde descendait des plafonniers et dessinait sur les corps raides des ombres fantomatiques. Sublime mise en scène.

Les corps sans nom, repêchés dans la Seine ou découverts dans un coin de rue étaient exposés dans la grande salle de la morgue, derrière de larges vitrines. Aucun amalgame avec les étals des triperies. Sous prétexte d’aider à leur identification, on laissait la populace se délecter de ces corps nus, dont seules les parties intimes étaient dissimulées à l’aide de pièces de cuir. On se poussait, on s’insultait parfois, pour apercevoir le plus intéressant des cadavres, le plus original. Le plus terrifiant. Les enfants et les mutilés avaient la préférence de tous. On en venait souvent aux mains, au grand désespoir des greffiers et des plantons de service, bien en peine de séparer ces adeptes de spectacle morbide.

Et quand toute cette presse en avait assez de ces frissons gratuits, elle trouvait un repos bien mérité sur le parvis, occupé par les camelots, de l’ouverture à la fermeture. On y ripaillait, on s’enivrait en commentant tel cadavre ou telle effroyable victime, avant de retourner de plus belle dans la fosse rejoindre la meute, le ventre plein et l’esprit un peu plus échauffé.

Au milieu de cette misère, des familles éplorées tentaient d’identifier un proche. Elles reconnaissaient parfois un trait de visage ou une cicatrice dans cet étalage de chair refroidie par des blocs de glace, un chapeau ou une bottine au milieu des effets présentés comme dans un grand magasin. Elles se dirigeaient alors d’un pas hésitant vers un greffier, disparaissant aussitôt en sa compagnie pour y faire enregistrer leur déposition.

Une troisième catégorie de spectateurs fréquentait les lieux. Celle des assassins, auteurs et metteurs en scène de cette funeste pièce de théâtre. Ils venaient parfois admirer leur œuvre, incapables de résister au besoin de contempler leurs victimes. Il n’était pas rare que cette narcissique pulsion leur vaille l’échafaud, les agents de police affectés à la morgue guettant l’arrivée de tout visiteur un tant soit peu inhabituel.

Pas beaucoup de clients dans la pièce. Une vieille femme, un noyé boursouflé et un gamin de dix ou douze ans à peine. Avec celui-là, les vautours trouveraient de quoi se délecter. Il détestait s’occuper des morts d’enfants. Pas que ça le chamboulait, mais on se retrouvait à gérer la famille, la presse, l’émotion populaire et tout le cirque qui allait avec. Inutile perte de temps.

À l’extrémité, derrière une porte fermée, une voix tonitruait. Lepois sourit. Il aurait reconnu ce timbre entre mille.

— C’est quoi que ce cadavre que tu m’as encore refourgué ? hurla Karl Balas, le médecin légiste en chef, au moment où l’inspecteur pénétrait dans la salle d’autopsie.

— Olga. Elle s’appelle Olga, répondit du tac au tac le policier.

L’homme imposant, à l’épaisse barbe poivre et sel et aux favoris travaillés, vitupérait de l’autre côté d’une table en plomb sur laquelle reposait la défunte.

— Mais je me contrefous de son nom ! Henry, merde, quoi ! Pas besoin d’avoir fait l’école polytechnique pour savoir que ton macchabée, il est louche !

— Oh tu sais, il paraît que le niveau a sérieusement baissé, là-bas, sourit-il.

Les deux mains ouvertes devant lui, il s’avança dans la pièce. Elle puait le formol, le sang et les fluides corporels plus ou moins décomposés et vaguement nettoyés à grand coup d’eau et de savon. Des bocaux recouvraient des étagères courant le long des murs de faïence. À l’intérieur, son ami le lui avait déjà expliqué, des cœurs, des poumons, des cerveaux. Restes de cadavres conservés là pour leur originalité ou leur particularité anatomique. Ils flottaient, ondulant avec grâce dans un liquide jaunâtre, comme bercés par une impossible vie.

Un grand récipient de verre reposait sur le sol. Deux fœtus siamois le fixaient de leurs quatre yeux ternis, reliés par une partie de leur crâne. Il détourna le regard, frissonnant comme à chaque fois.

— Un jour, tu me feras avoir de gros ennuis, reprit le médecin, agitant de sa main droite une scie à os.

