Hisao

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Le sang jaillit du bras sectionné en une gerbe écarlate. Le membre tomba avec un bruit sourd sur le sol ; néanmoins personne ne réagit, personne n'avait pu entendre la chute de ce bras gauche dans la fureur de la bataille. Des centaines hommes entrechoquaient leurs sabres dans la plaine. Le samouraï au bras manquant s'effondra sur le sol le souffle court. Il tentait de contenir le flot de sang qui s'échappait de son bras. Il ne vit pas qui l'acheva et l'obscurité se referma doucement sur lui.

Hisao cligna des yeux, haletant. Il ne savait pas ce qu'il s'était passé. Il serra les poings à l'intérieur de ses gantelets. Ses deux mains étaient toujours là. Que cela signifiait-il donc ? Avait-il eu un aperçu de l'avenir ? Sa vie semblait destinée à s'achever durant cette bataille. Il ne voulait pas mourir. Mais s'il désertait, il deviendrait un traître ; il avait juré de se battre pour le shogun Minamoto. Était-il prêt à devenir un rônin, un homme sans seigneur ? Une pluie de flèches s'abattant près de lui le fit sortir de sa torpeur. Il avait pris sa décision, sa vie n'allait pas finir aujourd'hui. Il tourna les talons et profita de la rage de la bataille pour s'éclipser vers l'arrière. Là, il attrapa un cheval qui marchait sans cavalier, celui-ci était probablement mort et la monture s'était éloignée des combats. Il se mit en selle et quitta la plaine.

Le jeune homme avait à peine dix huit hivers mais il était déjà un samouraï accompli. Cela faisait trois ans qu'il avait reçu son wakizashi, le petit sabre obtenu lors de la cérémonie faisant de lui un guerrier. Il possédait des cheveux noirs, attachés selon le code bushido. Il portait une armure aux couleurs de son ancien seigneur. Il n'avait d'ailleurs plus aucun droit de la porter. Il devrait s'en débarrasser le plus vite possible. C'était son katana qu'il regretterait le plus, seuls les samouraïs étaient autorisés à en porter un. Hisao songea à la honte qui aurait éclaboussé sa famille s'il en avait encore une. Sa mère avait perdu la vie en lui donnant la sienne et son père avait péri l'année précédente au service du shogun Minamoto. Il n'avait personne d'autre vers qui se tourner.

Hisao arriva à la tombée de la nuit près d'un petit village. Il descendit de cheval, ôta son armure et la dissimula dans un buisson. Il était toujours sur le territoire de son ancien shogun, ses couleurs seraient immédiatement identifiées et le jeune homme serait arrêté pour trahison et condamné à mort si quiconque le reconnaissait. Il jeta un dernier coup d'œil vers l'armure qui faisait de lui ce qu'il était. Il secoua la tête et partit en direction des petites maisons en tirant le cheval par la bride. Une fois entré dans la bourgade, le samouraï déchu se mit en quête d'un abri. Il promit d'aider un paysan pour quelques jours si celui-ci le laissait dormir dans sa grange. Il échangea quelques yens contre un repas simple et alla se coucher.

Cela faisait cinq jours que Hisao aidait aux travaux dans la maison du paysan et il n'était pas satisfait. Certes, il avait été habitué depuis l'enfance aux conditions difficiles mais il préférait manier le sabre et pratiquer les arts martiaux plutôt que de passer toutes ses journées le dos voûté, dans les rizières ou à entretenir le potager. Surveiller les animaux l'ennuyait au plus haut point. Sa vie n'avait jamais tourné qu'autour de l'action et du frisson du combat. Il fallait qu'il fasse quelque chose qui utiliserait ses capacités à juste titre. Il se releva, les pieds toujours dans l'eau et fit rouler les muscles de son dos. Il remarqua alors que quelqu'un approchait de la ferme. Un homme conduisait une charrette et l'engagea devant la maison. Le fermier fit signe au jeune homme de le suivre, il allait avoir besoin de son aide.

- Votre commande est prête, Hideyoshi-san. dit le fermier à l'adresse du nouveau venu.

- Je vous remercie. Vos produits sont toujours aussi délicieux.

L'homme n'était pas habillé comme les paysans de la région. Sa tenue noire semblait plus fonctionnelle et n'était pas tâchée comme pouvait l'être les vêtements d'Hisao après son travail de la terre. L'ancien samouraï remarqua le manche d'une dague dissimulée et haussa un sourcil. Qui pouvait-il bien être ? Une fois la cargaison chargée dans la charrette, le paysan empocha son payement et retourna à ses champs. Le jeune homme resta sans bouger, observant le nouveau venu.

- Vous n'êtes pas d'ici. affirma Hideyoshi.

- En effet. Je suis en voyage. Je me suis arrêté ici pour me reposer un peu. répondit Hisao un peu sur la défensive.

- L'auberge aurait été plus reposante.

- Mais plus coûteuse.

