Chapitre 6 - Coïncidence

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- VI -

Coïncidence

Je ne l’ai pas reconnue. Je l'ai croisée par hasard, sur la promenade des Anglais. C’était un samedi matin et il faisait trop chaud.

J'avais en face de moi une jeune femme à la blondeur étincelante, qui brillait comme une veilleuse au fond de mes mauvais souvenirs. C’était ma sœur, ma sœur rieuse et magnifique, ma sœur dont la présence estivale signifiait douceur et sédentarité. Son affection respectueuse et attentive me donnait la force d'affronter la longue année froide et engluée qui m'attendait au tournant de l'automne.

Les crimes ont parfois besoin d'amour pour survivre. Et ma survie s'appelait Livia. Elle était ma sœur parce que ma mère était la sienne. Voilà tout ce que je savais d'elle. Mais je n'avais pas oublié son rire dont je cueillais le souvenir aux poutres de nos étés corses. J'avais jadis pendu ma vie à la sienne, et pourtant je ne la connaissais plus.

Je l’ai regardée de tout mon cœur, et je l’ai reconnue doucement. Elle était très belle, ses yeux étaient bleus et clairs comme s’ils n’avaient jamais vu le mal. Ses cheveux étaient cousus de joie et sa peau lumineuse à force de blancheur.

Elle était noble et droite comme Les Justes, j’étais sombre et froid comme La Peste. Elle respirait la beauté comme je respirais la honte.

Je me suis soudain senti ridicule et Sans Famille. J'avais les cheveux noirs des enfants de la Corse et les yeux comme l’azur de la Russie éternelle. J’avais 17 ans, j’étais vif comme les gens du Sud et fier comme les gens de l’Est. Et je n’avais vraiment pas l’air d’être le frère de ma sœur.

D'ailleurs je ne la voyais pas comme une sœur. Dans mon enfance de vieillard, elle était une Fée Carabine vaporeuse dont la magie retardait l'échéance de l’enfer. Livia était un rêve d'amour et d'eau fraîche qui venait tous les ans se poser sur mes brûlures. Mais les nuits de septembre remettaient invariablement mes chairs à mort.

Ma sœur n'aurait pas pu me sauver d'elle ; j'étais bien trop roulé dans sa folie. Et j'ai appris à aimer Livia comme l'image d'un bonheur qui m'était interdit. Si je lui en ai voulu de me tourner le dos chaque automne, cela n'a pas duré longtemps. Je me suis vite convaincu que je ne devais pas être sauvé, que je ne méritais pas que le bonheur de ma sœur s'arrête un moment pour me tirer du gouffre de haine et de honte où je me vautrais.

Alors quand je me suis assis en face d'elle ce jour-là, à la terrasse d’un café, j'ai retrouvé brusquement ma timidité et mon hébétude enfantines. J'ai un instant regardé la vie comme une bête curieuse que je n'oserais pas caresser. Et j'étais tout gêné sur ma chaise. Livia a dû le sentir, parce qu'elle m'a souri gentiment ; puis elle m'a parlé tout doucement. Sa voix était blonde et ronde comme de l'eau, alors je l'ai bue de mes deux oreilles.

Livia m'a dit qu'elle était sans nouvelle d’elle depuis des lustres. Et quand elle m'a demandé pourquoi je n'étais pas parti avec elle, j'ai renoncé à lui dire l'ultime abandon salvateur, et je lui ai répondu que je m'étais enfui. Livia a fait semblant de me croire, et on a parlé d'autre chose.

Ma sœur avait 25 ans et l’accent bruxellois. Elle m’a expliqué qu’elle était avocate stagiaire, et je n’ai pas osé lui demander ce que c’était précisément. Elle habitait un petit appartement dans le vieux Nice avec John Campbell, son journaliste écossais. Elle retournait régulièrement en Belgique pour voir son père, et elle était heureuse.

La journée s'est écoulée lentement au fil des humeurs de Livia, et ce n'est qu'au coucher du soleil qu'elle a réalisé qu'elle devait rentrer chez elle. Avant de partir, elle m'a quasiment ordonné de revenir la voir la semaine suivante. Je le lui ai promis.

Nous avons donc pris l'habitude de nous retrouver tous les samedis, même heure, même endroit. Alors je me suis mis à l'aimer vraiment, à l'aimer au-delà de mes souvenirs. Et quand John l'Ecossais l'accompagnait, le temps s'envolait et ça me faisait du bien de rire en anglais.

Pourtant, jamais je n'ai accepté de venir vivre chez eux. Livia voulait m'offrir des études, me faire asseoir à sa table trois fois par jour. Mais j'avais perdu l'habitude qu'on s'occupe de moi.

Je passais d'un monde à l'autre une fois par semaine, mais je revenais bien vite à Catalina et à notre petit nid clandestin : c'était là qu'étaient ma vie et ma place.

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