L’inspecteur grimaça. Autant éviter de recevoir un de ces ustensiles en plein visage : Balas était sanguin, fort en gueule, terrifiant ses subalternes. En premier lieu desquels, son garçon de salle, un gamin de tout juste vingt ans prénommé Léonard. Le pauvre, fort à propos, fit son entrée, tenant un plateau débordant de scalpels, marteaux et pinces.

— Il était temps ! beugla le légiste. Pose ça là, toi ! ordonna-t-il à son élève. Et toi, habille-toi et approche, tu vas m’aider, glissa-t-il, narquois, à Lepois.

— Tu sais, se défendit l’inspecteur, ta petite découpe, c’est pas vraiment mon truc...

Satané Karl ! Tu la tiens, ta vengeance. Le policier ne raffolait pas vraiment de ces autopsies. La vue du sang ne l’effrayait plus depuis longtemps, mais il ne ressentait pas le besoin de contempler tel organe ou tel appendice pour croire les conclusions du médecin sur parole.

Seul le silence répondit à sa supplique. De guerre lasse, il enfila un épais tablier huilé, de ceux que portent les équarisseurs, puis remonta ses manches de chemise jusqu’aux coudes. Harnaché, immobile, il observa enfin le corps d’Olga. Elle n’avait pas beaucoup changé depuis cette nuit. Juste un peu plus pâle. Et plus froide, bien sûr.

— Bon, c’est parti pour un tour, entama le médecin, phrase rituelle marquant le début de chacune de ses autopsies. Léonard, note l’heure sur le rapport.

Il posa la lame de son scalpel sous le menton du cadavre, s’appliquant comme un sculpteur devant un morceau de marbre brut.

— On va descendre tout droit jusqu’au pubis, poursuivit-il. Tu vois, on voudrait que je fasse comme les autres, une incision circulaire, comme avec un petit pain qu’on s’apprêterait à farcir. Billevesées ! grogna-t-il, brandissant son scalpel sous le nez de Lepois. Ces messieurs de l’Académie n’entendent rien ! Ce sont des ânes, et puis c’est tout !

L’inspecteur se taisait. Il avait subi ce discours des dizaines de fois. Balas avait entamé une guerre ouverte contre tous les vieux barbons de l’Université ou de l’Académie, dont l’insondable bêtise — à ses yeux —, n’avait d’égale que leur profonde inaptitude aux choses médicales. Ces doctes savants lui rendaient d’ailleurs bien volontiers la pareille, n’hésitant pas à planter tous les bâtons possibles dans ses immenses roues.

— Voilà, poursuivit le légiste, terminant de tracer son sillon dans la chair morte. Tu vois. C’est net. C’est propre. Du grand art ! Tiens, prends ça et tire, ordonna-t-il, tendant à Lepois deux écarteurs tandis que sa scie se mettait à l’œuvre.

Balas ouvrait, incisait, disséquait, commentait, pendant que son assistant, consciencieusement, notait chacune de ses remarques. Le légiste plongea sa main sous les côtes de la jeune femme, en sortit une masse rosâtre et relativement compacte.

— Tiens, attrape ça, et pèse-le-moi !

Lepois obéit, serrant les dents. Et la fouille, minutieuse, de reprendre. Digne des expéditions d’Afrique du début du siècle, elle mettait à jour l’intimité de la petite.

— Elle est toute fraîche, ton Olga.

Voilà qui, enfin, intéressait l’inspecteur.

— Fraîche comment ? répondit-il, conscient de l’incongruité de sa question pour un observateur non averti.

— Comme une demoiselle à son premier bal. Encore raide, rien de putréfié. Je dirais qu’elle est morte depuis moins de douze heures.

Lepois hocha la tête. Cela confirmait l’impression ressentie lorsqu’il avait pénétré dans la chambre. Et corroborait ses propres calculs : il avait été prévenu du meurtre peu après minuit, ce qui situait sa mort aux alentours de vingt ou vingt-deux heures.

— Rien de plus ? osa-t-il.

— Quoi ? Rien de plus ? Tu voudrais pas que je te donne son signe astral ou la date de naissance de sa mère ? Je lis pas dans les entrailles, je te signale. Et trouver ça, c’est ton travail, mon cher inspecteur.

Le médecin pointa un index taché de sang noirâtre vers le policier, le visage soudain grave. Il tenait entre les doigts de son autre main la langue de la jeune femme, arrachée par le tueur et enfoncée dans son œsophage.