- Surtout moins pratique pour se cacher. lança l'homme d'un ton bourru.

- Je... que voulez-vous dire ?

Hisao commençait à paniquer, de la sueur perlait sur ses tempes, l'homme semblait avoir vu clair en lui, s'il le dénonçait, sa vie serait finie. Il se maudit, s'il n'avait pas fui, il serait mort sur le champ de bataille, avec les honneurs dus à sa condition et non comme un traître, un homme qui valait moins qu'une bête.

- Calmez-vous. Je ne vais pas vous livrer au shogun. J'ai moi-même déserté il y a deux hivers, je me suis reconnu en vous, c'est tout. Il est évident que vous n'êtes pas taillé pour le travail agricole. Si vous voulez mettre à profit vos compétences au combat, je peux vous aider.

- Comment ? demanda Hisao, intrigué.

Il s'avéra qu'Hideyoshi vivait dans les montagnes que l'on apercevait depuis le petit village où s'était réfugié Hisao. Le jeune homme avait décidé de partir avec cet autre déserteur qui lui avait promis que sa vie de combattant n'était pas terminée. Hisao lui posa énormément de questions pendant le trajet. Il apprit avec étonnement qu'Hideyoshi faisait aujourd'hui partie d'une communauté de guerriers indépendants, des shinobis vendant leurs services. Ils étaient maîtres dans l'art de la dissimulation, de l'espionnage et également de l'assassinat quand cela était nécessaire. Puisque le jeune Hisao n'avait plus de seigneur à défendre, c'était sa meilleure option s'il voulait continuer à combattre. Le guerrier lui apprit que ce groupe existait depuis des années et qu'un ancêtre du shogun actuel avait fait appel à eux afin de voler des documents stratégiques à ses ennemis. Documents qui lui avaient donné un avantage déterminant et qui ont permis à l'instauration du shogunat Minamoto dans la région Kamakura. Le jeune Hisao était surpris d'apprendre cela, il ignorait que des shinobis pouvaient jouer un aussi grand rôle dans le jeu des pouvoirs politiques.

Une fois arrivés, Hideyoshi fit découvrir la communauté à Hisao. C'était là un petit rassemblement de maisons construites sur le flanc d'une montagne. Il n'y avait que la forêt aux alentours. On entendait le bruit que faisait une petite rivière non loin. Des femmes se dirigeaient en riant vers l'eau avec des paniers de linge sous le bras. À travers une porte ouverte, on pouvait voir des enfants qui s'entraînant aux arts martiaux dans un bâtiment qui ressemblait en tous points à un dojo. Cela rappela à Hisao son entraînement pour devenir samouraï durant sa jeunesse. Son guide le présenta à certains hommes comme un aspirant pour leur organisation. Il leur dit également qu'il avait déserté. Hisao rougit en entendant Hideyoshi en parler ouvertement de cette manière. Les autres hommes le rassurèrent. Ils ne le jugeaient pas, parmi eux, beaucoup avaient connu la même chose ou étaient des paysans qui avaient tout perdu durant les affrontements de leur ancien seigneur. Tous se considéraient à présent comme libres et étaient plus heureux de cette manière. Ils n'avaient de compte à rendre à personne et s'occupaient eux-mêmes de défendre leurs terres et leurs familles.

Hideyoshi devint le maître d'Hisao afin de lui apprendre les pratiques particulières des shinobis. Ils n'avaient que des armes furtives, comme le ninjato, un sabre très court dissimulé dans le dos. Il apprit également se servir d'un jitte pour parer les attaques de katanas ennemis. Hideyoshi lui enseigna également l'art de la discrétion en l'emmenant dans de nombreuses excursions dans les montagnes. Il lui montra comment se déplacer sur l'eau avec des mizu gumo, des chaussures spéciales. Hisao se retrouva trempé de nombreuses reprises avant de savoir garder son équilibre à la surface de l'eau. Il sut comment disparaître en un instant grâce à un grappin lancé dans les hautes branches d'un arbre afin de semer des poursuivants. Au bout de quelques mois, il devint lui aussi un expert dans la dissimulation et la furtivité. Hideyoshi fut très fier des progrès fulgurants de son élève et apprécia son niveau avancé en arts martiaux et en combat au sabre que lui avait procuré sa vie de samouraï. À cause de tout ce temps passé ensemble, les deux jeunes hommes devinrent très rapidement amis et développèrent une immense complicité. Chacun complétait l'autre et ils remportaient aisément tous les petits challenges au sein de la communauté.

