Chapitre 8 - Délivrance - partie 4

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- VIII -

Délivrance

(partie 4)

Les mots de Marie m’ont ému dans la nuit. J’ai relu sa lettre vingt fois, en dévorant de monumentales tartines au beurre de cacahuète qui avaient le goût délicieux de mon vieux Canada.

Puis j’ai ouvert la fenêtre pour respirer les sons de l’océan. Je pensais à Marie et j’ai soudain réalisé à quel point j’avais été son enfant. Je n’étais pas né de sa chair, mais j’étais indéniablement pétri de son amour et de son éducation. Elle m’avait appris tout ce qu’elle aimait, comme l’avait fait mon père et comme ne l’avait pas fait ma mère Colomba. La place de Marie était claire dans ma tête et dans ma vie comme Le Passé Simple. Il me restait donc une épaule solide et affectueuse, au-delà de mon orphelinage. C’était précieux et délicieux comme Une Place au Soleil, plaisant et apaisant comme une heure de sommeil.

Et j’ai dormi de toutes mes forces cette nuit-là, Heureux qui Comme Ulysse, blotti dans la douceur de ma merveille du monde.

Le lendemain, il était presque midi quand je me suis réveillé. J’ai trouvé Catalina dans le salon, en train d’éplucher tranquillement le guide touristique de Vancouver. Je devais avoir une sale tête parce qu’elle m’a fixé bizarrement en me demandant si j’avais bien dormi. Je lui ai dit oui en l’embrassant doucement, alors elle a souri et illuminé toute ma journée. Nous avons passé l’après-midi à jouer aux touristes dans ma ville natale. Catalina était gaie et rieuse comme un bonheur de tous les instants, et je me suis régalé de ses joies et de ses découvertes. Nous avons arpenté cette ville estivale et pétillante comme une traînée de poudre.

Puis au fil du soir, nous avons retrouvé Marie dans un grand restaurant russe. Je ne me souvenais plus du nom des plats que préparait mon père, mais j’ai été heureux de pouvoir parler sa langue dans la nuit de Vancouver. Le patron était moscovite et moi fils d’un Saint-Pétersbourgeois. Mais l’exil canadien a fait taire les querelles traditionnelles et j’ai été accueilli comme un enfant du pays.

Ce n’est que de retour chez elle que Marie a abordé le vif du sujet et de mes entrailles. Elle a insisté pour connaître ses actes et sa folie, et j’ai fini par céder et par tout lui dire. J’ai eu peur de la détruire mais elle a tenu bon. Elle est restée immobile et vengeresse, saisie de larmes et de frissons devant l’impuissance inéluctable qui s’imposait à elle.

Seule face aux horreurs que je lui ai décrites, Marie a su éviter à la fois le misérabilisme et la minimisation. Elle a puisé, quelque part au fond de sa droiture intrinsèque et intestine, le courage de rester debout quand l’image de son enfant se dérobait sous ses pieds. Sa réaction a été pour moi précieuse et fondatrice. Et c’est peut-être ce soir-là, en acceptant la honte et l’inavouable, que Marie a regagné la place qui était la sienne, inconditionnelle et inaliénable, quels que soient mes flétrissures et mes égarements.

Je sais que les pleurs ont tenu Marie éveillée tout au long de la nuit. Quelques-uns de ses sanglots ont traversé le mur et transpercé mon cœur. Mais je ne suis pas allé la voir, parce que sa douleur était trop intime, trop inconsolable, et parce que l’acceptation absolue était la seule solution qui s’offrait à elle.

Le lendemain, Marie avait les yeux brouillés, le sourire épuisé, les mains tremblantes ; mais son amour restait clair et droit, comme avant, comme toujours.

La journée est passée comme un arc-en-ciel après l’orage, tout en rondeur et en couleur. Marie nous a baladés dans son petit monde quotidien avec un bonheur rayonnant. Nous avons pris le bateau pour voir les baleines et boire à grands traits les vents du Pacifique. Nous avons pris le bus jusqu’à la bibliothèque du consulat de Russie où mon père m’avait nourri de songes et de lectures. Nous avons surtout pris le temps de rêver au soleil comme des bienheureux. Puis nous sommes passés récupérer nos affaires à l’hôtel : Marie nous avait formellement interdit de séjourner ailleurs que chez elle.

De retour dans son petit salon, Marie m’a montré un énorme carton poussiéreux qui regorgeait de souvenirs lointains, de photos de vacances et de paperasseries paternelles. J’étais ému à l’idée d’y fourrer le nez et la mémoire. Tout était là, mes dessins d’enfant, mes carnets de notes, mes rédactions en anglais, mes exercices en russe.

Mais surtout, Marie m’a montré plein de tampons officiels qui scellaient la mort de mon père : un livret de famille dont la page relative au décès de l’époux n’était plus vierge, un jugement du tribunal qui me confiait à la garde de ma belle-mère, une enquête de police qui concluait à l’empoisonnement de Nikolaï Aleksandrovitch Karenine, citoyen russe et résident canadien, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Et un autre jugement, terrible, hallucinant, inimaginable et assourdissant, qui condamnait par contumace Tristana Mattei, de nationalité européenne, domicile inconnu, à la prison à vie pour meurtre avec préméditation.

J’ai mis quelques secondes à faire le rapprochement entre mes souvenirs et ce verdict. Puis tout est devenu limpide comme si le puzzle se recollait dans ma tête. J’ai enfin compris comment était mort mon père, pourquoi j’avais dormi si profondément cette nuit-là, pourquoi elle avait paru si surprise de me voir debout le lendemain matin. Mon manque d’appétit la veille au soir m’avait tout simplement sauvé la vie.

J’ai expliqué cela à Marie et à Catalina qui m’ont regardé comme un fou ou un rescapé des abymes. La haine de cette femme ne connaissait ni limite ni motivation. Pourtant j’aurais aimé comprendre un jour ce qu’elle nous reprochait, pourquoi elle avait éprouvé le besoin de nous entraîner dans sa nuit et dans sa folie, pourquoi elle avait soudain éteint l’étoile solaire qu’était mon père.

Jamais je n’ai obtenu une réponse à mes questions. D’ailleurs peut-être ne possédait-elle pas les clés de sa propre logique. Mais je garderai toujours en travers du cœur l’amertume de cette folie inextricable qui m’a détruit sans autre raison que l’égoïsme et l’indifférence.

Marie a tenté de me convaincre d’aller voir la police, parce que mon témoignage pourrait les aider à la retrouver. Mais j’ai refusé net, d’abord parce que j’avais perdu sa trace depuis des lustres, ensuite parce que je n’avais pas envie de raconter la vie qu’elle m’avait fait mener. Je n’en avais ni la force ni la volonté, et de toute façon, cela ne m’aurait pas rendu la chaleur de mon père.

Marie a su respecter mon silence, même si elle aurait préféré la savoir au fond d’un pénitencier. Entre La Guerre et la Paix, j’ai choisi la paix et le silence, plutôt que la guerre et le juge. Je lui avais échappé, tant dans mon corps que dans ma tête ; je voulais juste vivre ma vie et mon amour.

Nos vacances canadiennes ont pris fin après deux semaines fantastiques Auprès de Mon Arbre et de Marie. Jamais je n’aurais espéré la retrouver si proche malgré les ans et l’océan.

Quand elle s’est assise dans l’avion du retour, Catalina a tranquillement résumé la situation, en me disant dans un sourire que je lui avais enfin présenté ma mère.

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