— Par contre, tu vas devoir m’expliquer comment une victime du poinçonneur a atterri entre tes mains. Parce que nous savons tous deux que ça, c’est son travail tout craché. La langue, la blessure dans le dos, la présentation du corps. Tout y est.

Le gamin laissa échapper calepin et crayon de frayeur à la simple évocation du nom du tueur. Balas lui jeta un regard courroucé, tandis que le pauvre petiot ramassait son matériel, tremblotant.

— Parce que, sauf si tu l’as oublié, reprit le médecin, tu n’as pas ces affaires-là en charge.

L’inspecteur était acculé. Il aurait voulu éviter cette discussion, mais son ami ne lâcherait pas prise. Aussi têtu que lui. Et armé jusqu’aux dents.

— C’est Mary, avoua-t-il à contrecœur.

— Mary ? s’exclama le légiste. Tu t’es fourré une fois de plus dans de sales draps pour une paire de… jambes ?

Lepois s’apprêtait à rétorquer, trouver une défense, quand le gardien fit irruption dans la salle d’autopsie, essoufflé et suant.

— Docteur… la Brigade Spéciale ! Elle arrive !

— Bon sang ! gronda Balas. Pour une fois, ils ne traînent pas ! Henry, tire-toi d’ici. J’ai pas envie de leur expliquer ce que tu fabriques dans le coin. Léonard, amène-le derrière, et sors-le discrètement.

En moins d’une minute, le policier fut débarrassé de ses oripeaux de légiste et disparaissait dans un couloir sombre, aux basques de l’assistant. Il pressentait que les collègues connaissaient déjà son identité. S’ils s’étaient pointés aussi vite, c’est qu’ils avaient été informés par quelqu’un. Mais autant filer au plus vite et s’éviter une explication désagréable.

Dans son dos, un bruit de cavalcade, des cris, puis la voix tonitruante de son ami éclata, accueillant comme il se devait la Brigade.

— C’est maintenant que vous arrivez, vous ? J’ai déjà fini, je vous signale ! Et j’ai bien dû me débrouiller tout seul pendant que vous étiez encore en train de ronfler dans les bras de maman.

— Où est Lepois ? tonna une voix qu’il connaissait bien.

— Avec ta femme ! rétorqua le médecin. Attrape-moi ça, plutôt que de m’emmerder avec tes questions, l’inspecteur ! C’est un cœur, tu me le pèses et tu me le déposes sur la table, là, à côté.

Lepois, tout à sa fuite, sourit malgré lui en imaginant la scène. Le jeune Léonard filait, le diable aux fesses. Il bifurqua à deux reprises, franchit au pas de course une pièce déserte puis, enfin, déverrouilla une dernière porte et, d’une poussée, envoya le policier dans la salle du public. La morgue venait d’ouvrir et les premiers badauds jouaient déjà des coudes pour se délecter du spectacle.

Serrant les dents, il remonta la coulée nauséabonde, non sans distribuer, avec plaisir, quelques coups d’épaule ou de poing à qui passait trop près de lui. Il évita soigneusement le flic à la mine patibulaire de faction à l’entrée. Inutile de se faire repérer davantage.

Il se retrouva enfin sur le parvis de la morgue. Le sol boueux, détrempé par l’averse nocturne, collait à ses semelles. Le soleil d’octobre se levait tout juste. Face à lui, l’arrière de Notre-Dame et cette fameuse flèche en construction de Viollet-le-Duc, si décriée qu’il ne se passait pas un jour sans que les journaux n’en parlent.

Un peu plus loin, ses trois amis de la nuit poireautaient, éjectés par la Brigade et visiblement peu pressés de rejoindre leur commissariat. Il se dirigea vers eux d’un pas rapide et fourra dans la main du boxeur une partie des billets qu’il leur avait confisquée quelques heures plus tôt.

— Merci pour le service, messieurs, leur lança-t-il d’une voix amène. À charge de revanche !

Les trois hommes n’eurent pas le temps de réagir qu’il s’éloignait déjà à la recherche d’un fiacre. Son pardessus était trempé, son couvre-chef en piteux état. Il était fourbu, sâle, mais il avait à faire avant d’espérer rentrer chez lui.

Sous ses ongles, il sentait encore la présence du sang séché de la petite.

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