Vint alors le jour de la première mission d'Hisao. Le jeune homme était nerveux à l'idée d'enfin mettre ses capacités à l'épreuve. Au sein de la communauté, les missions se faisaient toujours en duo et c'est naturellement qu'Hideyoshi lui avait demandé de le seconder. Les deux hommes finissaient de se préparer : ils portaient une combinaison noire, des chaussures munies d'ashiko, des griffes permettant de s'accrocher dans le sol glissant et ils avaient enroulé un tissu autour de leurs têtes afin que leurs visages ne soient pas visibles. Leurs ninjatos attachés dans leur dos, des fléchettes étaient cachées dans leurs gants. Hideyoshi possédait également une paire de kusarigama, des faucilles reliées à une chaîne. Une fois parfaitement équipés, les deux hommes se mirent en route à la mi-journée à travers les montagnes. Il fallait qu'ils restent sous le couvert des arbres jusqu'à la tombée de la nuit où ils se confondraient dans les ombres.

- Que devons-nous faire ? s'interrogea Hisao.

- Éliminer un noble haut placé. répondit son mentor.

- Qui donc ?

- Le frère cadet de Minamoto.

Hisao en resta bouche bée. On n'entendait alors que les sabots des cheveux sur le sol meuble de la forêt. Ils allaient tuer le frère du shogun. Jamais Hisao dans sa vie de samouraï n'aurait pu faire une chose pareille : il avait juré de protéger son seigneur et sa maison. Mais aujourd'hui, il n'avait plus de seigneur, pas depuis sa désertion. Il n'était dévoué qu'à ses amis et au bien-être de la communauté. On racontait que le shogun commençait à vieillir. Il n'avait pas eu d'enfants alors son titre passerait à son frère. L'éliminer entraînerait des conflits politiques pour la gouvernance de la région et un autre clan en prendrait alors le pouvoir. Encore une fois, des combattants invisibles allaient influer sur le clan dominant songea Hisao.

Le frère du shogun résidait avec lui à Kamakara. Les deux shinobis arrivèrent quelques heures après la tombée de la nuit. Ils attachèrent leurs chevaux à bonne distance de la résidence. Ils grimpèrent dans les arbres afin d'observer tranquillement les environs. Ils étaient parfaitement invisibles dans les branchages sombres. Le shogun était en réunion avec ses généraux mais son jeune frère, n'étant pas assez âgé pour y assister avait été envoyé dans sa chambre. La lumière tamisée que l'on apercevait à l'étage indiquait son emplacement. Des samouraïs étaient postés à l'entrée de la maison afin de la protéger. Six autres faisaient également des rondes en duo pour surveiller les abords de la propriété. Les shinobis restèrent à les observer pendant un long moment. Hisao remarqua alors qu'un duo avait rompu le rythme : ils avaient une légère avance, ils tournaient inspecter un autre coin de la propriété avant que le duo suivant ne soit arrivé. Hisao en fit part à son ami à voix basse. Cela leur donnait un court laps de temps afin de s'introduire dans la maison. Il acquiesça.

Ils sautèrent de branches en branches afin de se rapprocher le plus possible tout en restant à couvert. Une fois les gardes passés, les deux hommes sautèrent à terre, firent une roulade afin d'amortir le choc de la chute et s'élancèrent vers la façade. La pierre offrait de nombreuses prises pour escalader et leurs chaussures à pointes leur permettaient de s'accrocher facilement. Hideyoshi atteint la fenêtre en premier et jeta un coup d'œil à l'intérieur. Le frère du shogun se trouvait bien là, assis à méditer, tournant le dos à la fenêtre. Les deux hommes s'introduisirent silencieusement dans la chambre, Hideyoshi plaqua sa main sur la bouche de la cible et enfonça d'un coup vif son ninjato dans le cœur du futur shogun. Il n'eut pas le temps de crier, sa mort fut instantanée. Aussitôt après, les deux shinobis jetèrent un coup d'œil à l'extérieur en contrebas. Un nouveau duo de samouraïs arrivèrent. D'un geste rapide ils se mirent d'accord sur la marche à suivre. Il ne fallait pas qu'ils s'éternisent ici, n'importe qui pouvait les surprendre avec le cadavre encore chaud de leur victime. Ils sautèrent par la fenêtre et se servirent des corps des samouraïs pour amortir leur chute. Les deux combattants s'effondrèrent au sol sous le choc, sonnés. Hisao leur fit une petite entaille avec une fléchette enduite d'un liquide paralysant. Les deux shinobis purent alors s'évanouir dans la nuit.

- Une mission finement menée. complimenta Hideyoshi.

- En effet. acquiesça Hisao.

- Après ce que nous venons de faire, ils se mettront à la recherche des responsables. Ils trouveront notre communauté dans les montagnes. Il faudra partir. avertit Hideyoshi.

- Là d'où je viens, à Yamanashi, il y a une forêt encore plus épaisse dans les montagnes, c'est un bon endroit pour disparaître.

- J'en parlerai aux autres.

- Nous y serons invisibles. Comme une communauté de l'ombre. affirma Hisao.



***

« En temps de guerre, le témoignage de sa loyauté consistera à se porter s'il le faut

au-devant des flèches ennemies sans faire cas de sa vie »

Yamamoto Jôchô

Extrait du code du bushido

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